On avait d'abord cru que la terre était plate, et qu'il n'y avait d'étoiles que sur nos têtes: le soleil se couchait tous les soirs dans la mer, et il régnait sous la terre des ténèbres infinies, qui sont peut-être ces ténèbres cimmériennes dont parle Homère. La lune passait seule sous nos pieds, et allait éclairer les Enfers de sa faible lumière: les morts étaient donc nos vrais antipodes, et ils comptaient par lunaisons. C'est ainsi que l'antiquité voulait, à force d'erreurs, se faire un corps de doctrine; et comme le champ de l'erreur est vaste, on sacrifiait beaucoup de vérités pour obtenir un peu de vraisemblance. Mais Dante, ayant caché son Enfer dans les entrailles de la terre, n'a pu le faire éclairer par la lune, et expliquer ainsi les absences de cet astre. Ses erreurs sont moins congrues que celles des anciens; et chez lui la vérité se trouve sacrifiée sans aucun profit pour la vraisemblance. (Voyez la note 3 du chant IV.)

[4] Ce fleuve coule entre Sienne et Florence. Quatre mille Guelfes furent massacrés sur ses bords en 1260: ce fut la bataille de Monte-Aperto. Après la victoire, les Gibelins résolurent de renverser Florence de fond en comble; mais Farinat, qui avait plus que personne contribué à la victoire, leur fit changer cette cruelle résolution, et, comme un autre Scipion, il tira son épée et menaça ceux qui soutenaient cet avis sanguinaire. On chassa seulement tous les Guelfes de Florence; mais ils revinrent ensuite, et les Gibelins n'y sont plus rentrés. Florence, devenue entièrement Guelfe, eut le malheur de se partager en deux factions, la noire et la blanche. La première chassa l'autre, et Dante exilé avec tous les blancs, comme nous l'avons dit, devint, vécut et mourut Gibelin. C'est ce malheur que lui prédit Farinat.

[5] Le poëte fait allusion aux édits et aux anathêmes que Florence lançait tous les jours contre le parti Gibelin et la maison des Uberti; car dans ce moment les Guelfes avaient le dessus, et se rappelaient tous les maux que leur avait faits la faction Gibeline.

[6] Ceci est fort ingénieux, et prouve que, dans le siècle de l'auteur, on s'occupait beaucoup de l'état des damnés. Après le jugement dernier, le présent, le passé et l'avenir tomberont dans la mer sans bornes de l'éternité.

[7] Le fameux Frédéric II, fils de Henri VI, tant persécuté par les papes. Grégoire IX l'accusa publiquement d'être l'auteur du livre des trois Imposteurs, attribué par d'autres à son chancelier Pierre des Vignes. Le pontife lui reprochait surtout de donner la préférence à Moïse et à Mahomet sur Jésus-Christ. Il se peut que ce grand empereur ait étendu sa haine pour les papes sur la religion même. Il mourut excommunié et en odeur d'athéisme, en 1250, laissant le monde aussi troublé à sa mort, qu'il l'avait trouvé à sa naissance. On dit que Mainfroi, son fils naturel, l'étouffa dans son lit. Les papes persécutèrent ce fils comme ils avaient persécuté le père.

[8] Octavien Ubaldini, homme de crédit et d'autorité, nommé cardinal par Innocent IV, en 1244. Il fut employé dans des légations importantes; et, chose étrange! il fut attaché toute sa vie aux Gibelins. Si j'avais une âme, disait-il, je la perdrais pour eux. Ces paroles indiscrètes lui ont valu sans doute la place qu'il occupe ici. On l'appelait le cardinal par excellence.

Peut-être sera-t-on surpris que Dante, qui était Gibelin lorsqu'il fit son poëme, damne ainsi les principales têtes du parti. Mais si on y fait attention, on verra qu'il antidate son poëme, et qu'il se suppose toujours Guelfe en le faisant, parce que ses ancêtres l'avaient été, et qu'il le fut lui-même la première moitié de sa vie. Au reste, on voit partout que ce ne sont pas ses ennemis personnels qu'il damne, mais les ennemis de sa patrie et de l'humanité, papes et empereurs, sans distinction.

[9] Béatrix. Elle conduit Dante au Paradis, et ce poëte y apprend de la bouche de son aïeul tous les événements qui doivent arriver.

CHANT XI

ARGUMENT

Dernier coup d'oeil sur les hérétiques.—Les deux poëtes marchent vers le septième cercle.—Division générale de tout l'Enfer, tant de ce qu'on a vu que des trois cercles qui restent à voir.

Sur les derniers bords de cette vallée, des roches entr'ouvertes s'élevaient en cercle: c'est de là que nos yeux plongèrent sur un théâtre de crimes nouveaux et de douleurs inconnues; mais le souffle empoisonné que l'abîme exhale par cette noire enceinte me força de reculer vers un grand sépulcre qui s'offrait à nous, avec cette inscription: JE GARDE LE PAPE ANASTASE, QUE PHOTIN ENTRAÎNA DANS SES ERREURS [1].

—Ici, me dit le sage, il faut suivre à pas lents cette pente escarpée, car tes sens ne pourraient tout à coup supporter la vapeur de l'abîme.

—Maître, repris-je, faites que les moments de cette longue marche ne soient pas perdus pour moi.

—J'ai prévu ta pensée, me dit-il; apprends donc que ces rocs énormes pressent de leur vaste contour trois cercles plus resserrés, et que des coupables sans nombre sont entassés dans leurs profondeurs. Mais, pour qu'il te suffise ensuite de les juger d'un coup d'oeil, connais d'abord et les causes et la nature de leurs peines. Tout crime que le courroux du Ciel poursuit fut toujours une offense commise ou par violence ou par fraude. Mais la fraude étant le vice de l'humaine nature [2], le Ciel voit les perfides d'un oeil plus irrité, et les dévoue à des tourments plus rigoureux: l'Enfer entier pèse sur leurs têtes. La violence est punie dans le premier cercle; et, comme ce crime se montre sous une triple forme, trois donjons se partagent cette première enceinte, car le violent offense son Dieu, son prochain et soi-même, ainsi que tu vas l'entendre [3].