Dante, dont les aïeux avaient été Guelfes, se trouva à la bataille de Campaldino, que les Florentins livrèrent aux Gibelins d'Arrezzo et qui fut une des plus sanglantes. On voit encore, dans les histoires du temps, qu'il contribua par sa valeur à la victoire de Caprona, remportée aussi par les Florentins sur les républicains de Pise.
Un peu de calme ayant succédé à tant d'orages, le poëte en profita pour se livrer à son goût pour les lettres et aux charmes d'un amour heureux. Béatrix, qu'il aima, est immortelle comme Laure, et peut-être la destinée de ces deux femmes est-elle digne d'observation; mortes toutes deux à la fleur de leur âge, et toutes deux chantées par les plus grands poëtes de leur siècle.
Dante se maria en 1291, et eut plusieurs enfants; mais il ne trouva pas le bonheur avec sa femme et fut contraint de l'abandonner. Le dessin, la musique et la poésie le consolèrent et partagèrent ses moments, jusqu'à ce qu'il devint homme public, en 1300: c'est là l'époque de tous ses malheurs. Il était âgé de trente-cinq ans lorsqu'il fut nommé prieur de la république, dignité qui revient à celle des anciens décemvirs. Mais les prieurs n'étaient qu'au nombre de huit. Ces magistrats, malgré leur autorité violente, ne tenaient pas d'une main ferme le gouvernail de l'État, puisque, outre les querelles du sacerdoce et de l'empire, la république nourrissait encore des inimitiés intestines; et voici quelle en fut la source.
Pistoie, ville du territoire de Florence, était depuis longtemps troublée par les intrigues de deux familles puissantes, et ces intrigues avaient produit deux partis qu'on appela les Blancs et les Noirs, pour les mieux distinguer sans doute. Le Sénat, afin d'éteindre ces dissensions, attira autour de lui les principales têtes de la discorde; mais ce levain, au lieu de se perdre dans la masse de l'État, aigrit tellement les esprits, qu'il fallut bientôt être Noir ou Blanc à Florence comme à Pistoie: c'étaient chaque jour des affronts et des atrocités nouvelles. Les choses furent portées au point que, pour sauver la République, Dante persuada à ses collègues d'envoyer en exil les chefs des deux partis: ce qui fut exécuté.
Après cet événement, il se flattait d'une paix durable, lorsqu'étant allé en ambassade à Rome, les Noirs profitèrent de son absence, mirent à leur tête Charles de Valois, frère de Philippe le Bel, et, secrètement aidés par Boniface VIII, rentrèrent dans la ville. Aussitôt, tout changea de face: les Blancs, déclarés ennemis de la patrie, furent chassés; et Dante, qui était soupçonné de leur être favorable, apprit à la fois son exil et la perte de tous ses biens.
Dans son malheur, il s'attacha aux Gibelins; et comme en ce moment Henri de Luxembourg était venu se faire couronner à Rome, ce parti avait repris vigueur, et l'Italie était dans l'attente de quelque grande révolution: si bien que Dante conçut le projet de se faire ouvrir par les armes les portes de Florence. Aussi coupable et moins heureux que Coriolan, il courait de l'armée des mécontents aux camps de l'empereur, passant sa vie à faire des tentatives infructueuses et témoin de toutes les humiliations des impériaux.
C'est avec aussi peu de succès qu'il eut recours aux supplications, comme on le voit par une lettre au peuple de Florence, qui commence par ces mots: POPULE MEE, QUID FECI TIBI? Renonçant enfin à tout espoir de retour, il se mit à voyager, parcourut l'Allemagne et vint à Paris, où, comme on l'a dit de Tasse, on assure qu'il travaillait à ses poëmes. Forcé dans la suite d'implorer la protection des princes d'Italie, il vécut dans différentes cours et mourut en 1321, âgé de cinquante-six ans, chez Gui de Polente, prince de Ravenne.
Dante, à la fois guerrier, négociateur et poëte, eut sans doute des succès et quelques beaux moments; mais pour avoir passé la moitié de sa vie dans l'exil et l'indigence, il doit augmenter la liste des grands hommes malheureux. C'est ainsi qu'il s'en exprime lui-même, en pleurant la perte de ses biens et de son indépendance. «Partout où se parle cette langue toscane, on m'a vu errer et mendier; j'ai mangé le pain d'autrui et savouré son amertume. Navire sans gouvernail et sans voiles, poussé de rivage en rivage par le souffle glacé de la misère, les peuples m'attendaient à mon passage, sur un peu de bruit qui m'avait précédé, et me voyaient autre qu'ils n'auraient osé le croire: je leur montrais les blessures que me fit la fortune, qui déshonorent celui que les reçoit.»
À une sensibilité profonde et à la plus haute fierté, Dante joignait encore cette ambition des républiques, si différente de l'ambition des monarchies. Quand son sénat, qui ne faisait pas tout ce qu'il en eût désiré, le nomma à l'ambassade de Rome, ce poëte, considérant l'état de crise où il laissait la république, et le péril de confier cette légation à un autre, dit ce mot devenu célèbre: S'IO VO, CHI STA, E S'IO STO, CHI VA: Si je pars, qui reste, et si je reste, qui part? Quoique logé chez le prince de Ravenne, il ne laissa pas de raconter dans son Enfer l'aventure délicate et désastreuse arrivée à la fille de ce prince; et lorsque après son exil il se fut réfugié auprès de Can de l'Escale, il conserva dans cette cour ses manières républicaines.
Un jour, ce petit souverain lui disait: «Je suis étonné, messer Dante, qu'un homme de votre mérite n'ait point l'art de captiver les coeurs; tandis que le fou même de ma cour a gagné la bienveillance universelle.—Vous en seriez moins étonné, répondit le poëte, si vous saviez combien ce qu'on nomme amitié et bienveillance dépend de la sympathie et des rapports.»
Les différents ouvrages qui nous restent de lui [2] attestent partout la mâle hardiesse de son génie. On sait avec quelle vigueur il a plaidé la cause des rois contre les papes, dans son Traité de la monarchie, et même dans ses poëmes. On trouve, par exemple, ces vers sur l'union du pouvoir spirituel et temporel, au seizième Chant du Purgatoire:
[2: En voici la liste: CANZONI, SONNETTI, VITA NUOVA, CONVIVIO, EGLOCHE, EPISTOLE, VERSI HEROICI, ALLEGORIA SOPRA VIRGILIO, de vulgari Eloquentiâ, de Monarchiâ et LA DIVINA COMEDIA.]
De la terre et du ciel les intérêts divers
Avaient donné longtemps deux chefs à l'univers;
Rome alors florissait dans une paix profonde,
Deux soleils éclairaient cette reine du monde:
Mais sa gloire a passé quand l'absolu pouvoir
A mis aux mêmes mains le sceptre et l'encensoir [3].
[3: Il fait ailleurs une vive apostrophe à l'Empereur, qu'il appelle César tudesque, le conjurant de ne pas oublier son Italie, le jardin de l'Empire, pour les glaçons de l'Autriche, et l'invitant à venir enfourcher les arçons de cette belle monture qui attend son maître depuis si longtemps.
Si l'Empereur avait montré au Pape, dans leur entrevue à Vienne, cette invitation du poëte italien, je ne vois pas ce que le pontife aurait pu répondre, car Dante connaissait fort bien les droits du Sacerdoce et de l'Empire, et on ne doute point à Rome qu'il n'y ait encore plus de théologie que de poësie dans la Divina Comedia.]
Partout ce poëte a heurté les préjugés de son temps; et ce temps est un des plus malheureux que l'histoire nous présente. Les violences scandaleuses des papes, les disgrâces et la fin de la maison de Souabe, les crimes de Mainfroi, les cruautés de Charles d'Anjou, les funestes croisades de saint Louis et sa fin déplorable; la terreur des armes musulmanes; plus encore les calamités de l'Italie désolée par les guerres civiles et les barbaries des tyrans; enfin les alarmes religieuses, l'ignorance et le faible de tous les esprits qui aimaient à se consterner pour des prédictions d'astrologie: voilà les traits qui donnent à ces temps une physionomie qui les distingue.
Quoique le génie n'attende pas des époques pour éclore, supposons cependant que, dans un siècle effrayé par tant de catastrophes, et dans le pays même théâtre de tant de discordes, il se rencontre un homme de génie, qui, s'élevant au milieu des orages, parvienne au gouvernement de sa patrie; qu'ensuite, exilé par des citoyens ingrats, il soit réduit à traîner une vie errante, et à mendier les secours de quelques petits souverains: il est évident que les malheurs de son siècle et ses propres infortunes feront sur lui des impressions profondes, et le disposeront à des conceptions mélancoliques ou terribles.
Tel fut Dante, qui conçut dans l'exil son poëme de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis, embrassant dans son plan les trois règnes de la vie future, et s'attirant toute l'attention d'un siècle où on ne parlait que du jugement dernier, de la fin de ce monde et de l'avènement d'un autre.
Il y a deux grands acteurs dans ce poëme: Béatrix, cette maîtresse tant pleurée, qui doit lui montrer le Paradis, et Virgile, son poëte par excellence, qui doit le guider aux Enfers et au Purgatoire.
Il descend donc aux Enfers sur les pas de Virgile, pour s'y entretenir avec les ombres des papes, des empereurs et des autres personnages du temps, sur les malheurs de l'Italie, et particulièrement de Florence; ce n'est qu'en passant qu'il touche aux questions de la vie future dont le monde s'occupait alors.
Comme il savait tout ce qu'on pouvait savoir de son temps, il met à profit les erreurs de la géographie, de l'astronomie et de la physique: et le triple théâtre de son poëme se trouve construit avec une intelligence et une économie admirables. D'abord la terre, creusée jusque dans son centre, offre dix grandes enceintes, qui sont toutes concentriques. Il n'est point de crime qui soit oublié dans la distribution des supplices que le poëte rencontre d'un cercle à l'autre: souvent une enceinte est partagée en différents donjons; mais toujours avec une telle suite dans la gradation des crimes et des peines, que Montesquieu n'a pas trouvé d'autres divisions pour son Esprit des lois.
Il faut observer que, dans cette immense spirale, les cercles vont en diminuant de grandeur, et les peines en augmentant de rigueur, jusqu'à ce qu'on rencontre Lucifer garrotté au centre du globe, et servant de clef à la voûte de l'Enfer. Observons encore ici qu'une spirale et des cercles sont une de ces idées simples, avec lesquelles on obtient aisément une éternité: l'imagination n'y perd jamais de vue les coupables et s'y effraye davantage de l'uniformité de chaque supplice: un local varié et des théâtres différents auraient été une invention moins heureuse.
Dante et son guide sortent ensemble des ténèbres et des flammes de l'abîme par des routes fort étroites; mais ils ont à peine passé le point central de la terre, qu'ils tournent transversalement sur eux-mêmes, et la tête se trouvant où étaient les pieds, ils montent au lieu de descendre. Arrivés à l'hémisphère qui répond au nôtre, ils découvrent un nouveau ciel et d'autres étoiles. Le poëte profite de l'idée où on était alors, qu'il n'y avait pas d'antipodes, pour y placer le Purgatoire.
C'est une colline dont le sommet se perd dans le ciel, et qui peut avoir en hauteur ce qu'a l'Enfer en profondeur. Les deux poëtes s'élèvent de division en division et des punitions qui deviennent toujours plus de clartés en clartés, trouvant sans cesse légères. Le lecteur s'élève et respire avec eux: il entend partout le langage consolant de l'espérance, et ce langage se sent de plus en plus du voisinage des Cieux. La colline est enfin couronnée par le Paradis terrestre: c'est là que Béatrix paraît, et que Virgile abandonne Dante.
Alors il monte avec elle de sphère en sphère, de vertus en vertus, par toutes les nuances du bonheur et de la gloire, jusque dans les splendeurs du Ciel empyrée; et Béatrix l'introduit au pied du trône de l'Éternel.
Étrange et admirable entreprise! Remonter du dernier gouffre des Enfers jusqu'au sublime sanctuaire des Cieux, embrasser la double hiérarchie des vices et des vertus, l'extrême misère et la suprême félicité, le temps et l'éternité; peindre à la fois l'ange et l'homme, l'auteur de tout mal, et le Saint des saints? Aussi on ne peut se figurer la sensation prodigieuse que fit sur toute l'Italie ce poëme national, rempli de hardiesses contre les papes, d'allusions aux événements récents et aux questions qui agitaient les esprits; écrit d'ailleurs dans une langue au berceau, qui prenait entre les mains de Dante une fierté qu'elle n'eut plus après lui, et qu'on ne lui connaissait pas avant. L'effet qu'il produisit fut tel, que, lorsque son langage rude et original ne fut presque plus entendu, et qu'on eut perdu la clef des allusions, sa grande réputation ne laissa pas de s'étendre dans un espace de cinq cents ans, comme ces fortes commotions dont l'ébranlement se propage à d'immenses distances.
L'Italie donna le nom de divin à ce poëme et à son auteur; et quoiqu'on l'eût laissé mourir en exil, cependant ses amis et ses nombreux admirateurs eurent assez de crédit, sept à huit ans après sa mort, pour faire condamner le poëte Cecco d'Ascoli à être brûlé publiquement à Florence, sous prétexte de magie et d'hérésie, mais réellement parce qu'il avait osé critiquer Dante. Sa patrie lui éleva des monuments, et envoya, par décret du Sénat, une députation à un de ses petits-fils, qui refusa d'entrer dans la maison et les biens de son aïeul. Trois papes ont depuis accepté la dédicace de la Divina Comedia, et ont fondé des chaires pour expliquer les oracles de cette obscure divinité [4].
[4: Dante n'a pas donné le nom de comédie aux trois grandes parties de son poëme, parce qu'il finit d'une manière heureuse, ayant le Paradis pour dénoument, ainsi que l'ont cru les commentateurs: mais parce qu'ayant honoré l'Enéide du nom d'ALTA TRAGEDIA, il a voulu prendre un titre plus humble, qui convînt mieux au style qu'il emploie, si différent en effet de celui de son maître.]
Les longs commentaires n'ont pas éclairci les difficultés, la foule des commentateurs n'ayant vu partout que la théologie; mais ils auraient dû voir aussi la mythologie, car le poëte les a mêlées.
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