Si je pouvais me convaincre que j’ai tout lieu d’être satisfait des hommes tels qu’ils sont, tout lieu de les traiter en conséquence, et non point à certains égards, selon ce que j’exige et ce que j’attends d’eux et de moi, alors en bon Musulman et en fataliste je m’efforcerais de me contenter de l’état de fait, me disant que telle est la volonté de Dieu. En outre, il y a une différence entre résister à la volonté divine et résister à une force purement aveugle et naturelle : c’est qu’à cette dernière je puis m’opposer ; mais je ne saurais espérer, nouvel Orphée, changer la nature des rocs, des arbres et des bêtes.
Je ne désire pas me quereller avec quiconque, homme ou nation, ni couper les cheveux en quatre, ni avancer de subtiles distinctions, ni me monter en épingle. Je cherche bien plutôt, croyez-moi, un simple prétexte pour me conformer aux lois nationales. Je n’ai que trop tendance à m’y conformer. En vérité, j’ai bien sujet de me soupçonner sur ce chapitre ; et chaque année, lorsque le percepteur se présente, je me trouve disposé à passer en revue les initiatives et la position du gouvernement fédéral, du gouvernement d’État et l’esprit du peuple, afin de trouver un prétexte à m’aligner.
Tout comme nos parents, aimons notre pays
Et s’il advient un jour que nous lui refusions
L’hommage de l’amour ou celui du labeur,
Veillons bien aux effets, et tâchons que notre âme
Et non quelque appétit de règne ou de profit.
Je crois que l’État sera bientôt en mesure de m’épargner toute obligation de ce genre, et alors je ne serai pas meilleur patriote que mes concitoyens. Envisagée d’un point de vue inférieur, la Constitution, malgré tous ses défauts, est fort bonne : la justice et les tribunaux sont forts respectables ; même cet État et ce gouvernement américain sont, à bien des égards, tout à fait remarquables, uniques et nous devons être pénétrés de reconnaissance, nous a-t-on-dit mille fois ; mais vus d’un peu plus haut, ils sont ce que j’en ai dit, et d’encore plus haut, du plus haut, qui pourra dire ce qu’ils sont et s’ils méritent le moindre regard, la moindre pensée ?
Néanmoins, le gouvernement ne me soucie guère et je ne veux lui accorder que le minimum d’attention. Rares sont les moments où je vis sous un gouvernement, ici-bas. Si un homme a l’esprit libre, le cœur libre et l’imagination libre, ce qui n’est pas, n’ayant jamais longtemps l’apparence d’être à ses yeux, les gouvernants ou les réformateurs sans sagesse, ne peuvent sérieusement menacer son repos.
Je sais que la plupart des hommes ne pensent pas comme moi ; mais je mets dans le même lot ceux qui, par métier, consacrent leur vie à étudier de semblables sujets. Hommes d’État et législateurs, si bien enfermés dans leur institutions, ne l’aperçoivent jamais nettement et sans voiles. Ils parlent de changer la société, mais ils n’ont point de refuge hors d’elle. Peut-être sont-ils, dans une certaine mesure, hommes de jugement et d’expérience ; ils ont sans doute inventé des systèmes ingénieux et non sans valeur, ce dont nous les remercions sincèrement ; mais toute leur sagacité, toute leur utilité se cantonnent dans des limites bien étroites. Ils oublient aisément que le monde n’est pas gouverné par le système et l’opportunisme. Webster ne regarde jamais au-delà du gouvernement et n’en peut donc parler avec autorité. Ses paroles sont sagesse pour les législateurs qui n’envisagent aucune réforme essentielle dans le gouvernement en place ; mais aux yeux des penseurs et de ceux qui légifèrent pour tous les temps, pas une fois il n’aborde le sujet.
J’en connais dont les spéculations sur ce thème plein de sagesse et de sérénité révéleraient vite combien sont bornées l’étendue et l’hospitalité de son esprit. Cependant, comparées aux déclarations falotes de la plupart des réformateurs et à la sagesse et à l’éloquence encore plus falotes de la plupart des politiciens en général, ses paroles sont presque les seules sensées et valables et nous en rendons grâces au Ciel. En regard des autres, il est toujours fort, original et surtout pratique. Pourtant, sa qualité n’est pas la sagesse, mais la prudence. La vérité du juriste n’est pas la Vérité : elle n’est que cohérence et opportunisme cohérent. La Vérité est toujours en harmonie avec elle-même et ne se préoccupe pas en premier lieu de révéler la justice qu’on va accorder avec le méfait. Il mérite bien d’être appelé, comme on l’a fait, le « Défenseur de la Constitution ». Les seules attaques qu’il lance vraiment sont définitives. Ce n’est pas un chef, mais un suiveur. Ses chefs, ce sont les hommes de 87. « je n’ai jamais pris d’initiative », dit-il, « et je n’ai nul besoin d’en prendre ; je n’ai jamais favorisé d’initiative et je n’entends nullement favoriser une initiative pour troubler l’arrangement conclu à l’origine, par lequel les divers États entrèrent dans l’Union. » Toujours avec l’idée de la sanction que la Constitution confère à l’esclavage, il dit : « Parce qu’il faisait partie du contrat originel, qu’il demeure. » En dépit de sa subtilité et de son talent particuliers, Webster est incapable de dégager un fait de ses rapports purement politiques, pour le contempler dans son essence intellectuelle, comme de dire par exemple ce qu’il convient à un homme de faire chez nous, en Amérique, aujourd’hui face à l’esclavage ; au contraire, il se risque, peut-être y est-il poussé, à formuler des réponses comme celle qui suit, tout en protestant qu’il parle dans l’absolu et en simple particulier (quel nouveau et singulier code des devoirs sociaux pourrait-on en déduire ?). « La manière dont les gouvernements des États où l’esclavage existe doivent régler ces problèmes est à leur discrétion, en vertu de leurs responsabilités vis-à-vis des électeurs, en regard des lois de la propriété, de l’humanité, de la justice et en regard de Dieu. Des associations formées ailleurs, issues d’un sentiment d’humanité ou de tout autre motif, n’ont absolument rien à y voir. Elles n’ont jamais reçu aucun encouragement de ma part et n’en recevront jamais. »
Ceux qui ne connaissent pas de sources de vérité plus pures, pour n’avoir pas remonté plus haut son cours, défendent – et ils ont raison – la Bible et la Constitution ; ils y boivent avec vénération et humilité ; mais ceux qui voient la Vérité ruisseler dans ce lac, cet étang, se ceignent les reins de nouveau et poursuivent leur pèlerinage vers la source originelle.
Aucun homme doué d’un génie de législateur n’est apparu en Amérique. De tels êtres sont rares dans l’histoire du monde. Des orateurs, des politiciens et des rhétoriciens, il s’en trouve à foison. Mais il n’a pas encore ouvert la bouche pour parler, celui qui est capable de trancher les questions tant débattues d’aujourd’hui.
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