Les mânes signifient restes, et désignent ce qui survit à l'homme, ce qui est permanent après lui. Toutes ces expressions emportent la même idée: ce sont les mânes ou l'ombre d'un mort qu'on rencontre aux Enfers; c'est encore cela qu'on voit errer autour de son tombeau. Observez pourtant que le génie du défunt était autre chose: il gardait le sépulcre, et se montrait sous la forme de quelque animal, symbole de la qualité dominante du mort. Énée, faisant des libations à son père, voit sortir du mausolée un beau serpent, emblème de la haute sagesse de ce héros. Il arrivait quelquefois qu'un homme voyait son génie avant de mourir; mais le cas était rare, et on ne compte guère que Dion, Socrate et Brutus qui aient eu cet avantage. Nos anges gardiens ont remplacé les génies, avec cette différence, qu'ils ne s'occupent plus de nous après la mort.

Il se présente ici une question. Était-ce l'ombre qui la première donnait au corps sa forme et au visage ses traits? ou bien ne gardait-elle l'apparence du corps que par les longues habitudes qu'ils avaient eues ensemble?

L'antiquité pensait que l'ombre était d'abord façonnée sous la figure humaine; que cette créature légère errait longtemps sur les bords du Léthé, avec les traits et le costume du personnage qu'elle devait un jour habiter; et qu'elle cachait l'âme ou le souffle de vie dans sa substance. La Genèse, en disant que Dieu fit l'homme à son image, semble indiquer aussi cette première portion de l'homme. On pourrait conclure de là que l'âme avait deux enveloppes: cachée d'abord dans l'ombre qui avait la figure humaine, elle formait un homme intérieur, sur qui se moulait l'homme extérieur, c'est-à-dire le corps.

C'est de toutes ces idées qu'est dérivée une expression, admirable pour l'énergie, et qui n'aurait pas de sens si on rejetait ce que nous avons dit. On la trouve chez les Latins: Mens informat corpus; et chez les Italiens, la mente informa il corpo. Elle est peu usitée dans notre langue; et cependant J.-J. Rousseau dit quelque part: «L'univers ne serait qu'un point pour une huître, quand même une âme humaine informerait cette huître.» Enfin c'est de là que semble venir la persuasion générale, que l'homme montre au dehors ce qu'il est au dedans, et que le visage est le miroir de l'âme.

Le christianisme n'a retenu de toutes ces divisions que celle de l'âme et du corps; et cependant on voit dans la Bible l'ombre de Samuel.

Dante se sert partout, comme les anciens, des mots de spectres, de mânes, d'ombres, de fantômes, d'âmes et de simulacres, pour désigner les morts. Il suppose que les ombres ont les sens plus exquis que nous; et, au vingt-quatrième chant de l'Enfer, il dit que des yeux vivants ne peuvent pénétrer dans les profondeurs de l'abîme, comme les yeux d'un mort. Il suppose aussi, d'après les anciens, que les ombres parlent la bouche béante, parce que la parole leur sort toute formée du fond de la poitrine; et il est reconnu lui-même pour un homme encore vivant, aux mouvements de ses lèvres.

Homère, dans l'Odyssée, représente les mânes suçant le sang des victimes; et voilà pourquoi on leur en immolait. On croyait que le sang, la fumée et ce qu'il y a de plus spiritueux dans nos aliments, était la part des morts comme celle des dieux. Les âmes à qui on négligeait de faire des sacrifices s'attachaient quelquefois à leurs parents ou à des personnes de leur connaissance, et celui qui était ainsi sucé par un mort dépérissait à vue d'oeil.

La croyance d'un purgatoire a bien donné le change à ces idées, en substituant le besoin des prières et des oeuvres pies à celui des sacrifices; mais elles ne laissent pas de subsister parmi le peuple. N'a-t-on pas vu au commencement de ce dix-huitième siècle une bonne partie de l'Europe sucée par des vampires; et ne continue-t-on pas toujours de porter le dernier repas au convoi d'un mort? Cette cérémonie et bien d'autres qui se glissèrent autrefois dans notre liturgie, sont comme les médailles du paganisme qu'on retrouve dans les fondations du christianisme.

Toutes ces distinctions, que j'ai tâché d'établir avec quelque clarté, sont un peu confuses chez les anciens: ce sont bien des notions différentes, mais dont les limites ne sont pas bien marquées. Il y a dans la fable autant de législateurs que de poëtes, et il ne faut pas donner un code à l'imagination.


VUE GÉNÉRALE DE L'ENFER

L'Enfer a dix grandes parties: un vestibule et neuf cercles. Ils sont tous concentriques et vont en diminuant de grandeur jusqu'au centre de la terre, ainsi que dans un cône renversé.

Après avoir franchi la porte des Enfers, on trouve le vestibule coupé en deux moitiés par l'Achéron.

La première moitié, avant d'arriver au fleuve, renferme les âmes sans vertus et sans vices.

La seconde moitié, après avoir passé le fleuve, forme les limbes, qui sont:

Le premier cercle de l'Enfer, séjour des enfants morts sans baptême;

  Le deuxième cercle est le séjour des Luxurieux;
  Le troisième cercle, des Gourmands;
  Le quatrième cercle, des Prodigues et des Avares;
  Le cinquième cercle, des Vindicatifs;
  Le sixième cercle, des Hérésiarques.

Mais avant de passer à la description des autres cercles, le poëte s'arrête dans son onzième Chant, pour jeter un coup d'oeil sur tout ce qu'il a vu, et sur ce qui lui reste encore à voir. Il considère cette dernière portion comme un nouvel Enfer, qu'il partage en trois cercles:

Le premier cercle de cette division nouvelle est le septième de tout l'Enfer. Il se subdivise en trois donjons, qui contiennent les différentes sortes de violences.

Le deuxième, qui est le septième de tout l'Enfer, se subdivise en dix vallées, où sont renfermés tous les genres de perfidie.

Le troisième, qui est le neuvième et dernier de l'Enfer, se subdivise encore en quatre donjons, où sont punis tous les Traîtres.

Au milieu de chaque cercle, il y a toujours un gouffre qui conduit au cercle suivant. Le poëte emploie divers moyens pour descendre de l'un à l'autre.




TOME PREMIER



L'ENFER

CHANT PREMIER

ARGUMENT

À la chute du jour, le poëte s'égare dans une forêt.—Il y passe la nuit, et se trouve au lever du soleil devant une colline où il essaye de monter, mais trois bêtes féroces lui en défendent l'approche. C'est alors que Virgile lui apparaît et lui propose de descendre aux Enfers.

J'étais au milieu de ma course, et j'avais déjà perdu la bonne voie, lorsque je me trouvai dans une forêt obscure, dont le souvenir me trouble encore et m'épouvante [1].

Certes, il serait dur de dire quelle était cette forêt sauvage, profonde et ténébreuse, où j'ai tant éprouvé d'angoisses, que la mort seule me sera plus amère: mais c'est par ses âpres sentiers que je suis parvenu à de hautes connaissances, que je veux révéler, en racontant les choses dont mon oeil fut témoin.

Je ne puis rappeler le moment où je m'engageai dans la forêt périlleuse, tant ma léthargie fut profonde! mais je marchais avec effroi dans des gorges obscures, lorsque j'atteignis le pied d'une colline qui les terminait; et, levant mes yeux en haut, je vis que son front s'éclairait déjà des premiers rayons de l'astre qui guide l'homme dans sa route [2].

Alors mon sang, qu'une nuit de détresse avait glacé, se réchauffa dans mes veines; et comme celui qui s'est échappé du naufrage, et qui, tout haletant sur le bord de la mer, y tourne encore les yeux et la contemple, ainsi je m'arrêtai, et j'osai sonder d'un oeil affaibli ces profondeurs d'où jamais ne sortit un homme vivant.

Après avoir un peu reposé mes membres épuisés, je commençai à gravir péniblement cette côte solitaire; mais à peine je touchais à ses bords escarpés, qu'une panthère, peinte de diverses couleurs, sauta légèrement dans mon sentier, et me défendit si bien l'approche de la colline, que je fus souvent tenté de retourner en arrière.

Le jour naissait, et le soleil montait sur l'horizon, suivi de ces étoiles qui formèrent son premier cortége lorsqu'il éclaira d'abord le prodige de la création [3]. Cette saison fortunée, le doux instant du matin, et les couleurs variées de la panthère me donnaient quelque confiance; mais elle fut bientôt troublée à la vue d'un lion qui m'apparut, et qui, marchant vers moi, la tête haute, fendait l'air frémissant, avec tous les signes de la faim homicide.

Une louve le suivait [4], et son effroyable maigreur expliquait ses désirs insatiables: elle avait déjà dévoré la substance des peuples. Son funeste regard me remplit d'une telle horreur, que je perdis l'espoir et le courage de monter sur la colline. Semblable à celui qui ouvre hardiment sa carrière, mais qui bientôt s'épuise, et déplore ses forces perdues, tel je devins à l'aspect de cette bête furieuse, qui, se jetant toujours à ma rencontre, me força de rebrousser dans les ténèbres de la forêt.

Tandis que je roulais dans ces profondeurs, un personnage, que la nuit des temps couvrait de son ombre, se présenta devant moi. Ravi de le trouver dans cette vaste solitude:

—Ayez pitié de moi, m'écriai-je, qui que vous soyez, fantôme ou homme réel.

—Je fus, me répondit-il, mais je ne suis plus un mortel. C'est en Italie et dans la profane Rome que j'ai vécu, vers les derniers jours de César, et sous l'heureux Auguste; Mantoue fut ma patrie [5], et c'est moi qui chantai le pieux fils d'Anchise qui revint d'Ilion, quand les Grecs l'eurent mis en cendres. Mais toi, dis pourquoi tu te replonges dans cette vallée de larmes? pourquoi ne gravis-tu point cette heureuse colline, où tu puiserais à la source des véritables joies?

Saisi de respect, je m'écriai:

—Vous êtes donc ce Virgile dont la voix immortelle retentit à travers les siècles? ô gloire des poëtes! la mienne est d'avoir connu vos oeuvres; je les consacrai dans mon coeur, et c'est de vous que j'appris à former des chants dignes de mémoire. Mais voyez ce monstre qui me poursuit, et tendez-moi la main, illustre et sage; car je chancelle d'épouvante, ma chaleur m'abandonne.

—Prends donc une autre route, me dit-il en voyant mes larmes, si tu veux fuir ce lieu fatal; car la louve qui t'épouvante garde éternellement le passage de la colline; et quiconque oserait le franchir y laisserait la vie: elle ne connut jamais la pitié, et la pâture irrite encore son insatiable faim.