Dans ses amours, elle s'accouple avec différents animaux, et se fortifie de leur alliance. Mais je vois accourir le lévrier généreux [6] qui doit la faire expirer dans les tourments; il naîtra dans les champs de Feltro [7]: incorruptible et magnanime, il sauvera ces malheureuses contrées, pour qui tant de héros versèrent leur sang, et poursuivra la louve jusqu'à ce qu'il la précipite aux enfers, d'où jadis elle fut déchaînée par l'envie. Maintenant, si ton salut te touche, tiens, il est temps de suivre mes pas, et je te conduirai aux portes de l'éternité: c'est là que tu entendras les cris du désespoir qui invoque une seconde mort; et que tu contempleras, dans leurs antiques douleurs, les premiers enfants du ciel [8]; tu y verras encore les âmes heureuses, au milieu des flammes, par l'espérance d'être un jour citoyennes des cieux. Mais si tu veux t'élever ensuite à ce séjour de gloire, je t'abandonnerai à des mains plus dignes de te conduire [9]; car le chef de la nature me défend à jamais l'approche de son domaine, pour avoir méconnu sa loi. Souverain maître des mondes, c'est là qu'il règne; il a posé son trône dans ces lieux, et ils sont devenus son héritage. Heureux ceux qu'il y rassemble sous ses ailes!

—Ô grand poëte! m'écriai-je, je vous conjure, par le Dieu qui vous fut inconnu, de me guider vers ces royaumes de la mort; et pour que je me dérobe à des malheurs sans terme, faites aussi que j'entrevoie les portes confiées au prince des apôtres.

Aussitôt le fantôme s'avança, et je marchai sur ses traces [10].

NOTES

SUR LE PREMIER CHANT

[1] Les commentateurs se sont beaucoup exercés sur cette forêt, sur la colline et sur les trois animaux; nous ne les suivrons point dans toutes ces allégories. Il suffit de savoir que Dante devint homme public à l'âge de trente-cinq ans, ce qu'il exprime par ces mots: «J'étais au milieu de ma course;» et qu'à cette époque il eut à combattre l'hydre du gouvernement populaire et les discordes publiques dont Florence était agitée. La forêt peut être l'allégorie de cette idée, puisqu'au quatorzième Chant du Purgatoire il appelle sa patrie trista selva.

[2] La colline représente l'état heureux où Dante aspirait, après tous les dégoûts que lui avait donnés sa patrie. Mais il ne peut y parvenir sans descendre auparavant aux Enfers, où il puisera, dans les entretiens de ses compatriotes morts et dans le spectacle de tous les crimes et de leurs supplices les lumières qui lui sont si nécessaires pour arriver à la colline, ce dernier but de l'ambition du sage. Nous observerons que, par ces paroles: tant ma léthargie fut profonde, et par un autre passage qu'on trouve au Paradis, le poëte insinue très-clairement que son voyage n'est qu'une longue vision et que tout s'est passé en songe.

[3] On suppose ordinairement que le monde a commencé au printemps, et que le soleil entre alors dans le signe du bélier. Le poëte fait allusion à ces deux idées également fausses: mais ce qui est certain, c'est qu'il répète, en plusieurs endroits de son poëme, qu'il était descendu aux Enfers le soir du Vendredi-Saint, à l'entrée du printemps.

[4] Les trois animaux désignent, suivant les commentateurs, la luxure, l'ambition et l'avarice, c'est-à-dire les passions de la jeunesse, de l'âge mûr et de la vieillesse. Mais peut-être que ce triple emblème ne regarde que la cour de Rome, qui, pour asservir l'Italie, était tour à tour panthère séduisante, lionne superbe ou avare louve, et s'alliait, suivant ses intérêts, aux différentes puissances.

Les commentateurs ont cru que le poëte avait quelque envie de la peau de la panthère: c'est la construction équivoque de la phrase qui a donné jour à ce mauvais sens, lequel se trouve encore fortifié par un passage du seizième Chant, note 8; mais je n'ai pas cru qu'il fallût prêter des bizarreries à Dante. Il serait en effet trop ridicule de lui faire dire que la beauté du printemps et de la matinée lui a donné l'idée d'écorcher une panthère. Je m'arrêterai rarement sur les difficultés du texte; il s'en présente trop souvent pour fatiguer les lecteurs de leur multitude. Ceux qui liront l'original devineront sur la traduction les idées qui ont déterminé le choix d'un sens plutôt que d'un autre.

[5] Virgile dit mot à mot: Je naquis à Mantoue d'une famille lombarde; c'est comme si Homère disait: je suis né d'une famille turque. Il paraît d'ailleurs fort instruit de la situation actuelle de l'Italie. Ce sont là de grandes fautes; mais Dante voulait apprendre à toute l'Italie que Virgile était son poëte par excellence, et que, seul de tous ses contemporains, il était capable de suivre les traces de ce grand homme: il a tout sacrifié à cette idée, dont il était préoccupé. C'est ainsi que, dans les mystères qu'on jouait autrefois, David et Salomon disent leur benedicite avant de se mettre à table; et dans la Cène peinte par Jean de Bruges, on voit au milieu du festin le riche prieur qui avait ordonné le tableau et payé le peintre.

[6] Le lévrier généreux qui doit repousser le monstre est Can de l'Escale, prince de Vérone, dont il est parlé dans le discours préliminaire. Ce jeune prince fut nommé par l'empereur généralissime des Gibelins et remporta plusieurs victoires sur les Guelfes. On ne doutait pas, s'il eût vécu, qu'il ne se fût rendu maître de toute l'Italie; mais il mourut à 36 ans, laissant après lui la plus grande réputation.—Pour dire qu'il sera incorruptible, le texte porte qu'il ne mangera ni terre, ni étain, c'est-à-dire qu'il s'abstiendra des richesses. Isaïe, en menaçant Jérusalem, dit: Je t'ôterai tout ton étain.

[7] Feltro est une montagne près de Vérone: il y a aussi une ville de ce nom.

[8] Les anges rebelles, et ensuite les âmes du purgatoire.

[9] C'est-à-dire à Béatrix, qui doit montrer les Cieux à Dante, après que Virgile l'aura conduit aux Enfers et au Purgatoire. Béatrix était de la famille des Portinari, et mourut à Florence, âgée de 26 ans.

[10] On respire dans ce premier chant je ne sais quelle vapeur sombre, effet des allusions mystérieuses dont il est rempli: c'était l'esprit du temps, et on doit s'y transporter pour mieux juger Dante. C'est à quoi les notes historiques pourront aider. Mais pour faire le rapprochement de son siècle et du nôtre, il faudra faire aussi quelques observations de goût. La saine critique s'exerce avec fruit sur les grands écrivains: ils instruisent par leurs beautés et par leurs défauts; il faut, au contraire, respecter la médiocrité qu'on ne peut ni louer ni blâmer. Il serait dangereux, par exemple, de manier des poëmes tels que ceux de la Religion et des Jardins; parce que ces sortes d'ouvrages, froids et léchés, n'avertissent le goût par aucun écart, et l'endorment souvent par l'apparence d'une perfection tranquille.

Les personnes qui se laissent éblouir par le succès seront peut-être scandalisées de ce qu'on dit ici de l'auteur des Jardins, mais on les prie de considérer qu'un homme, par la réputation dont il jouit, donne plus souvent la mesure de ses partisans que la sienne.

Je me permettrai donc, avec sobriété pourtant, quelques observations critiques sur Dante, poëte dont les beautés et les défauts réveillent le goût à chaque instant, et qui ne peut s'élever ou tomber sans donner quelque grande secousse à l'imagination.

CHANT II

ARGUMENT.

Le jour dont la naissance est indiquée dans le premier chant tire vers sa fin. Le poëte hésite sur le point de descendre aux Enfers; mais son guide le rassure, en lui apprenant que Béatrix est descendue du ciel pour l'envoyer à lui. Alors ils s'avancent tous deux vers les souterrains.

Le jour baissait, et les cieux plus sombres invitaient au repos les fils laborieux de la terre: moi seul, j'étais prêt à fournir ma pénible route, et je marchais au spectacle de douleurs que ma bouche fidèle retrace à la mémoire.

Muses, secourez-moi! Génie, enfant du Ciel, que les chants que tu m'inspires s'ennoblissent de ton auguste origine.

J'avançais, et je disais à mon guide:

Ô poëte! daignez mesurer mes forces, et voyez si mon courage se soutiendra dans ces précipices. Vous m'avez appris que le fils d'Anchise ne craignit pas d'y descendre, et qu'il se montra vivant au royaume des morts: mais la raison me dit qu'il en était digne, puisque le ciel voulut honorer en lui le héros dont il fut père [1]. Le maître du destin l'avait nommé, avant les temps, pour aïeul de cette Rome à qui la puissance et l'empire furent donnés, parce que sur son trône devaient s'asseoir un jour les pontifes du monde; et lorsqu'enfin il termina, au séjour des âmes heureuses, ce voyage que votre voix a célébré, il y entendit les présages de ses victoires et la future destinée de Rome.