On eût dit une mourante distribuant à ceux qui l’ont
servie tout ce qui lui a appartenu et dont elle n’a plus que
faire.
« Tout le monde fondait en larmes. Tout
le monde perdait la tête… Mademoiselle seule gardait son
sang-froid.
« Et sept heures sonnant :
« – Il est temps de partir, dit-elle.
« Les domestiques aussitôt se mirent à
descendre nos malles, mais elle retint près de nous le vieux
jardinier. Et dès que nous ne fûmes plus que tous les trois, tirant
une lettre de sa poche :
« – Voici, lui dit-elle, une lettre pour
M. Raymond Delorge, que vous connaissez bien. Je vous la
confie. Vous la ferez parvenir, mais seulement après midi, vous
m’entendez, pas avant…
« Le jardinier promit d’obéir. Nous
descendîmes prendre place dans le char-à-bancs, et, une heure
après, nous étions en chemin de fer, et l’express de Paris nous
emportait.
À chaque phrase de ce récit, éclatait
l’indomptable énergie de Mlle Simone. Le devoir lui
ordonnait, croyait-elle, de faire une œuvre, elle la faisait, dût
son cœur en être brisé. Seul au monde, peut-être, Raymond pouvait
comprendre tout ce qu’elle avait souffert…
– Et en arrivant à Paris, demanda-t-il,
c’est à l’hôtel de Maillefert que s’est fait conduire
Mlle Simone ?
– Oui, monsieur, tout droit, répondit la
digne gouvernante et je puis dire que son apparition a été saluée
par des transports de joie. Une reine n’eût pas été tant fêtée.
– Et depuis, quelle est son
existence ?
– Depuis son arrivée, mademoiselle a
passé toutes ses après-midi avec des hommes d’affaires, des
notaires, des avoués…
– Et le reste du temps ?
– Mademoiselle le passe avec madame la
duchesse ou avec des amies de madame la duchesse,
Mme la baronne Trigault, Mme la
duchesse de Maumussy…
– Elle ne sort pas ?
– Je l’ai accompagnée hier matin jusqu’à
Sainte-Clotilde, entendre la messe…
Ce détail, Raymond le nota soigneusement.
– Sans doute, fit-il,
Mlle Simone n’est pas libre.
Miss Dodge leva les bras au ciel.
– Pas libre !… s’écria-t-elle.
Mademoiselle est maîtresse de ses actions ici aussi bien qu’à
Maillefert. Qui donc se permettrait d’aller contre ses
volontés ?
– Et… elle ne vous a jamais parlé de
moi ?
La digne gouvernante tressaillit.
– Jamais ! répondit-elle. Mais moi,
une fois, j’ai osé lui en parler… Ah ! monsieur, pour la
première fois de sa vie, mademoiselle m’a traitée durement.
« Si tu prononçais encore ce nom, m’a-t-elle dit, je serais
forcée de me séparer de toi ! »
C’est par un geste désespéré que Raymond
accueillit cette réponse.
– Elle vous a dit cela !…
balbutia-t-il. Et moi, miss, si vous saviez ce que je voulais vous
demander… Je voulais vous prier à genoux, à mains jointes, de dire
à Mlle Simone que je vous ai rencontrée, que je
suis désespéré, que je donnerais ma vie pour la voir, pour lui
parler, ne fût-ce que cinq minutes…
Brusquement, miss Dodge l’arrêta. Elle était
émue, la digne fille, sincèrement, et toute bouleversée de cette
grande passion, comme elle n’en avait pas, hélas, inspiré.
Ce soir même, dit-elle, à tous risques, je
ferai ce que vous me demandez. Adieu !
III
C’était de la part de miss Dodge une si
terrible dérogation à ses principes sévères et un tel acte de
courage que Raymond demeurait confondu de la promptitude de sa
résolution.
Ce n’était pas précisément le « pain de
ses vieux jours » qu’elle allait risquer, car il était clair
que jamais Mlle Simone ne laisserait manquer de
rien sa dévouée gouvernante, mais elle allait s’exposer à une
séparation dont l’idée lui était plus pénible que celle de la
mort.
Et Raymond qui ne l’avait seulement pas
remerciée, qui l’avait laissée s’éloigner sans savoir où et comment
elle lui apprendrait le résultat de sa démarche !…
Mais il ne s’en tourmentait pas outre mesure.
Grâce à ce logement qu’il avait loué, il savait qu’il serait
toujours à même de rejoindre la digne institutrice dès qu’elle
risquerait un pied dehors.
La décision de Mlle Simone
était un bien autre sujet d’angoisses.
Consentirait-elle à cette aventure que lui
faisait demander Raymond, et qu’il eût payée de la moitié de son
sang ?
Il était persuadé que c’était comme autrefois,
comme toujours, à la fortune de la pauvre enfant qu’on en voulait,
et rien qu’à sa fortune, et il se disait :
– Que je lui parle, et je la décide à
l’abandonner à qui la convoite si ardemment, cette fortune
maudite.
C’était l’espérance, la fleur vivace qui
résiste à tous les orages, qui refleurissait dans son âme.
Et le bien-être qu’il en ressentait se
reflétait si visiblement sur son visage, que lorsqu’il rentra pour
dîner :
– Tu es satisfait de ta journée, mon
fils ? lui demanda Mme Delorge, qui était
certes à mille lieues de soupçonner la nature de ses soucis.
– Oui, ma mère, répondit-il.
– Tu as revu nos amis, sans doute ?
Tu as pu t’assurer par toi-même de la réalité de nos
espérances.
– J’ai vu Me Roberjot,
dit-il, pour dire quelque chose, car la confiance candide de sa
mère le gênait beaucoup.
Mais si Mme Delorge se paya de
ses vagues réponses, il n’en devait pas de même être de
Mlle Pauline. Se trouvant seule, après le dîner,
avec son frère :
– Pauvre Raymond, lui dit-elle, en lui
prenant la main, tu es donc moins malheureux !…
Il ne put retenir un mouvement d’impatience,
dépité de l’insistance de sa sœur à pénétrer son secret.
– Qu’imagines-tu donc ?…
Il la regardait dans les yeux. Elle devint
cramoisie, et, essayant de dissimuler son embarra sous un éclat de
rire :
– Dame ! répondit-elle, je ne sais
pas… au juste. Seulement la politique tracasse
Me Roberjot bien autrement que toi, et jamais je ne
lui ai vu des regards comme les tiens…
Et comme il se taisait :
– Je n’insisterai pas, ajouta
sérieusement la jeune fille. Et cependant, j’aurais peut-être des
confidences à échanger contre les tiennes.
À tout autre moment, Raymond eût voulu avoir
l’explication de cette phrase au moins singulière. L’égoïsme de la
passion retint les questions sur ses lèvres.
Il se dit en lui-même :
– Oh ! oh ! il paraît que
Mlle Pauline Delorge aime quelqu’un, et c’est là ce
qui la rend si clairvoyante.
Puis il n’y pensa plus du reste de la soirée,
qu’il passa entre sa mère et sa sœur. Et lorsqu’il eut regagné sa
chambre, il ne songeait qu’à une chose, c’est que le lendemain
était le premier jour de l’An, et que très probablement il n’aurait
pas deux heures à lui pour courir jusqu’à la rue de
Grenelle-Saint-Germain.
Il ne se trompait pas. C’était chez
Mme Delorge que, depuis des années, venaient
déjeuner, le premier janvier, les rares amis qui lui étaient restés
fidèles.
Dès neuf heures, arrivaient
Mme Cornevin et ses filles, puis l’excellent
M. Ducoudray, l’œil plus brillant que les pierres d’une paire
de boucles d’oreilles qu’il apportait à
Mlle Pauline.
Me Roberjot ne tarda pas à
apparaître, les bras chargés de bonbons ; et dès son
entrée :
– Eh bien ! s’écria-t-il, le voici
donc venu, le premier jour de cette fameuse année de 1870 qui doit
donner à la France le bonheur et la liberté !…
– Amen ! fit
M. Ducoudray. Et en attendant, nous sommes toujours sans
ministère.
– Toujours, répondit
Me Roberjot, de ce ton de bonne humeur qui avait
résisté à tous les tracas et à toutes les déceptions de sa vie.
Ah ! l’enfantement est laborieux. Mais soyez sans inquiétude,
demain l’Officiel parlera, et nous connaîtrons enfin le
ministère Ollivier.
Raymond s’était rapproché.
– Et pensez-vous toujours, demanda-t-il,
qu’il doit être l’avant-dernier ministère du second
Empire !
– Je le pense plus que jamais… s’écria
l’avocat.
Et sans soupçonner, certes, quels effroyables
malheurs allaient fondre sur la France, en cette sinistre année de
1870 :
– Dans un an, ajouta-t-il, à pareil jour,
je vous donne rendez-vous. Alors, vous me direz ce que sont devenus
tous ceux qui jouissent de leur reste, le comte de Combelaine et le
duc de Maumussy, et cette chère princesse d’Eljonsen, et mon
excellent ami Verdale !…
Le lendemain, ainsi qu’il l’avait annoncé, le
Journal officiel publiait le nom des hommes choisis par
Émile Ollivier, et qui allaient constituer avec lui ce ministère
fameux qui portera dans l’histoire le nom de ministère du 2
janvier.
Et la vérité vraie, incontestable sinon
incontestée, est que la France eut, ce jour-là, comme un
éblouissement d’espérance et de liberté.
En lisant le nom des hommes qui allaient
prendre la direction des affaires, on crut que la ruine prochaine,
dont les symptômes se multipliaient de plus en plus alarmants
depuis quelques mois, allait être conjurée.
On crut qu’une transaction pacifique éviterait
les horreurs d’une lutte sanglante sur des décombres.
– On va donc respirer ! disait-on.
La sécurité va donc renaître ! Les affaires vont donc
reprendre !…
Que devenaient dans de telles circonstances
les théories de Mme Delorge, qui avait toujours
attendu, qui attendait encore avec une imperturbable confiance
quelque dégringolade effroyable, soudaine, foudroyante, qui
livrerait à sa vengeance les assassins, dix-huit ans impunis, de
son mari !…
Et Raymond lui-même ne s’était-il pas parfois,
dans le secret de son cœur, bercé de ce décevant espoir, que
quelque grande commotion politique détacherait
Mme de Maillefert de ses amitiés nouvelles et
sauverait Mlle Simone ?
– Chimères !… se disait-il
maintenant. Illusions vaines !… C’est sur moi, sur moi seul,
qu’un homme doit compter !…
Ce qui n’était pas une illusion, c’est que, de
plus en plus, la situation de Mlle Simone était
menacée.
La veille même, une lettre qu’il avait reçue
de M. de Boursonne était venue confirmer ses craintes et
l’avertir de se hâter.
« Il court ici de singuliers bruits,
écrivait le vieil ingénieur, et avec une persistance qui me les
fait prendre au sérieux, malgré leur invraisemblance.
« On assure que
Mlle Simone, ne devant plus revenir à Maillefert,
se décide à vendre toutes ses propriétés, et même le château.
D’après M. Bizet de Chenehutte, qui est décidément un brave
garçon, la vente aurait lieu dans les premiers jours du mois
prochain. Ce qui désole les gens du pays, c’est qu’on annonce que
tout est d’avance acheté en bloc par un gros capitaliste de
Paris.
« Comme de raison, je vous fais grâce des
commentaires.
« Vous, là-bas, vous devez savoir la
vérité. Mandez-la moi donc, s’il vous plaît, pour que je conserve
ma réputation d’homme bien informé. Et par là même occasion,
dites-moi un peu ce que vous devenez. »
Hélas !… Raymond n’en savait pas plus que
son vieil ami.
Aussi, est-ce avec la résolution plus que
jamais arrêtée de parvenir, coûte que coûte, jusqu’à
Mlle Simone, qu’il arriva vers deux heures à son
appartement de la rue de Grenelle-Saint-Germain.
Une surprise immense l’y attendait.
Lorsqu’il entra dans la loge pour prendre sa
clef :
– On est venu vous demander ce matin,
monsieur, lui dit la concierge.
Sa première idée fut que la vieille femme,
dans une intention qui lui échappait, plaisantait.
Qui donc savait qu’il avait loué cet
appartement ? Personne.
Et l’eût-on su, comment eût-on pu venir l’y
demander, puisqu’au lieu de son nom, il avait donné celui de la
famille de sa mère ?
– Quand donc est-on venu ?
interrogea-t-il.
– Ce matin.
– Qui ?
– Un monsieur, vêtu dans le dernier
genre, tout ce qu’il y a de plus comme il faut. J’étais en train de
balayer mes escaliers : il appelle, moi je me penche sur la
rampe, et je lui crie :
– Qu’est-ce que vous voulez ?
Il lève la tête :
– Je voudrais savoir, répond-il, si mon
ami est chez lui.
– Quel ami ?
– Eh ! celui qui a aménagé au
troisième avant-hier.
– M. de Lespéran,
alors ?
– Précisément.
– Là-dessus, je lui dis que vous étiez
absent, et il a paru très contrarié. Il m’a cependant remerciée
très poliment, et il est parti en disant qu’il repasserait…
Raymond réfléchissait, et à son premier
étonnement, l’inquiétude succédait.
Ce mystérieux visiteur ne s’était pas présenté
en demandant M. de Lespéran.
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