J’eus bientôt parcouru toutes les brochures qui traînaient là et j’examinai les endroits par où mes prédécesseurs s’étaient échappés ; un barreau avait été scié et j’appris l’histoire des divers occupants de cette cellule, car je m’aperçus que, même en ces lieux, il y avait une histoire et des ragots qui ne franchissaient jamais les murs de la prison. C’est probablement la seule résidence de la ville où l’on compose des vers, imprimés ensuite sous forme de circulaire, mais sans publication. On me montra une longue série de poèmes composés par des jeunes gens qui avaient été surpris en pleine tentative d’évasion et qui s’étaient vengés par des chansons.

 

Je fis parler mon compagnon de cellule tant et plus de peur de ne jamais le revoir ; mais il finit par me désigner mon lit et me laissa le soin de souffler la lampe.

 

Dormir là une seule nuit, c’était voyager dans un lointain pays que je n’aurais jamais cru devoir visiter. Il me semblait que je n’avais jamais entendu sonner l’horloge de la ville ni retentir, le soir, les bruits du village, car nous dormions fenêtres ouvertes, les grilles étant à l’extérieur. C’était voir mon village natal sous un jour moyenâgeux, et la Concorde, notre rivière, devenait un fleuve rhénan tandis que des visions de chevaliers et de châteaux forts défilaient sous mes yeux. C’était les voix d’anciens « burghers » que j’entendais dans les rues. J’étais le spectateur et l’auditeur impromptu de tout ce qui se passait et se disait à la cuisine de l’auberge mitoyenne – expérience absolument neuve et rare pour moi. J’observais ma ville natale de plus près. J’y étais de plain-pied. Jamais, auparavant, je n’avais vu ses institutions. La prison est une de ses institutions particulières, car c’est une capitale de Comté. Je commençais à comprendre à quoi s’occupaient les habitants.

 

Au matin, on nous passa le petit déjeuner à travers une ouverture pratiquée dans la porte ; nous avions de petites gamelles en fer-blanc, d’une forme oblongue très étudiée, et qui contenaient un demi-litre de chocolat, du pain noir et une cuiller en fer. Lorsqu’on réclama les récipients, j’allais, en novice que j’étais, remettre mon reste de pain ; mais mon camarade s’en saisit, en disant que « je devais le garder pour déjeuner ou dîner ». Peu après, on le fit sortir pour travailler aux foins dans un champ tout proche où il se rendait chaque jour ; il n’en revenait pas avant midi ; aussi me souhaita-t-il le bonjour en disant qu’il ne savait guère s’il me reverrait.

 

Une fois sorti de prison – car quelqu’un s’en mêla et paya cet impôt – je ne vis pas que de grands changements se fussent produits en place publique, comme il advint à ce personnage qui, parti jeune homme, réapparut chancelant et tête chenue ; et cependant sous mes yeux s’était opérée dans ce décor – la ville l’État – le pays – une transformation plus grande que le simple écoulement du temps n’aurait pu l’effectuer. J’évaluai dans quelle mesure je pouvais me fier aux gens de mon milieu, mes bons voisins et amis ; leur amitié n’était que pour la belle saison ; ils ne mettaient pas leur point d’honneur à bien agir, ils appartenaient, de par leurs préjugés et leurs superstitions, à une race aussi différente de la mienne que les Chinois et les Malais ; en se donnant aux autres, ils ne couraient pas le risque de se perdre eux, ni même leurs possessions ; après tout, ils avaient si peu de noblesse, qu’ils traitaient le voleur comme celui-ci les avait traités ; et ils espéraient, grâce à une certaine observance de surface et à quelques prières, grâce à un effort intermittent pour suivre une voie rectiligne toute tracée, encore qu’inutile, sauver leur âme. C’est peut-être porter un jugement bien sévère sur mes voisins, car je crois que la plupart ignorent l’existence d’une institution comme la prison dans leur village.

 

C’était autrefois la coutume chez nous, lorsqu’un pauvre débiteur sortait de prison, que ses relations vinssent le saluer, en le regardant à travers leurs doigts croisés pour figurer la grille d’une fenêtre de prison. « Comment va ? » Mes voisins n’allèrent pas si loin, mais après m’avoir regardé, ils échangèrent des regards entendus, comme si j’étais de retour d’un long voyage. On m’avait conduit en prison alors que je me rendais chez le cordonnier pour y chercher une chaussure en réparation. Libéré le lendemain matin, j’allais finir ma course et ayant enfilé ma chaussure ressemelée, je rejoignis un groupe qui partait aux airelles, fort impatient de s’en remettre à ma direction ; une demi-heure plus tard car le cheval fut bientôt harnaché – je me trouvais en plein champ d’airelles sur l’une de nos plus hautes collines, à plus de trois kilomètres, et de là on ne voyait l’État nulle part.

 

C’est là toute la chronique de « Mes prisons ».

 

Je n’ai jamais refusé de payer la taxe de voirie, parce que je suis aussi désireux d’être bon voisin que je le suis d’être mauvais sujet ; et quant à l’entretien des écoles, je contribue présentement à l’éducation de mes concitoyens. Ce n’est pas sur un article spécial de la feuille d’impôts que je refuse de payer. Je désire simplement refuser obéissance à l’État, me retirer et m’en désolidariser d’une manière effective. Je ne me soucie point de suivre mon dollar à la trace – si cela se pouvait – tant qu’il n’achète pas un homme ou un fusil pour tirer sur quelqu’un – le dollar est innocent – mais il m’importe de suivre les effets de mon obéissance. En fait, je déclare tranquillement la guerre à l’État, à ma manière à moi, mais bien décidé à tirer tout le parti possible de cet état de choses : à la guerre comme à la guerre.

 

S’il en est pour payer l’impôt qu’on me réclame, par solidarité envers l’État, ils ne font que continuer sur leur lancée, et même ils favorisent l’injustice dans une plus large mesure que l’État ne le requiert. S’ils paient l’impôt par suite d’un intérêt mal compris pour le contribuable, pour sauvegarder ses biens ou lui éviter la prison, c’est qu’ils n’ont pas eu la sagesse d’envisager le tort considérable que leurs sentiments personnels causent au bien public.

 

Telle est donc ma position pour le moment. Mais on ne saurait trop rester sur ses gardes en pareil cas, pour éviter que l’entêtement ou le respect indu pour l’opinion du monde ne déforme nos actes. Veillons à ne faire que ce qui nous convient personnellement a un moment donné.

 

Parfois, je pense : « Mais quoi ! Ces gens croient bien faire, ils ne sont qu’ignorants ; ils agiraient mieux, s’ils savaient. Pourquoi donner a votre prochain la peine de vous traiter à l’encontre de ses inclinations ? » Mais en y réfléchissant, je ne vois pas pourquoi je ferais comme eux, pourquoi je laisserais mon prochain endurer une peine plus grande dans un autre genre. Et puis, je me dit aussi parfois : « lorsque des millions de gens sans emportement, sans hargne, sans intention aucune, ne réclament de vous qu’une somme modique, sans pouvoir – ainsi le veut leur constitution – annuler ni modifier leur exigence actuelle et sans que vous ayez de votre côté le pouvoir d’en appeler à d’autres millions de gens, pourquoi s’exposer au déferlement d’une force aveugle ? On ne résiste pas à la soif et à la faim, aux vents et aux marées avec cet entêtement ; on se soumet tout bonnement a mille nécessités analogues. On ne se jette pas dans la gueule du loup. » Mais dans la mesure où cette force ne m’apparaît pas comme absolument aveugle, mais humaine en partie, et où je considère que mes liens avec ces millions, ce sont d’abord des liens avec des hommes et non avec de simples objets bruts et inanimés, je vois qu’un appel est possible d’abord et instantanément à leur Créateur et ensuite à eux-mêmes. Mais si, délibérément, je me jette dans la gueule du loup, à quoi bon en appeler au loup et au Créateur du loup ? Je n’ai à m’en prendre qu’à moi.