Dante, qui était de la faction des Blancs, quoique d'ailleurs il fût Guelfe, se trouva du nombre des bannis; sa maison fut abattue et toutes ses terres furent pillées. Il s'en prit au comte de Valois, comme à l'auteur de cette injustice, et essaya de s'en venger sur toute la maison de France, en parlant très-mal de son origine dans ses ouvrages; ce qui aurait sans doute fait impression dans les esprits si des preuves très-claires ne dissipaient cette calomnie. Cette animosité n'est pas la seule qui défigure les ouvrages de Dante: ses emportements contre le saint-siége l'ont fait mettre au nombre des auteurs censurés. À cela près, il avait beaucoup de génie. Pétrarque dit que son langage était délicat, mais que la pureté de ses moeurs ne répondait pas à celle de son style. Il mourut à Ravenne, l'an 1321, en la 56e année de son âge, au retour de Venise, où Gui Poletan, prince de Ravenne, l'avait envoyé pour détourner la guerre dont la République le menaçait, sans y avoir réussi et sans avoir pu se faire rappeler de son exil, Dante a composé divers poëmes, que nous avons avec les explications de Christophe Landini et d'Alexandre Vellutelli. Il a laissé aussi des épîtres, De monarchia mundi, etc. Il s'était lui-même composé cette épitaphe un peu avant que d'expirer:
Jura monarchiae, superos, Phlegethonta lacusque
Lustrando cecini, voluerunt fata quousque.
Sed quia pars cessit melioribus hospita castris,
Auctoremque suum petit felicior astris,
Hic claudor Dantes, patriis extorris ab oris,
Quem genuit parvi Florentia mater amoris.
Le biographe Feller (t. III, édit. in-8°), après avoir glissé légèrement sur l'ensemble des oeuvres de Dante, cite complaisamment l'opinion d'un savant moderne sur l'Enfer: «C'est un salmigondis consistant dans un mélange de diables et de damnés anciens et modernes, d'où il résulte une espèce d'avilissement des dogmes sacrés du christianisme; aussi, jamais écrivain, même ex professo antichrétien, n'a contribué plus que Dante, par cet abus, à jeter du ridicule sur la religion; loin que cet auteur ait mis dans son ouvrage la dignité, la gravité et le jugement nécessaires, il n'y a mis que le bavardage le plus grossier, le plus digne des esprits de la basse populace.» La fable le Serpent et la Lime sera toujours une grande vérité.
Plus justes et plus sérieux ont été les hommes de talent qui se sont donné la peine d'étudier Dante intus et in cute, tels que Chabanon, Artaud, Delécluze et Lamennais. A notre avis, pour un poëte comme celui de la Divine Comédie, pas n'est besoin de rompre tant de lances: Dante se défend tout seul. Aussi ne conseillerons-nous jamais à personne de plonger les yeux dans l'immense fouillis de commentaires, d'études, de critiques dont on a fatigué le public depuis la première édition de cet étrange poëme (Vérone, 1472, in-4°); on peut essayer de s'en donner une idée en parcourant la Notizia de libri rari nella lingua italiana (Venise, 1728, in-4°, pages 86, 87, 88); Fontanini (p. 160 de la notice citée) a rassemblé les titres d'environ cinquante écrits pour expliquer, critiquer ou défendre la Divine Comédie. Elle a été traduite dans toutes les langues littéraires de l'Europe; la France n'a pas été en arrière pour rendre au poëte autant d'hommages qu'il était possible; la liste suivante en est la meilleure preuve.
Citons d'abord les traductions en vers:
La Comédie de Dante, de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis, mise en rime françoise et commentée par Baltazar Grangier, conseiller, aumônier du roi, abbé de Saint-Barthélemy de Noyon et chanoine de l'église de Paris, (Paris, 1596-97, 3 vol. in-12);—la traduction de Henri Terrasso (1817, in-8°);—de Brait Delamathe (1825, in-8°);—de Gourbillon (Paris, Auffray, 1831, in-8°) divisée en tercets, comme l'original; —d'Antony Deschamps, 20 chants choisis dans la Divine comédie (Paris, 1830, in-8°);—d'Aroux (Paris, Michaud, 1842, 2 vol. in-12);—de Mongis (1846), sans compter les fragments semés dans une foule de recueils de vers.
Parmi les traductions en prose, partielles ou complètes, il y a lieu de signaler:
Celles de Moutonnet de Clairfons (Paris, 1776, in-8°);—du comte d'Estouteville, revue par Sallior (Paris, 1796, in-8°);—de Rivarol (1783 ou 1785, Didot, in-8°);—d'Artaud (1811-1813, 3 vol. in-8°, Paris, Didot);—de G. Calemard de Lafayette (1835);—de Pier-Angelo Fiorentino (Paris, Gosselin, 1840, in-18, rééditée depuis en in-folio, grand luxe, avec les illustrations de Gustave Doré);—de Brizeux (Paris, Charpentier, 1841, in-18);—de Lamennais (OEuvres posthumes, Paris, Didier, in-18).
Maintenant que nous avons à peu près rempli notre humble emploi d'introducteur, nous sera-t-il permis de glisser ici une théorie personnelle à propos des traductions des poëtes? Nous avons dû, dans la circonstance présente, choisir une traduction en prose; mais, à notre avis, les vers ne peuvent être traduits honorablement que par des vers. Si Antony Deschamps, un des vétérans de la glorieuse phalange de 1830, a pu réussir à donner le tour de la poétique française à vingt chants choisis dans la Divine Comédie, n'est-il pas permis d'espérer qu'il surgira quelque jour, des valeureux bataillons de la jeunesse littéraire, une recrue pleine d'ardeur qui donnera toute son âme à compléter ce qui est resté inachevé jusqu'ici! L'amour du beau et du grand est-il donc assez perdu pour que cet espoir ne soit jamais réalisé dans un pays qui a produit les Hugo, les Musset, les Th. Gautier, les Barbier et les Brizeux? Allons, jeunesse, sursum corda! Le coeur de la patrie ne vibre pas seulement sous l'action des jouissances matérielles et des triomphes de l'industrie. Non, non, la poésie ne saurait mourir sans lutter.
Qu'il y ait un regrettable temps d'arrêt, nous sommes au premier rang pour le déplorer; mais nous avons la conviction qu'il se rencontrera un jour quelque Epiménide inspiré qui, dans son sommeil réparateur, puisera les forces nécessaires pour tenter encore l'oeuvre difficile peut-être, mais non impossible, de faire revivre les poëtes du passé, avec toutes les grâces, toutes les harmonies qui resplendissent dans leurs vers éternels.
N. DAVID.
DE LA VIE ET DES POËMES DE DANTE
Il n'est guère dans la littérature de nom plus imposant que celui de Dante. Le génie d'invention, la beauté des détails, la grandeur et la bizarrerie des conceptions lui ont mérité, je ne dis pas la première ou la seconde place entre Homère et Milton, Tasse et Virgile, mais une place à part. Je vais parler un moment de sa personne et de ses ouvrages, et présenter ensuite son poëme de l'Enfer, la plus extraordinaire de ses productions.
DANTE ALIGHIERI naquit à Florence, en 1265, d'une famille ancienne et illustrée. Ayant perdu son père de bonne heure, il passa à l'école de Brunetto Latini, un des plus savants hommes du temps; mais il s'arracha bientôt aux douceurs de l'étude, pour prendre part aux événements de son siècle.
L'Italie était alors tout en confusion; ses plus grandes villes s'étaient érigées en Républiques, tandis que les autres suivaient la fortune de quelques petits tyrans. Mais deux factions désolaient surtout ce beau pays: l'une des Gibelins, attachée aux empereurs, et l'autre des Guelfes [1], qui soutenait les prétentions des papes. Il y avait plus de soixante ans que les Césars allemands n'avaient mis le pied en Italie, quand Dante entra dans les affaires; et cette absence avait prodigieusement affaibli leur parti. Les papes avaient toujours eu l'adresse de leur susciter des embarras dans l'empire, et de leur opposer les rois de France: de sorte que les empereurs, ne venant à Rome que pour punir un pontife, ou imposer des tributs aux villes coupables, revolaient aussitôt en Allemagne pour apaiser les troubles; et l'Italie leur échappait. Leur malheur fut, dans tous les temps, de ne pas demeurer à Rome: elle serait devenue la capitale de leurs États, et les papes auraient été soumis sous l'oeil du maître.
[1: Il serait difficile de faire des recherches satisfaisantes sur l'origine de ces factions et du nom singulier qu'on leur donna: l'histoire n'offre que des incertitudes là-dessus. On trouve seulement que, dès le dixième siècle, l'Italie, remplie d'armées allemandes, et prenant parti pour ou contre, s'accoutumait à ces dénominations de Guelfes et de Gibelins.]
Au treizième siècle, la république de Florence était entièrement Guelfe, et s'il y avait quelques Gibelins parmi ses habitants, ils se tenaient cachés: mais ils dominaient ailleurs, et on se battait fréquemment.
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