Il s’était arrangé de telle
sorte que c’était la portière qui lui avait appris sous quel nom
s’était établi rue de Grenelle son nouveau locataire.
Mais il semblait à Raymond très important que
la concierge ne soupçonnât rien.
– Ce doit être, dit-il, quelqu’un de mes
amis. Vous a-t-il laissé son nom ?…
– Ma foi, non !…
– Et vous ne le lui avez pas
demandé ? Non. C’est vraiment bien fâcheux. Pourtant, si vous
pouviez me donner son signalement exact !… Voyons, comment
était-il, jeune, vieux ?…
– Ni l’un ni l’autre.
– Grand ou petit ? Mince ou
gros ?…
– Entre les deux.
– Brun ou blond ?
– Oh ! pour cela, tout ce qu’il y a
de plus blond, blond ardent, s’entend.
– Avait-il un accent ?
– Je n’ai pas remarqué.
Tout espoir d’être renseigné s’évanouissait.
Raymond comprit qu’insister serait inutile.
– Une autre fois, dit-il à la portière,
il faudra, je vous prie, demander le nom des gens qui viendront en
mon absence.
Mais cette insouciance qu’il affectait, elle
était bien loin de son âme.
De ce fait résultait pour lui la certitude
qu’il était suivi, épié. Par qui ? dans quel but ?
Une fois, le souvenir de Laurent Cornevin
traversa son esprit. Il le repoussa.
– Si Laurent, se dit-il, avait à me
parler, il viendrait me trouver chez ma mère ou m’écrirait pour me
donner un rendez-vous…
N’importe, c’était un souci nouveau ajouté à
tous ceux de Raymond ; souci cuisant s’il en fut, irritant, de
toutes les minutes.
Il cessait de s’appartenir, en quelque sorte.
Il ne devait plus faire un pas, désormais, sans être tourmenté de
cette idée qu’il traînait à ses talons quelque mouchard immonde,
qu’il était incessamment épié, que chacune de ses démarches avait
un témoin invisible, tapi dans l’ombre et dressant un rapport…
Une telle infamie était bien digne de
M. Philippe, conseillé par M. de Combelaine.
Cette journée, du reste, qui commençait si
mal, ne lui devait pas être favorable.
C’est en vain que, jusqu’à la nuit, il demeura
l’œil cloué à l’ouverture qu’il avait pratiquée à la persienne, il
n’aperçut ni Mlle Simone, ni miss Lydia Dodge.
Et il ne fut pas plus heureux les jours
suivants, encore que littéralement il ne bougeât plus de son
observatoire ; si bien qu’à la fin de la semaine il ne savait
plus que croire ni qu’imaginer.
Miss Dodge l’avait-elle donc trompé ?
N’avait-elle paru céder à ses instances que pour se débarrasser de
lui ? Avait-elle au contraire tenu sa promesse et avait-elle
été impitoyablement renvoyée ?
Le désespoir s’emparait de Raymond,
lorsqu’enfin le dimanche matin, un peu avant huit heures, juste
comme il venait d’arriver, il vit apparaître sur le perron
Mlle Simone.
Elle était habillée ; elle allait
sortir ; elle sortait.
Mais ce n’était pas comme d’ordinaire la
fidèle Lydia Dodge qui l’accompagnait. C’était une femme de chambre
que Raymond ne connaissait pas, qui devait être une des femmes de
la duchesse, et qui portait un livre d’heures…
Il n’en descendit pas moins en toute hâte et
assez vite pour que Mlle Simone n’eût pas disparu
quand il arriva dans la rue.
Mais elle était loin, déjà ; elle
marchait d’un bon pas… Elle suivait la rue de
Grenelle-Saint-Germain, elle tournait la rue Casimir-Périer… Il
était clair qu’elle se rendait à Sainte-Clotilde.
Raymond, alors, la devança et se retourna.
Leurs yeux se rencontrèrent. Elle tressaillit et baissa la tête,
mais elle ne s’arrêta pas et entra dans l’église…
– Et cependant elle m’a vu, pensait-il,
elle m’a reconnu !… Tout espoir est-il donc perdu ?…
Ce qui le préoccupait, c’était de savoir par
où Mlle Simone sortirait, afin de la devancer et de
se trouver sur son passage.
Bientôt il n’eut plus de doute.
La messe terminée, elle resta agenouillée
quelques instants encore, puis, se levant, elle traversa la nef, se
dirigeant vers la grande porte qui donne sur le square.
Il sortit alors par une des portes latérales,
et tournant l’église au pas de course, il arriva au bas des
marches, juste comme Mlle Simone les
descendait.
Il hésitait à l’aborder, pourtant, à cause de
cette femme de chambre étrangère… Mais elle n’hésita pas, elle.
Venant droit à lui :
– Ce que vous faites là est mal, monsieur
Delorge !… lui dit-elle.
Lui était saisi de douleur de retrouver
Mlle Simone si pâle et si amaigrie. Elle n’était
plus que l’ombre d’elle-même.
Ce qui n’empêche que c’est d’une voix ferme,
et en le regardant fixement, qu’elle ajouta :
– N’avez-vous donc pas reçu ma dernière
lettre ?
– Pardonnez-moi.
– Ne vous y disais-je pas de
m’oublier ? qu’il le fallait ?…
Raymond hochait la tête.
– Dans cette dernière lettre,
répondit-il, vous me disiez : « Je suis la plus misérable
des créatures. » Alors moi je viens vous dire :
« Mon âme, mon intelligence, ma vie, tout vous appartient.
Est-ce que tout entre nous, joie ou malheur, ne doit pas être
commun ? » Qu’arrive-t-il ? J’ai le droit de vous le
demander, j’ai le droit de le savoir. Il faut que je vous voie, que
je vous parle…
Elle devenait indécise, mais la femme de
chambre se rapprochait :
– Eh bien !… soit, dit-elle
vivement ; à quatre heures, demain, ici…
Certes, il n’y avait rien dans l’attitude de
Mlle de Maillefert, dans son accent ni dans
ses regards qui pût encourager les espérances de Raymond…
Mais le pire malheur n’était-il pas préférable
à ses horribles perplexités ?…
Aussi le lendemain, bien avant l’heure
indiquée, il était devant Sainte-Clotilde et errait lentement
autour du square.
Le ciel était gris, le temps froid, le sol
détrempé. Le jardin était désert. Personne ne passait le long des
grilles…
Mais la nuit venait, avancée par le
brouillard. Quatre heures sonnèrent. L’instant d’après, deux femmes
apparurent au coin de la rue Casimir-Périer : miss Lydia et
Mlle Simone…
La pauvre gouvernante n’avait donc pas été
renvoyée !
Vivement Raymond s’avança… Mais
Mlle Simone l’avait aperçu, et venant à
lui :
– Offrez-moi votre bras, lui dit-elle
d’une voix brève, et marchons…
Il obéit ; et tout aussitôt :
– Car vous en êtes venu à vos fins,
poursuivit durement la jeune fille. Vous l’exigiez, me voici…
– Je l’exigeais !…
– Assurément, et à ce point que c’était
comme une persécution. Mon frère ne vous a-t-il pas rencontré déjà,
près de notre hôtel, et n’est-ce pas sa modération seule qui a
évité une altercation ?…
Un geste de colère, de regret peut-être,
échappa à Raymond.
– C’est juste, fit-il. M. Philippe
ne m’a même pas frappé.
– Et ce n’est pas tout !… Vous avez
circonvenu ma gouvernante et vous l’avez décidée à enfreindre mes
ordres et à violenter ma volonté !…
Était-ce bien Mlle Simone qui
parlait ainsi !… Était-ce possible !… Était-ce
vraisemblable !…
– Je voulais vous voir, commença Raymond,
je voulais…
– À quoi bon !… interrompit la jeune
fille, d’un accent tranchant et froid comme l’acier. Est-ce pour me
contraindre à vous répéter ce que je vous ai écrit ? Soit, je
vous le répète : Nous sommes à tout jamais séparés, nous
devons nous oublier, il le faut, je le veux…
Elle parlait très haut, sans aucune réserve,
comme si elle eût été hors d’elle-même… Si bien qu’il était fort
heureux que le square fût désert, et que d’ailleurs miss Dodge
veillât.
– Eh bien ! s’écria Raymond, c’est
de cette séparation que j’ai à vous demander compte…
– À moi ! prononça la jeune fille,
d’un ton que n’eût pas désavoué sa mère. Et de quel droit ?
Depuis quand ne suis-je plus libre et maîtresse de mes
actions ? Ce que je fais, il me plaît de le faire…
Heureusement, il est de ces exagérations qui,
dépassant le but, le découvrent.
À mesure que Mlle Simone le
traitait plus durement, le jour se faisait dans l’esprit de
Raymond. Il s’arrêta court, et plongeant dans les yeux de la jeune
fille un de ces regards qui remuent la vérité au plus profond de
l’âme :
– Ah ! ce que vous faites est
sublime !… s’écria-t-il.
– Monsieur, balbutia-t-elle,
décontenancée. Raymond…
Mais lui, sans se laisser
interrompre :
– Me jugez-vous donc si au-dessous de
vous, continua-t-il, que je ne puisse vous comprendre ?…
Détrompez-vous. Croyant que je dois vous perdre, vous essayez
d’atténuer mon désespoir. Quand une abominable intrigue vous
arrache à mon amour, vous voulez paraître me renier volontairement.
Vous élevant pour moi jusqu’à l’héroïsme du sacrifice, vous tâchez
de vous perdre dans mon cœur, avec cette pensée que, si je pouvais
vous mépriser, je vous regretterais moins et me consolerais…
Sous la flamme de cette parole, elle se
débattait, elle essayait de protester.
– Vous oubliez donc, continuait Raymond,
le serment que nous avons juré !… C’est ensemble que nous
devons lutter la lutte de la vie, ensemble que nous devons périr ou
être sauvés…
Visiblement,
Mlle de Maillefert avait trop compté sur ses
forces : elle faiblissait.
– Je vous en conjure, murmura-t-elle, ne
me parlez pas ainsi…
– Il le faut, je le dois, et vous… vous
me devez la vérité…
– Eh bien ! donc… commença
l’infortunée.
Mais elle s’arrêta aussitôt, avec un mouvement
d’horreur, et violemment :
– Jamais !… s’écria-t-elle, jamais,
c’est impossible…
Raymond sentait la victoire lui échapper.
– Faudra-t-il donc, s’écria-t-il, que je
vous sauve malgré vous !…
Elle se redressa sur ce mot, et admirable
d’énergie :
– Qui vous dit que je veux être
sauvée ? prononça-t-elle. Je ne dois pas l’être, je ne le
serai pas. Il est trop tard, d’ailleurs. Tout ce que vous tenteriez
maintenant ne servirait plus qu’à rendre peut-être inutile un
horrible sacrifice librement consenti. Pour vous, j’aurais dû ne
pas venir. Pour moi, j’emporte l’espérance que le souvenir de la
pauvre Simone ne vous sera pas sans douceur… Car, ne vous abusez
pas, c’est la dernière fois que nous nous revoyons…
– Non, je ne vous laisserai pas partir
ainsi.
Déjà elle avait repris le bras de miss
Lydia.
– N’insistez pas, dit-elle, laissez-moi
tout mon courage, j’en ai besoin… Adieu !
Lorsque Raymond revint à lui, après avoir erré
toute la soirée par les rues de Paris, il était sur le boulevard,
devant un groupe où un homme disait :
– Victor Noir a été tué par le prince
Pierre Bonaparte, j’en suis sûr, j’arrive d’Auteuil…
IV
Il était réel, ce bruit, qui, de même qu’une
traînée de poudre, courait le long des boulevards et se répandait
par tout Paris.
Dans l’après-midi de cette journée du lundi,
10 janvier 1870, deux journalistes, MM. Louis Noir et Ulrich
de Fonvielle, s’étaient présentés chez le prince Pierre Bonaparte,
qui habitait alors à Auteuil l’ancienne maison du philosophe
Helvétius.
Ils venaient, envoyés par un de leurs amis,
Paschal Grousset, demander raison au prince d’un article publié
dans un journal de Bastia, l’Avenir.
Le prince attendant ce jour-là les témoins de
Henri Rochefort, ces messieurs avaient été reçus…
Moins de dix minutes après, des coups de feu
avaient retenti dans la maison.
Presque aussitôt, un homme en était sorti,
blême, la tête nue, trébuchant, les deux mains fortement appuyées
sur le cœur.
Arrivé sur le trottoir, il s’était affaissé.
Il était mort.
Celui-là était Victor Noir.
L’instant d’après, un autre homme sortait,
pâle, effaré, un revolver à la main, qui criait :
– N’entrez pas ! On assassine
ici !
Cet autre était M. Ulrich de
Fonvielle.
Tels étaient les faits qui circulaient de
bouche en bouche.
Que s’était-il passé dans la maison ?
Personne encore ne le savait exactement, et personne, il faut le
dire, ne semblait tenir à le savoir. Visiblement les opinions
étaient arrêtées.
À la détonation du revolver d’Auteuil, deux
partis immédiatement s’étaient dressés, qui là, sur-le-champ, sans
informations, avant toute enquête, se disputaient la possession
exclusive de la vérité.
À entendre les uns, le prince Pierre
Bonaparte, attaqué et provoqué chez lui, n’avait fait, en tuant
Victor Noir, qu’user du droit sacré qu’a tout citoyen de se
défendre et de se faire respecter dans sa maison.
Selon les autres, et c’était l’immense
majorité, il n’y avait même pas eu de provocation, et Victor Noir
était tombé victime du plus lâche des attentats.
Entre ces deux camps, quelques gens de bon
sens essayaient d’élever la voix.
– Si nous attendions d’être éclairés,
proposaient-ils, avant de nous prononcer ?…
Ils perdaient leur éloquence… Paris était pris
de fièvre.
Les rues étaient pleines de monde, les cafés
regorgeaient. À tous les coins de rue, des groupes se formaient
d’où s’élevait une immense clameur de malédiction.
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