L'homme est coupable envers l'homme, lorsqu'il attente à sa vie, qu'il verse son sang ou qu'il porte la désolation dans ses héritages: aussi les brigands, les incendiaires et les homicides sont tourmentés à jamais dans le premier donjon. Le second recèle ces furieux qui ont levé sur eux-mêmes leur main sanguinaire, lorsque, après avoir dissipé les biens de la vie, ils n'ont pu la supporter. C'est là qu'ils sont condamnés à des regrets sans fruit et sans terme. Enfin le troisième donjon resserre plus étroitement ceux qui ont bravé le Ciel en le provoquant par des blasphèmes, en éteignant sa lumière dans leur coeur, en outrageant la nature et ses saintes lois. Les enfants de Gomorrhe et de Cahors [4] y sont marqués du même sceau que les impies. Mais la perfidie, ce poison de l'âme, est le crime de celui qui trompe les hommes, et de celui qui trahit les siens. Celui qui trompe les hommes brise les liens dont le Ciel a voulu les unir. Il est puni dans le second cercle, où la séduction, l'hypocrisie, la simonie, la débauche, le vol et le mensonge forment avec d'autres vices leur exécrable hiérarchie. Celui qui trahit les siens foule aux pieds l'amour, l'amitié, la foi; ces noeuds doux et sacrés de la nature. Il est éternellement garrotté dans le troisième cercle, dans ce dernier cachot, centre obscur et resserré du monde, que la cité des Enfers presse de tout son poids.
—Maître, lui dis-je, votre parole a dessillé mes yeux: je connais maintenant cet empire de la douleur, et les nombreuses tribus qui l'habitent. Mais daignez m'apprendre pourquoi la cité du feu n'est point ouverte pour ces coupables que nous avons déjà vus dans une lutte sans repos, sous les coups de la tempête, à la pluie éternelle, et dans les marais du Styx: et, s'ils ne sont point coupables, pourquoi sont-ils ainsi tourmentés?
—Comment, dit le sage, ta pensée peut-elle s'égarer ainsi loin de toi! rappelle à ton souvenir cet oracle de la morale: «Le Ciel nous rejette pour les crimes de nos passions, pour ceux de la réflexion et pour ce féroce endurcissement du coeur qui est le dernier degré du vice; mais il poursuit avec moins de rigueur les crimes des passions.» Ainsi les infortunés que tu as rencontrés dans le vestibule des Enfers sont avec justice séparés de ces races maudites sur qui le ciel épuise toute sa sévérité.
—Ô vous, lui répondis-je, qui dissipez mes doutes, vous faites ainsi, pour mon oeil satisfait, briller la vérité dans les ombres de l'erreur! Mais, illustre sage, je n'ai pu concevoir comment l'usure offense la divinité même; daignez encore rompre ce premier noeud.
—Écoute donc, reprit-il, ce que la philosophie te crie sans cesse: «La nature découle de l'essence de Dieu même qui lui donna des lois.» Or, si tu suis les maximes de cette philosophie, tu reconnaîtras que les lois humaines empruntent leur faible éclat de ces lois éternelles du monde, et que l'homme a été le disciple de son Dieu. Ainsi par le droit de son origine la sagesse de l'homme, seconde fille du Ciel, ira s'asseoir entre la nature et son auteur [5]. C'est cette sagesse, science de la vie, que les livres sacrés donnent aux peuples naissants pour fondement des sociétés; mais l'infâme usurier, abjurant cette raison, outrage également et la nature et l'ordre qui naquit d'elle [6]. À présent, suis mes traces, car le temps hâte ma course. Les célestes poissons ont précédé le jour [7], et le char du nord roule sur les bords de l'occident. Voici le précipice qui nous recevra dans ses routes périlleuses.
NOTES
SUR LE ONZIÈME CHANT
[1] On voit que c'est du pape Anastase II dont il s'agit ici. Il fut accusé d'avoir nié la divinité de Jésus-Christ, suivant en cela les idées de l'évêque Photin, qui avait été condamné pour la même opinion. Ce pontife vivait en 490. Il nous reste de lui une lettre à Clovis où il le félicite sur sa conversion.
[2] La bête ne peut en effet user de fraude, la fraude étant le mauvais usage de la raison.
[3] Qu'on ne passe pas légèrement sur toutes ces distinctions: Montesquieu, liv. XVIII, chap. XVI, réduit toutes les injustices à celles qui viennent de la violence et à celles qui viennent de la ruse. Au livre VIII, chap. XVII, il dit: les crimes véritablement odieux sont ceux qui naissent de la fourberie, de la finesse et de la ruse.
Il y a des chapitres du Traité des délits et des peines et des commentaires de Voltaire sur cet ouvrage, qui ressemblent beaucoup à ce XVe Chant. Consultez la vue générale de l'Enfer, à la tête du volume, pour mieux saisir la distribution que le poëte en fait ici.
[4] Cahors était fameux par ses usuriers. La cour du pape était à Avignon, et les usuriers à sa portée.
[5] On voit par tout ceci combien Dante était supérieur à la philosophie scolastique de son siècle. Ses distinctions sont nettes et sa théologie fort simple. Le début de l'Esprit des lois est le même quant au sens. Au liv. XXVI, chap. I, Montesquieu parle de cette sagesse humaine qui a fondé toutes les sociétés.
1 comment