La Divine Comédie - Tome III : Le Paradis



Dante Alighieri



LA DIVINE COMÉDIE

TOME III : LE PARADIS



(1307-1313)

 

 

Table des matières

 

 

A propos de cette édition électronique du groupe « Ebooks libres et gratuits »

CHANT I

 

La gloire de Celui qui met le monde en branle

remplit tout l’univers, mais son éclat est tel

qu’il resplendit plus fort ou moins, selon les lieu[1].

 

Je montai jusqu’au ciel qui prend de sa splendeur

la plus grande partie, et j’ai connu des choses

qu’on ne peut ni sait dire en rentrant de là-haut,

 

car en se rapprochant de l’objet de ses vœux

l’intelligence y court et s’avance si loin

qu’on ne saurait la suivre avec notre mémoire.

 

Mais tout ce que j’ai vu pendant ce saint voyage,

tout ce que j’ai pu mettre au trésor de l’esprit

servira maintenant de matière à mon chant.

 

Rends-moi, doux Apollon, pour ce dernier labeur

un vase bien rempli de ta propre vertu,

que je sois digne enfin de ton laurier aimé.

 

J’ai pu me contenter jusqu’à présent d’un seul

des sommets du Parnasse : il me faut maintenant

monter sur tous les deux, pour ce dernier parcours[2].

 

Pénètre dans mon sein, partage-moi ton souffle,

comme au jour d’autrefois où ton chant eut le don

de tirer Marsyas du fourreau de ses membres[3] !

 

Ô divine vertu, livre-toi, que je puisse

raconter pour le moins l’ombre du règne heureux,

tel que je l’emportai gravé dans ma mémoire ;

 

tu me verras monter vers l’arbre bien-aimé[4]

et faire couronner mon front de son feuillage,

le thème et ton concours m’en ayant rendu digne.

 

Nous pouvons le cueillir si peu souvent, ô père,

pour fêter d’un César, d’un poète la gloire

(c’est là des passions l’opprobre et la rançon),

 

que l’arbre pénéen et ses feuilles devraient

inonder de plaisir le cœur du dieu de Delphes,

chaque fois que nous point le soin de les gagner[5].

 

La petite étincelle allume le grand feu ;

et peut-être quelqu’un, d’une voix plus habile,

va prier après moi, pour que Cyrrha[6] réponde.

 

L’astre du jour se lève aux regards des mortels

sur plus d’un horizon ; mais il en est un seul

auquel on voit trois croix sortant des quatre cercles[7],

 

où son éclat reluit sous de meilleurs auspices,

suivant un cours meilleur, qui dispose et modèle

plus à sa volonté la matière du monde.

 

C’est à peu près ce point qui, faisant là le jour,

portait chez nous la nuit ; et dans cet hémisphère

tout s’habillait de blanc, et de noir dans le nôtre,

 

quand je vis qu’ayant fait un demi-tour à gauche

Béatrice rivait son regard au soleil,

bien plus intensément que ne le peut un aigle.

 

Comme l’on voit jaillir d’un rayon de lumière

un rayon réfléchi qui monte vers le haut,

semblable au pèlerin qui retourne chez lui,

 

de même, mon maintien reproduisant le sien,

tel que dans mon esprit il entrait par la vue,

je fixai le soleil d’un regard plus qu’humain.

 

Bien des choses, là-haut, qui ne sont pas permises

à notre faculté, deviennent naturelles

par la vertu du lieu conçu pour notre bien.

 

J’en souffrais mal l’aspect, mais assez cependant

pour voir étinceler les éclats qu’il jetait

comme le fer ardent qu’on sort de la fournaise.

 

On eût dit que le jour multipliait le jour,

comme si tout à coup Celui qui peut tout faire

avait mis sur le ciel deux soleils à la fois.

 

Béatrice restait tout entière attachée

par son regard intense aux sphères éternelles,

et moi, l’en détachant, je le posais sur elle

 

et en la contemplant je devins en moi-même

tel que devint Glaucus, lorsqu’il eut goûté l’herbe

qui le rendait égal aux autres dieux des mers[8].

 

Traduire per verba cette métamorphose

ne serait pas possible ; et l’exemple doit seul

suffire à qui la grâce un jour l’enseignera.

 

Amour, toi qui régis le ciel et qui m’as fait

monter par ton effet, tu sais s’il me restait

autre chose de moi, que le don de la fin[9].

 

Lorsque la sphère enfin qui se meut le plus vite

par le désir de toi[10], rappela mon regard

avec tous ses accords que tu conduis et règles,

 

j’y vis incendier de si vastes surfaces

par le feu du soleil, qu’il n’est pas de déluge

ou de fleuve qui pût faire un lac aussi grand.

 

Ces accents surprenants, cette immense splendeur

m’enflammaient du désir de connaître leur cause,

tel que jamais avant je n’en eus de plus vif ;

 

et elle, qui voyait en moi comme moi-même,

pour apaiser la soif de l’âme, ouvrit la bouche

plus vite encor que moi pour le lui demander

 

et elle commença : « Tu t’étourdis tout seul

par des pensers trompeurs, qui t’empêchent de voir

ce qui serait très clair, si tu t’en secouais.

 

Tu n’es pas sur la terre, ainsi que tu supposes[11] ;

mais l’éclair qui descend du lieu de sa demeure

est moins prompt à le fuir, que toi tu n’y reviens. »

 

Si je me vis alors libre du premier doute,

par ces propos si brefs, dits avec un sourire,

un autre embarrassait davantage l’esprit.

 

« De mon étonnement, lui dis-je, je reviens.

Me voici satisfait ; mais ma surprise est grande,

de me voir traverser ces éléments légers[12]. »

 

Elle poussa d’abord un soupir de pitié,

me regardant ensuite avec l’expression

de la mère veillant sur son fils qui délire,

 

puis elle me parla : « Tous les objets du monde

ont un ordre commun : et cet ordre est la forme

qui fait de l’univers une image de Dieu.

 

Les êtres de là-haut y retrouvent l’empreinte

du pouvoir éternel, qui fait la fin suprême

où tend la loi de tous, dont je viens de parler.

 

Bien que tous les objets qui sont dans la nature

dépendent de ces lois, la façon en diffère

selon qu’ils sont plus loin ou plus près de leur source.

 

Ils naviguent ainsi vers des ports différents

sur l’océan de l’être, et chacun d’eux possède

un instinct qui le guide et dont on lui fit don.

 

C’est lui qui fait monter le feu jusqu’à la lune[13] ;

c’est lui, du cœur mortel le premier des moteurs ;

c’est lui qui tient ensemble et compose la terre ;

 

c’est lui qui, comme un arc, lance dans l’existence

avec tous les objets privés d’intelligence

tous les êtres doués d’intellect et d’amour.

 

La Providence donc, qui gouverne le monde,

porte par son éclat le repos éternel

aux cieux au sein desquels roule le plus rapide ;

 

et c’est là maintenant, comme à l’endroit prévu,

que nous sommes lancés par la force de l’arc

qui tire droit au but les flèches qu’il décoche.

 

Il est vrai cependant que, comme bien souvent

la forme reste sourde aux propos de l’artiste,

qui ne peut pas plier la matière à ses fins,

 

de même l’être peut s’écarter quelquefois

du cours ainsi tracé, puisqu’il a le pouvoir,

tout en étant guidé, de s’incliner ailleurs

 

(comme au lieu de monter, le feu tombe des nues),

si l’on vient dévier l’impulsion première

par quelque faux plaisir qui pousse vers le sol[14].

 

Si tu comprends cela, le fait qu’ainsi tu montes

n’est pas plus étonnant que le cours d’un ruisseau

qui descend des sommets au creux d’une vallée.

 

Le surprenant serait que, libre des entraves,

tu puisses demeurer prisonnier de la terre,

ou que l’on puisse voir une flamme immobile. »

 

Ensuite elle tourna son regard vers les sphères.

 

CHANT II

 

Ô vous, qui naviguez dans vos petites barques,

désireux de m’entendre, et suivez à la trace

la route de ma nef qui s’avance en chantant,

 

retournez maintenant auprès de vos rivages ;

ne vous hasardez pas au large, car peut-être,

resterez-vous perdus, si vous vous écartez !

 

Personne n’a suivi la route que je prends ;

Minerve tend ma voile et Apollon me guide,

et ce sont les neuf sœurs qui me montrent les Ourses.

 

Et vous, le petit chœur de ceux qui de bonne heure

avez tendu le cou vers le pain angélique

dont on vit ici-bas sans se rassasier[15],

 

envoyez hardiment vos nefs en haute mer,

mais en prenant bien soin de suivre mon sillage,

tant que sur l’eau mouvante il n’est pas effacé.

 

Les héros qui jadis abordaient en Colchide

furent moins étonnés que vous ne le serez,

lorsqu’ils virent Jason devenu laboureur[16].

 

La soif perpétuelle, innée au cœur de l’homme,

du royaume construit selon Dieu, nous portait

aussi rapidement que le cours des étoiles.

 

Béatrice fixait le ciel, moi Béatrice ;

et le temps plus ou moins que mettrait un carreau

à quitter l’arbalète et à frapper le but,

 

je parvins en un point dont l’éclat merveilleux

me donnait dans les yeux ; à l’instant cette dame,

qui connaissait toujours le fond de ma pensée,

 

se retourna vers moi, belle autant que joyeuse :

« Élève ton esprit et rends grâces à Dieu,

qui nous fait arriver à la première étoile[17] ! »

 

Un nuage parut nous revêtir alors,

épais et rutilant, éblouissant et dru,

pareil au diamant où le soleil se baigne.

 

Cet éternel joyau nous reçut dans son sein,

comme l’onde reçoit un rayon de lumière

restant en même temps parfaitement unie.

 

Si j’étais corps (sur terre on ne saurait comprendre

qu’un espace tolère un autre espace en soi,

ce qui doit advenir, si deux corps se pénètrent),

 

il devait s’enflammer d’un plus ardent désir

de contempler l’essence en laquelle l’on voit

comment notre nature est confondue en Dieu ;

 

et nous verrons là-haut ce qu’ici nous croyons

sans qu’on l’ait démontré, mais qui s’offre à l’esprit,

de même que l’on croit aux principes premiers[18].

 

Je répondis : « Ma dame, aussi dévotement

qu’il est en mon pouvoir, je rends grâce à Celui

qui me sépare ainsi du monde des mortels.

 

Dites-moi cependant, que sont ces taches sombres[19]

que l’on voit sur ce corps et qui là-bas, sur terre,

ont fait croire à la fable où l’on nomme Caïn ? »

 

Elle sourit un peu, puis dit : « Si des mortels

le raisonnement court vers l’erreur, chaque fois

qu’il ne peut se servir de la clef des cinq sens,

 

par contre, désormais la pointe des surprises

doit s’émousser pour toi : tu vois que la raison

que desservent les sens a les ailes trop courtes.

 

Mais fais-moi voir d’abord comment tu te l’expliques ! »

« Les aspects différents que l’on y trouve, dis-je,

sont l’effet, à mon sens, des corps plus ou moins denses[20]. »

 

Elle dit : « Tu verras que ton opinion

a sombré dans l’erreur, si tu suis avec soin

mon exposition des arguments contraires.

 

Dans la huitième sphère on observe un grand nombre

d’astres, dont on voit bien que, pour la qualité

comme pour la grandeur, l’aspect est différent.

 

Si le rare ou le dense en étaient seuls la cause,

on trouverait en tous une seule vertu,

plus dans l’un, moins dans l’autre, ou bien pareillement.

 

Mais nécessairement des vertus différentes

de principes formels différents font la preuve ;

dans ton raisonnement il n’en subsiste qu’un[21].

 

Or, si la densité fut la cause des taches

que tu veux t’expliquer, il s’ensuit que cet astre

serait de part en part privé de sa matière ;

 

ou bien, comme ces corps où l’on trouve à la fois

le gras avec le maigre, ce serait un volume

formé, selon l’endroit, de plus ou moins de feuilles[22].

 

Si le premier était, il serait manifeste

dans les éclipses : lors, les rayons du soleil

traverseraient l’espace ainsi raréfié.

 

Il n’en est pas ainsi : voyons donc l’autre cas ;

et si je peux prouver qu’il n’est pas mieux fondé,

il en résultera que tes raisons sont fausses.

 

Puisque le clairsemé ne forme pas un trou,

il s’ensuit qu’il existe un point où son contraire

finit par l’empêcher de s’enfoncer plus loin

 

et repousse à son tour les rayons du soleil,

tout comme le cristal réfléchit les couleurs,

lorsqu’on l’a fait doubler d’une couche de plomb[23].

 

Tu pourrais répliquer que, si certains rayons

se montrent plus obscurs que ceux venant d’ailleurs,

c’est parce que leur source était plus reculée.

 

Si tu veux l’éprouver, la simple expérience

pourra facilement éliminer tes doutes,

elle, qui sert de source au fleuve de vos arts.

 

Ayant pris trois miroirs, à la même distance

de toi, places-en deux ; et que ton œil retrouve

entre ces deux premiers le dernier, mais plus loin.

 

Puis tourne-toi vers eux et mets derrière toi

un flambeau, prenant soin que les miroirs reçoivent

et te rendent aussi tous les trois sa lueur.

 

L’image qui viendra de plus loin paraîtra

plus petite, sans doute, à l’égard des deux autres ;

tu verras cependant qu’elle a le même éclat.

 

Or, comme sous le coup des rayons de chaleur

le terrain reste à nu, dégagé de la neige,

libre de sa couleur et de son froid premier,

 

telle reste à présent ta propre intelligence ;

je m’en vais l’informer de si vives lumières,

qu’elles te paraîtront des gerbes d’étincelles.

 

Là-haut, au sein du ciel de la divine paix[24],

tourne autour de lui-même un corps dont la vertu

donne l’être et la vie à tout ce qu’il contient,

 

Le ciel qui vient ensuite et contient tant d’étoiles

répartit ce même être en diverses essences

différentes de lui, mais en lui contenues.

 

Les sphères d’au-dessous, chacune à sa manière,

disposent à leur tour ces germes différents

suivant leur origine et leur finalité.

 

Comme tu vois déjà, ces organes du monde

descendent de la sorte et changent de degré,

recevant de plus haut et agissant plus bas.

 

Observe maintenant comme je me dirige

par ce moyen au vrai que tu prétends connaître :

ensuite, tu sauras passer tout seul le gué.

 

Comme l’art du marteau dépend du forgeron,

le cours et la vertu de ces sphères célestes

s’inspirent à leur tour des moteurs bienheureux ;

 

et le ciel qu’embellit la ronde des flambeaux

imite ainsi l’image et devient comme un sceau

de ce savoir profond qui le fait se mouvoir.

 

Et de même que l’âme, au fond de vos poussières,

par des membres divers et spécialisés

développe et produit des forces différentes,

 

l’intelligence aussi produit et développe

des dons multipliés par toutes les étoiles,

et reste en même temps une seule et la même.

 

Différentes vertus diversement s’allient

avec le corps céleste animé par leurs soins,

se fondant avec lui comme avec vous la vie.

 

Et la nature heureuse où se tient son principe

fait briller dans le corps la vertu composite,

comme luit le bonheur dans le regard vivant.

 

De là la différence entre un aspect et l’autre,

qui ne dépendent pas du plus dense ou plus rare :

ce principe formel est celui qui produit,

 

selon sa qualité, le clair ou le confus. »

CHANT III

 

Ce soleil dont l’amour brûlait jadis mon cœur

m’avait ainsi montré par le pour et le contre

le visage enchanteur des belles vérités ;

 

et moi, pour confesser que j’étais convaincu

et tiré de l’erreur, ainsi qu’il convenait,

je redressai la tête et voulus lui parler ;

 

mais une vision m’apparut, qui soudain

s’empara de l’esprit, d’une telle manière

que de me confesser je n’avais plus mémoire.

 

Comme dans le cristal transparent et poli

ou dans l’onde immobile et claire comme lui,

mais dont la profondeur ne cache point le fond,

 

le visage et les traits se laissent refléter

si confus et si flous, que sur un front de neige

on distinguerait mieux la blancheur d’une perle,

 

tels, prêts à me parler, j’aperçus des visages,

ce qui me fit tomber dans une erreur contraire

à l’erreur de cet homme amoureux des fontaines[25].

 

Vivement, aussitôt que je les aperçus,

croyant que leur image était un pur reflet,

je tournai le regard, voulant chercher sa source ;

 

mais n’ayant rien trouvé, je reportai les yeux

droit dans ce même éclat qui brûlait, souriant,

dans le regard sacré de ma très douce guide.

 

« Ne sois pas étonné, si tu me vois sourire :

ton penser enfantin, dit-elle, en est la cause ;

ton pied n’a pas trouvé le sol de vérité

 

et naturellement tu reviens les mains vides :

ceux que tu vois là-bas sont des substances vraies,

que l’on relègue ici pour manquement aux vœux[26].

 

Parle-leur, si tu veux, écoute-les, crois-les,

car la splendeur du vrai qui fait toute leur joie

les oblige à rester à jamais dans ses voies. »

 

Je dirigeai mes pas vers l’ombre qui semblait

avoir de me parler plus envie, et lui dis,

comme celui qu’émeut le désir de savoir :

 

« Esprit bien conformé, qui ressens aux rayons

de la vie éternelle une douceur si grande,

qu’on ne la conçoit pas sans l’avoir éprouvée,

 

tu me ferais plaisir, si tu voulais me dire

le nom que tu portais et votre sort d’ici. »

Elle, les yeux rieurs, répondit aussitôt :

 

« Ici la charité ne refuse la porte

à nul juste désir, obéissant à l’Autre,

qui veut que dans sa cour tout lui soit ressemblant.

 

J’ai vécu vierge et nonne au monde de là-bas ;

et si ton souvenir se regarde en lui-même,

ma nouvelle beauté ne peut pas me cacher,

 

et tu reconnaîtras que je suis Piccarda

qui, placée en ces lieux avec les bienheureux,

demeure heureusement dans la plus lente sphère[27].

 

Ici, nos sentiments, qu’embrase seulement

le souci souverain de plaire au Saint-Esprit,

tirent tout leur bonheur de leur soumission ;

 

et ce sort, que la terre admire avec envie,

nous est fait en ce lieu pour avoir négligé,

mal accompli parfois, ou déserté nos vœux. »

 

« Dans l’admirable aspect que je contemple en vous

brille je ne sais quoi de divin, répondis-je,

qui transforme les traits que j’ai d’abord connus ;

 

et c’est pourquoi je fus si lent à te connaître :

mais ce que tu me dis me remet sur la voie,

et il m’est plus aisé de me ressouvenir.

 

Mais dis-moi cependant, tout en étant heureux,

ne désirez-vous pas un lieu plus éminent,

soit pour mieux contempler ou pour être plus près ? »

 

Elle sourit d’abord, avec les autres ombres,

un peu, puis répondit avec tant d’allégresse

qu’elle semblait brûler du premier feu d’amour :

 

« Frère, la charité apaise pour toujours

tous nos autres désirs, et nous ne souhaitons

que ce que nous avons, sans connaître autre soif.

 

Si jamais nous rêvions d’être placés plus haut,

notre désir serait différent du vouloir

de Celui qui nous mit à la place où nous sommes ;

 

tu verras que cela ne serait pas possible ;

dans cet orbe, obéir à l’amour est necesse :

et tu sais bien quelle est de l’amour la nature ;

 

car pour cet esse heureux il est essentiel

de borner nos désirs aux volontés divines,

puisque nos volontés ne font qu’un avec elles.

 

Le fait d’être placés, à travers tout ce règne,

sur plus d’un échelon, est agréable au règne

ainsi qu’au Roi qui veut qu’on veuille comme lui.

 

C’est dans sa volonté qu’est tout notre repos ;

c’est elle, cette mer où vont tous les objets,

ceux qu’elle a faits et ceux qu’a produits la nature. »

 

Je compris clairement comment le Paradis

est partout dans le ciel, quoique du Bien suprême

n’y pleuve pas partout également la grâce.

 

Mais il advient parfois qu’ayant assez d’un mets,

tandis que l’appétit d’un autre dure encore,

on rend grâce pour l’un et on demande l’autre.

 

Je fis pareillement de geste et de parole,

car je voulais savoir quelle était cette toile

que n’avait pas fini de tisser sa navette.

 

« Des mérites sans pair, une parfaite vie,

dit-elle, ont mis plus haut la femme dont la loi

dans le monde régit ce voile et cet habit[28],

 

qui font qu’on veille et dort jusqu’au jour de la mort

aux côtés de l’Époux satisfait de ces vœux

qu’appellent à la fois son désir et l’amour.

 

Jeune encore, j’ai fui le monde pour la suivre,

et je vins me cacher sous son habit sacré,

promettant de garder les chemins de son ordre.

 

Mais des hommes bientôt, plus faits au mal qu’au bien,

sont venus me ravir à ma douce clôture,

et Dieu sait quelle fut depuis ce jour ma vie !

 

Vois cette autre splendeur qui se montre à tes yeux

à ma droite, où paraît venir se refléter

tout l’éclat lumineux de la sphère où nous sommes :

 

ce que j’ai dit de moi convient pour elle aussi ;

elle était au couvent et d’autres hommes vinrent

l’arracher à l’abri du bandeau consacré.

 

Ayant été rendue au monde de la sorte,

contre son propre gré, contre les bons usages,

son âme malgré tout resta fidèle au voile.

 

Cet éclat est celui de la grande Constance[29]

qui, depuis, du second ouragan de Souabe

engendra la troisième et dernière tourmente. »

 

Elle me dit ces mots et puis, ayant parlé,

elle s’évanouit en chantant un Ave,

comme un corps lourd qui roule au fond d’une eau sans fin.

 

Mon regard la suivit aussi loin que je pus

l’apercevoir encore, et lorsqu’il la perdit,

il revint à l’objet de son plus grand désir,

 

se fixant à nouveau sur Béatrice seule ;

mais elle scintilla tout d’abord dans mes yeux

si fort, que je ne pus en supporter la vue,

 

et je fus moins pressé de la questionner.

 

CHANT IV

 

Choisir entre deux mets également distants

et excitants serait, si le choix était libre,

mourir de faim avant de toucher à l’un d’eux.

 

Ainsi, l’agneau devrait sentir deux fois la peur

de deux loups carnassiers qui s’avancent vers lui ;

ainsi, le chien devrait rester entre deux daims[30].

 

Si donc je me taisais, c’était bien malgré moi,

suspendu que j’étais au milieu de mes doutes,

et je n’en méritais ni blâme ni louanges.

 

Je me taisais ; pourtant mon désir se montrait

comme peint au visage, avec mes questions,

beaucoup plus vivement que par un vrai discours.

 

Béatrice imita ce que fit Daniel

lorsqu’il tranquillisa Nabuchodonosor

que sa rage rendait injustement cruel[31].

 

Elle dit : « Je vois bien qu’un désir te tourmente,

en s’opposant à l’autre, en sorte que ton soin

s’embarrasse en lui-même et ne peut s’exprimer.

 

Si persiste, dis-tu, la bonne intention,

comment la volonté violente des autres

pourrait-elle amoindrir l’éclat de nos mérites ?

 

 

Tu trouves, d’autre part, des raisons de douter

du retour supposé des âmes aux étoiles,

si nous nous en tenons aux dires de Platon[32].

 

Voici les questions qui sur ta volonté

pressent également ; et pour cette raison

je traiterai d’abord de la plus venimeuse.

 

Celui des séraphins qui voit Dieu de plus près,

Moïse et Samuel et celui des deux Jean

que tu préféreras, aussi bien que Marie

 

ne font pas leur séjour dans un ciel différent

de celui des esprits que tu vis tout à l’heure,

et leur être n’aura ni plus ni moins d’années[33] ;

 

ils embellissent tous la première des sphères,

quoique leur douce vie y coule en sens divers,

selon qu’ils sentent plus ou moins l’esprit divin.

 

Si. tu les vois ici, ce n’est pas que cet orbe

leur soit prédestiné, mais comme témoignage

de ce céleste état qui se trouve plus haut[34].

 

C’est ainsi qu’il convient de parler à l’esprit

de l’homme, qui n’apprend qu’à l’aide de ses sens

ce qu’ensuite il transforme en biens de l’intellect.

 

C’est pourquoi l’Écriture accepta de descendre

jusqu’à vos facultés, attribuant à Dieu

des jambes et des mains, qu’elle entend autrement,

 

et que la sainte Église a fait représenter

Gabriel et Michel sous un aspect humain,

et ce troisième aussi, guérisseur de Tobie.

 

Quant à ce qu’au sujet des âmes dit Timée,

cela n’est pas d’accord avec ce que tu vois,

admettant qu’il le faut prendre au pied de la lettre.

 

S’il y dit que l’esprit retourne à son étoile,

c’est qu’il croit qu’elle en fut autrefois détachée,

quand la nature eh fit la forme de son corps.

 

Peut-être sa pensée est-elle différente

de ce que dit sa phrase, et son intention

pourrait bien mériter mieux qu’une raillerie.

 

Si par ce qui retourne à l’étoile il entend

le blâme ou bien l’honneur de sa propre influence,

il se peut que son trait frappe assez près du but.

 

On sait que ce concept mal compris a fait naître

jadis l’égarement de presque tout un monde

qui révérait Mercure et Mars et Jupiter[35].

 

Quant au doute second qui te préoccupait,

il a moins de venin, car sa malignité

ne lui suffirait pas pour t’éloigner de moi.

 

Parfois notre justice, en effet, semble injuste

aux regards des mortels, mais c’est un argument

qui sert la foi plutôt que l’hérésie impie.

 

Et comme il est possible à votre entendement

de pénétrer au cœur de cette vérité,

je vais te contenter au gré de ton désir.

 

Dans toute violence où celui qui la souffre

contre son oppresseur n’a pas fait résistance,

les âmes n’ont pas eu d’excuse suffisante,

 

car on n’étouffe pas un vouloir qui résiste,

mais, pareil à la flamme, il redresse la tête,

même si mille fois l’abat un dur effort.

 

S’il finit par céder, que ce soit plus ou moins,

il suit la violence : et celles-ci[36] l’ont fait,

qui pouvaient retourner au refuge sacré.

 

Car, si leur volonté fût demeurée entière,

telle que l’eut toujours saint Laurent sur le gril,

ou comme Mucius ennemi de sa main,

 

elle les aurait fait revenir, sitôt libres,

par le même chemin qu’on les forçait à prendre ;

mais on ne trouve plus de telles volontés.

 

Si tu pénètres donc le sens de mon discours,

il devrait te suffire à supprimer l’erreur

qui pouvait, malgré tout, t’inquiéter souvent.

 

Mais voici maintenant qu’un écueil différent

se présente à l’esprit, et tel que, par toi-même,

tu te fatiguerais avant de l’éviter.

 

J’ai mis dans ton esprit comme une certitude

qu’une âme bienheureuse est du suprême Vrai

la voisine éternelle, et ne saurait mentir ;

 

mais tu viens d’écouter Piccarda qui disait

que Constance a toujours gardé l’amour du voile :

il semble qu’en cela nous nous contredisons[37].

 

Frère, il est arrivé souvent dans le passé

que, pour fuir le danger, on fît, bien malgré soi,

des choses qu’autrement on ne voudrait pas faire :

 

témoin cet Alcméon qui, prié par son père

de mettre à mort sa mère, avait obtempéré,

devenant criminel pour être obéissant[38].

 

Or, dans un cas pareil, je veux que tu comprennes

comment, la volonté se pliant à la force,

l’offense qui s’ensuit devient impardonnable.

 

Le vouloir absolu n’admet pas le péché ;

et s’il a transigé, c’est parce qu’il craignait

que son abstention n’augmente son malheur.

 

Ainsi, quand Piccarda s’exprimait de la sorte,

elle se référait au vouloir absolu,

moi, je pensais à l’autre[39], et les deux disions vrai. »

 

Tels étaient lors les flots de la sainte rivière

qui jaillissaient du puits d’où sourd la vérité,

apaisant à la fois l’un et l’autre désir.

 

« Vous, du premier amant l’amour, lui répondis-je,

dont le discours m’inonde et réchauffe mon cœur,

si bien qu’il me ranime un peu plus chaque fois,

 

toute ma gratitude est trop insuffisante

pour rendre aux grâces grâce : ainsi donc, que Celui

qui voit et qui peut tout réponde ici pour moi.

 

Oui, j’ai bien remarqué que notre intelligence

n’est jamais satisfaite, en l’absence du vrai

hors duquel on ne trouve aucune vérité.

 

Elle y va reposer comme la bête au gîte

dès qu’elle l’a rejoint ; et elle peut l’atteindre,

sinon, tous les désirs seraient pour nous en vain.

 

Car ce sont eux qui font, comme une pousse, naître

le doute au pied du vrai ; la nature elle-même

monte de butte en butte et nous mène au sommet.

 

Et c’est ce qui m’engage et ce qui me rassure

pour demander, ma dame, avec tout le respect,

une autre vérité qui demeure confuse.

 

J’aimerais bien savoir si l’on peut satisfaire

aux vœux abandonnés, au moyen d’autres biens

qui ne soient pas mesquins, pesés dans vos balances. »

 

Béatrice posa sur moi ses yeux remplis

d’étincelles d’amour, d’un regard si divin

que mon pouvoir vaincu ne put le soutenir

 

et, baissant le regard, je faillis défaillir.

 

CHANT V

 

« Si je flambe à tes yeux dans le feu de l’amour,

plus fort qu’on ne saurait le concevoir sur terre,

au point que de tes yeux j’offusque le pouvoir,

 

n’en sois pas étonné : cela vient de la vue

parfaite qui, sitôt qu’elle aperçoit le bien,

sans perdre un seul instant se dirige vers lui.

 

J’observe cependant que ton intelligence

fait déjà resplendir la lumière éternelle,

qui donne de l’amour aussitôt qu’on la voit ;

 

et si d’autres objets séduisent votre cœur,

c’est que vous y trouvez les résidus informes

de cet unique amour, brillant en transparence.

 

Tu veux savoir de moi si par d’autres services,

malgré des vœux manques, on pourrait obtenir

lors du dernier procès l’assurance de l’âme. »

 

C’est de cette façon que commença ce chant

Béatrice ; après quoi, poursuivant son discours,

elle développa son saint raisonnement :

 

« La plus chère vertu que Dieu dans sa largesse

mit dans sa créature et qui répond le mieux

à sa propre bonté, la plus douce à ses yeux,

 

ce fut la liberté de ses décisions,

dont les êtres doués d’intelligence, eux seuls,

furent alors pourvus et le sont depuis lors.

 

Or, en y pensant mieux, tu comprendras sans doute

l’importance d’un vœu, s’il fut fait de façon

que Dieu consente aussi, quand tu consens toi-même,

 

puisque l’homme, en signant ce contrat avec Dieu,

spontanément s’engage à lui sacrifier

ce trésor précieux dont j’ai dit l’intérêt.

 

Partant, que pourrait-on proposer en échange ?

Si tu crois que tes dons servent à cet usage,

c’est d’un bien mal acquis vouloir de bons effets[40].

 

Te voilà rassuré sur ce point capital ;

pourtant, comme l’Église en donne des dispenses

qui semblent infirmer ce que je viens de dire,

 

il ne faut pas encore abandonner la table,

car l’aliment trop cru que tu viens d’avaler

demande encor qu’on l’aide avant d’être accepté.

 

Ouvre donc ton esprit à ce que je te montre

et retiens tout ceci : le savoir ne vient pas

du seul fait de comprendre, il y faut la mémoire.

 

Si de ce sacrifice on regarde l’essence,

on y voit deux aspects : d’un côté l’on distingue

un objet, et de l’autre une obligation.

 

Or, on ne peut jamais supprimer celle-ci,

sauf en l’exécutant ; et c’est à son sujet

que je parlais tantôt avec tant de détail ;

 

c’est pourquoi chez les Juifs on jugeait nécessaire

le devoir de donner, bien que parfois l’offrande

changeât de contenu, comme tu dois savoir.

 

Pour l’objet, tu comprends qu’il s’agit de matière :

il se peut qu’il soit tel qu’on puisse sans erreur

le remplacer parfois par quelque autre matière[41].

 

Mais personne ne doit faire changer d’épaule

cette charge à lui seul ou de son propre chef,

sans que tournent d’abord la clef blanche et la jaune[42] :

 

la substitution est toujours insensée,

si l’objet qu’on reprend n’était pas contenu

comme quatre dans six dans l’objet qui remplace.

 

Si donc du remplaçant la valeur n’est pas telle

qu’irrésistiblement il penche la balance,

on ne peut acquitter par aucune autre offrande.

 

Ne prenez pas, mortels, les vœux à la légère !

Réfléchissez d’abord, ne soyez pas aveugles,

évitez de Jephté l’erreur du premier vœu[43] ;

 

car mieux valait pour lui dire : « J’ai mal agi ! »

que de faire le pire en l’observant. De même,

le commandant des Grecs ne fut pas moins stupide,

 

qui fit sur sa beauté pleurer Iphigénie,

et pleurer sur son sort les sages et les fous,

en entendant parler d’un culte si nouveau.

 

Soyez, chrétiens, plus lents dans vos décisions !

N’imitez pas la plume, emportée à tout vent,

car n’importe quelle eau ne peut pas vous laver.

 

Vous avez le Nouveau et le Vieux Testament ;

le pasteur de l’Église est là pour vous guider :

cela doit être assez, pour trouver le salut !

 

Et si la soif du gain vous inspire autre chose,

il faut agir en hommes, et non pas en moutons,

pour que chez vous le Juif ne se moque de vous.

 

Et ne faites jamais comme l’agneau qui laisse

de sa mère le lait par simple espièglerie,

afin d’aller, par jeu, se battre avec son ombre. »

 

Béatrice me dit ce que je viens d’écrire,

puis elle se tourna, d’un grand désir poussée,

vers cette région où le monde est plus vif[44].

 

Son silence et l’aspect qui la transfigurait

imposaient le silence à mon esprit avide,

où d’autres questions se pressaient sans arrêt ;

 

et pareil au carreau qui vient frapper le but

dès avant que la corde ait cessé de vibrer,

notre vol arrivait au second des royaumes.

 

Là, je vis que ma dame était si radieuse,

dès qu’elle eut pénétré dans l’éclat de ce ciel,

que plus resplendissante en devint la planète.

 

Si l’étoile sourit et changea de visage,

que devais-je sentir, moi, qui de ma nature

suis enclin à changer de toutes les façons ?

 

Comme dans un vivier à l’eau tranquille et pure

accourent les poissons vers tout ce qu’on leur jette

du dehors, en pensant que c’est de la pâture,

 

de même je vis là plus de mille splendeurs

se diriger vers nous, et chacune disait :

« Voici quelqu’un qui vient augmenter nos amours ! »[45]

 

Et comme chacun d’eux s’approchait davantage,

on pouvait voir l’esprit qui, rempli d’allégresse,

résidait dans chacun des éblouissements.

 

Pense, si le récit que je commence ici

s’interrompait, lecteur, comme tu sentirais

le désir angoissant d’en savoir davantage ;

 

et par toi tu verras comment je désirais

apprendre de ceux-ci quel était leur destin,

aussitôt qu’à mes yeux ils se manifestèrent.

 

« Ô toi, mortel heureux et bien né, que la grâce

du triomphe éternel laisse admirer les trônes,

avant d’abandonner l’état de la milice,

 

nous sommes embrasés par l’éclat répandu

dans tout ce ciel ; partant, si de nous tu désires

savoir quoi que ce soit, satisfais ton envie ! »

 

C’est ainsi que me dit l’un des pieux esprits ;

et Béatrice : « Dis ; parle avec assurance,

crois ce qu’ils te diront, comme l’on croit aux dieux ! »

 

« Je vois bien, dis-je alors, que tu t’es fait un nid

dans ta propre splendeur, qui jaillit de tes yeux,

car je les vois briller pendant que tu souris ;

 

j’ignore cependant qui tu fus, âme digne,

et pourquoi tu jouis du cercle de ce globe[46]

qui se voile aux mortels sous les rayons d’un autre. »

 

Je demandai ceci, me tournant vers l’éclat

qui parla le premier ; et il devint alors

bien plus resplendissant qu’il n’était tout d’abord.

 

Et pareil au soleil qui se cache parfois

dans son éclat trop grand, à l’heure où la chaleur

consume les vapeurs qui semblaient l’amoindrir,

 

sa plus grande liesse également cachait

cette sainte figure au creux de ses rayons ;

et ainsi prise, prise elle me répondit

 

comme chante le chant qui suit un peu plus loin.

CHANT VI

 

« Après que Constantin eut retourné les aigles

contre le cours du ciel, qu’elles avaient suivi

sur le pas de l’aïeul, époux de Lavinie[47],

 

cent et cent ans et plus resta l’oiseau de Dieu

au nid qu’il s’était fait sur le bord de l’Europe

et non loin de ces monts dont il sortit d’abord ;

 

et là, sous le couvert de ses plumes sacrées,

passant de main en main, il gouverna le monde

et, en changeant ainsi, termina par m’échoir.

 

Oui, je fus empereur, je suis Justinien ;

mû par la volonté d’un souverain amour,

j’ai supprimé des lois l’excessif et le vain.

 

Avant de consacrer mes soins à cet ouvrage,

j’admettais dans le Christ une seule nature[48],

et j’étais satisfait avec cette croyance,

 

jusqu’à ce qu’Agapet, ce bienheureux qui fut

le suprême pasteur, m’eût avec ses discours

enseigné le chemin de la foi véritable.

 

Je crus à sa parole, et maintenant son dire

m’est devenu plus clair que pour toi la présence

du faux pris dans le vrai des contradictions[49].

 

Sitôt que je suivis les sentiers de l’Église,

la divine faveur a voulu m’inspirer

cet important ouvrage[50], et j’y mis tout le temps,

 

me fiant, pour la guerre, aux soins de Bélisaire :

comme la main du ciel le protégeait partout,

j’ai su que je devais m’en reposer sur lui.

 

Je viens de contenter ta première demande

par ce que je t’ai dit ; cependant sa nature

m’oblige à t’ajouter une certaine suite,

 

pour que tu puisses voir avec quels justes titres

on veut se soulever contre l’emblème saint[51],

les uns pour l’usurper, d’autres pour le combattre.

 

Vois combien de hauts faits l’ont déjà rendu digne

de respect, à partir de cette heure où Pallas

pour lui faire un royaume avait donné sa vie[52].

 

Tu sais comment dans Albe il fixa sa demeure

pendant plus de cent ans, jusqu’au jour de la fin,

quand les trois contre trois ont combattu pour lui.

 

Tu sais ce qu’il a fait, du chagrin des Sabins

au malheur de Lucrèce, aux mains de ses sept rois,

soumettant alentour les peuplades voisines.

 

Tu sais ce qu’il a fait, porté par les vaillants

Romains contre Brennus et puis contre Pyrrhus,

contre les autres rois, contre les républiques,

 

grâce à quoi Torquatus et Quintius au nom

tiré de ses cheveux mal peignés[53], Decius,

Fabius, ont gagné le renom que je loue.

 

C’est lui qui terrassa des Arabes[54] l’orgueil

passant sous Annibal les alpestres rochers

d’où le courant du Pô descend dans la campagne.

 

C’est sous lui que Pompée et Scipion jouirent

tout jeunes du triomphe ; et il parut bien dur

à ceux de la colline où tu vis la lumière[55].

 

Puis, à peu près au temps où le ciel voulut rendre

au monde l’ordre heureux qui fut partout le sien,

César vint s’en saisir, avec l’accord de Rome.

 

Ce qu’il a fait alors, du Var jusques au Rhin,

l’Isère avec la Loire et la Seine l’ont vu,

et tous les affluents qui grossissent le Rhône.

 

Et ce qu’il fit ensuite, au départ de Ravenne,

passant le Rubicon, fut d’un vol si hardi

que la langue et la plume ont du mal à le suivre.

 

Du côté de l’Espagne il porta son essor,

puis contre Durazzo, frappant si fort Pharsale,

que le Nil embrasé frémissait de douleur.

 

Lors il revit l’Antandre avec le Simoïs

où fut son nid premier, et le tombeau d’Hector,

et puis reprit son vol, abattant Ptolémée.

 

Tombant comme la foudre, il fonça sur Juba,

puis vers votre Occident il redressa son aile,

à l’heure où de Pompée éclatait la fanfare.

 

Et tout ce qu’accomplit le suivant porte-enseigne,

Brutus et Cassius là, dans l’Enfer, l’aboient,

et Modène et Pérouse en ont porté le deuil.

 

Il fit pleurer aussi la triste Cléopâtre

qui, fuyant devant lui, demandait à l’aspic

une mort ténébreuse aussi bien que soudaine.

 

Il courut avec lui jusqu’aux ondes vermeilles,

et le monde sous lui connut une paix telle,

qu’on dut fermer la porte au temple de Janus.

 

Mais ce que l’étendard qui conduit mon discours

a fait par le passé, ce qu’il a fait ensuite

au royaume mortel soumis à son pouvoir,

 

apparaît comme obscur et insignifiant,

si l’on voit d’un cœur pur et d’un œil clairvoyant

ce qu’il fit dans la main du troisième César ;

 

car le juge éternel qui dicte mes paroles

lui céda, lorsqu’il fut dans la main que je dis,

l’honneur de la vengeance où son courroux prit fin[56].

 

Admire maintenant ce que j’ajoute ici :

plus tard, avec Titus, il courut pour venger

la vengeance, rachat de notre ancien péché.

 

Et quand la dent lombarde ensuite voulut mordre

l’Église, ce fut lui qui couvrit de son aile

Charlemagne vainqueur, qui la vint secourir.

 

Or, tu peux maintenant former un jugement

sur ceux que j’accusais tantôt et sur leurs crimes,

qui de tous vos malheurs sont la cause première.

 

L’on oppose parfois l’universel symbole

aux lis d’or ; l’on en fait l’emblème d’un parti[57] ;

et l’on ne voit pas bien quel est le plus coupable.

 

Qu’ils fassent leurs complots, mais sous une autre

les Gibelins ; c’est mal servir sous celle-ci, enseigne,

que de la maintenir si loin de la justice !

 

Que ce Charles[58] nouveau, secondé par ses Guelfes,

ne pense pas l’abattre, et qu’il craigne la serre

qui tira plus d’un poil à de plus fiers lions !

 

Souvent, dans le passé, les enfants ont pleuré

par la faute du père ; et qu’on ne pense plus

que Dieu pourrait changer ses armes pour les lis !

 

Cette petite étoile renferme en son enceinte

les esprits vertueux qui se sont employés

à faire que la gloire et l’honneur leur survivent ;

 

et lorsque les désirs se proposent ce but,

ce chemin détourné fait que de l’amour vrai

le rayon monte au ciel avec plus de lenteur.

 

Mais c’est un autre aspect de notre heureux état,

que cette égalité du mérite et des gages,

qui fait qu’on ne les veut ni moindres ni plus grands.

 

Le vivant justicier modère dans nos cœurs

si bien notre désir, que l’on ne peut jamais

le tordre dans le sens de quelque iniquité.

 

Diversité de voix fait la douce musique :

de même parmi nous des sièges différents

produisent dans nos cieux une douce harmonie.

 

Et dans l’intérieur de cette marguerite

brille d’un grand éclat ce Romieu, dont l’ouvrage,

quoiqu’il fût grand et beau, fut mal récompensé[59].

 

Mais tous les Provençaux qui tramaient contre lui

n’en ont pas ri ; partant, mal choisit son chemin

qui paie avec le mal le bien fait par un autre.

 

Car Raymond Bérenger avait eu quatre filles,

qui toutes ont régné : ce résultat était

l’œuvre de ce Romieu, modeste et sans parents.

 

Les intrigues, plus tard, de certains envieux

lui firent demander des comptes à ce juste,

qui lui rendit pour dix, sept et cinq à la fois.

 

Et il partit, bien vieux et sans un sou vaillant ;

si le monde savait ce qu’il avait au cœur,

lorsqu’il dut mendier pour un morceau de pain,

 

quoiqu’on le loue assez, on le louerait plus. »

 

CHANT VII

 

« Hosanna sanctus Deus Sabaoth

superillustrans claritate tua

felices ignes horum malacoth. »[60]

 

Ainsi, faisant retour aux notes de son chant,

je vis bientôt après chanter cette substance

sur laquelle se joint une double clarté[61].

 

Avec d’autres esprits, elle reprit sa danse

et comme un grand envol d’étincelles rapides

ils plongèrent au fond des distances soudaines.

 

Il me restait un doute et je pensais : « Dis-lui !

dis-le-lui ! dis-le-lui ! » me disais-je, à ma dame

qui sait calmer ma soif avec de douces gouttes.

 

Cependant, la ferveur qui s’empare de moi

quand j’entends seulement prononcer B ou ice,

me tenait engourdi, comme lorsqu’on s’endort.

 

Béatrice ne put me voir dans cet état

et elle commença, m’éclairant d’un sourire

qui me rendrait heureux même au milieu du feu :

 

« Ma perspicacité qui voit tout m’avertit

que tu ne parviens pas à comprendre pourquoi

il convient de punir une juste vengeance[62].

 

Mais j’aurai vite fait de supprimer tes doutes ;

écoute-moi donc bien, parce que mes paroles

t’apporteront le don de vérités profondes.

 

N’ayant pas accepté de mettre un frein utile

à son vouloir, celui qui fut homme sans naître[63],

damna toute sa race en se damnant lui-même.

 

Par lui, l’espèce humaine est demeurée infirme,

dans une grande erreur, pendant beaucoup de siècles,

jusqu’au jour où de Dieu le Verbe est descendu

 

et daigna réunir la nature éloignée

de son premier auteur à sa propre personne,

par la seule vertu de l’amour éternel.

 

Réfléchis maintenant à ce que je te dis :

cette même nature, unie au créateur

telle qu’il l’avait faite, était bonne et sans tache ;

 

mais par sa propre faute elle se vit ensuite

bannir du Paradis, pour avoir délaissé

la route véridique et son propre chemin.

 

Ainsi, le châtiment imposé par la croix

fut, en considérant la nature empruntée,

plus juste que nul autre, avant ou bien depuis ;

 

mais on ne fit jamais une plus grande offense,

si l’on pense à Celui qui la dut supporter

et à qui s’ajoutait la nature nouvelle.

 

C’est pourquoi l’acte unique eut des effets divers :

cette mort plut à Dieu en même temps qu’aux Juifs ;

elle ébranla la terre et fit s’ouvrir le ciel.

 

II ne te sera plus difficile d’admettre

qu’on dise désormais qu’une juste vengeance

fut vengée à son tour par une juste cour.

 

Mais je vois maintenant ton esprit s’embrouiller

de penser en penser, jusqu’à former un nœud

dont il est désireux de se voir dépêtrer.

 

Tu te dis : « Je comprends très bien ce que j’entends ;

mais j’ignore toujours pourquoi précisément

Dieu choisit ce moyen pour racheter les hommes. »

 

Frère, ce décret-là demeure enseveli

aux regards de tous ceux qui n’ont pas encor pu

sublimer leur esprit aux flammes de l’amour.

 

Pourtant, comme ce but a bien souvent été

regardé, soupesé, bien mal interprété,

je te dirai pourquoi ce moyen fut plus digne.

 

La divine bonté, qui brûle en elle-même

et qui repousse au loin tout penser égoïste,

dispense son éclat aux beautés éternelles.

 

Ce qui dérive d’elle immédiatement

ne connaît pas de fin : la marque de son coin

demeure inaltérable, une fois mis le sceau.

 

Ce qui dérive d’elle immédiatement

est libre tout à fait, car il n’est pas soumis

aux vertus des objets nouvellement créés.

 

Plus l’objet lui ressemble, et plus il doit lui plaire,

car cette sainte ardeur qui rayonne sur tout

a d’autant plus d’éclat qu’elle l’imite mieux.

 

Or, quant à l’homme, il peut tirer des avantages

de chacun de ces dons[64] ; et si l’un seul lui manque,

on le voit aussitôt déchoir de sa noblesse.

 

Le seul péché lui fait perdre sa liberté

et toute ressemblance avec le Bien suprême,

en sorte qu’il reçoit bien moins de sa clarté ;

 

il ne retrouvera jamais sa dignité,

sans bien remplir d’abord ce que vidaient ses fautes,

payant d’un juste deuil ses coupables plaisirs.

 

Votre nature humaine ayant dans son ancêtre

péché toute à la fois, fut à la fin privée

de cette dignité comme du paradis ;

 

et si tu réfléchis avec attention,

elle ne les pouvait recouvrer nullement,

si ce n’est en passant par l’un de ces deux gués :

 

ou bien que Dieu lui-même, usant de bienveillance,

pardonnât, ou que l’homme eût enfin racheté

par ses propres moyens son ancienne folie.

 

Plonge donc ton regard au sein de cet abîme

du conseil éternel ; autant que tu pourras,

suis attentivement le fil de mon discours !

 

Pour l’homme, il ne pouvait, à cause de ses bornes,

se racheter jamais, ne pouvant pas descendre

et de son repentir fournir le témoignage,

 

autant qu’en sa révolte il prétendait monter ;

et pour cette raison il n’était pas à même

de satisfaire au ciel par ses propres moyens.

 

II fallait donc que Dieu, par l’emploi de ses voies,

j’entends par l’une seule ou par les deux conjointes[65],

vînt restituer l’homme à sa vie intégrale.

 

Cependant, l’œuvre étant d’autant plus agréable

à celui qui l’a fait, qu’elle fait mieux la preuve

de la bonté du cœur qui la conçut d’abord,

 

la divine Bonté qui modèle le monde

voulut bien vous remettre à la hauteur d’avant,

usant des deux moyens à la fois, dans ce but.

 

Depuis le jour premier jusqu’à la nuit dernière

on ne vit ni verra jamais de procédé

plus noble et généreux, dans aucun des deux sens ;

 

car, se donnant lui-même afin que l’homme pût

se relever enfin, Dieu fut plus libéral

que s’il avait voulu simplement pardonner.

 

Pour sa justice aussi, tous les autres moyens

étaient insuffisants, tant que le Fils de Dieu

n’allait s’humilier en s’incarnant pour vous.

 

Enfin, pour bien répondre à toutes tes demandes,

je m’en vais t’éclairer certains autres détails,

pour que tu puisses voir aussi clair que moi-même.

 

Tu dis : « Je vois bien l’eau, je vois aussi le feu,

l’air ainsi que la terre et que tous leurs mélanges,

qui se corrompent tous et ne durent qu’un temps.

 

Pourtant, tous ces objets furent aussi créés ;

et, si ce qu’on m’a dit était la vérité,

nulle corruption ne devrait les toucher. »

 

Les anges seulement, frère, et ce pur pays

où l’on est à présent, furent d’abord créés

tout tels que tu les vois et dans leur être entier ;

 

mais tous ces éléments que tu viens de nommer,

ainsi que les objets qui se composent d’eux,

ne sont que le produit d’une vertu créée.

 

Leur matière, en effet, était chose créée ;

la puissance informante elle aussi fut créée

dans chaque astre qui tourne autour de leur destin[66].

 

L’âme de l’animal ou celle de la plante

vient aux complexions dûment potentiées

de l’éclat et du cours de ces saintes lumières ;

 

la suprême Bonté cependant fit votre âme

immédiatement, la rendant amoureuse

d’elle, pour qu’elle en soit sans cesse désirée.

 

Partant de tout cela, tu pourras mieux comprendre

la résurrection de vos corps, si tu penses

comment on a formé la chair de tous les hommes,

 

le jour où furent faits les deux premiers parents. »[67]

 

CHANT VIII

 

Les gens pensaient jadis, au temps de leur danger[68],

que la belle Cypris faisait irradier

le fol amour, tournant au troisième épicycle[69].

 

C’est pourquoi les Anciens, dans leur antique erreur,

lui rendaient des honneurs, faisant non seulement

des invocations avec des sacrifices,

 

mais adoraient aussi Dione et Cupidon,

en tant que mère l’une et l’autre en tant que fils,

et plaçaient cet enfant dans les bras de Didon[70].

 

C’est d’elle, qui fournit le début de mon chant,

qu’ils ont tiré le nom de l’astre dont tantôt

le soleil vient flatter le front, tantôt la nuque.

 

Je ne m’aperçus pas que j’y venais d’entrer[71] ;

je fus pourtant bientôt certain de m’y trouver,

en voyant devenir ma dame encor plus belle.

 

Et comme dans la flamme on voit une étincelle,

ou comme l’on distingue une voix dans une autre,

quand l’une tient la note et l’autre vocalise,

 

je vis dans sa clarté d’autres flambeaux encore

qui s’agitaient en rond, tournant plus ou moins vite,

je suppose, en suivant leur vue intérieure[72].

 

Le vent, qu’il soit visible ou non, ne tombe pas

des nuages glacés assez rapidement

pour qu’il ne semble pas trop lent et empêché

 

à celui qui verrait ces lumières divines

arriver en courant, interrompant la ronde

qu’ils commençaient plus haut, parmi les Séraphins.

 

Dans celles que je vis venir plus près de nous

sonnait un hosanna si beau, que par la suite

le désir m’est resté de le rentendre encor.

 

Puis l’une d’elles vint tout à fait près de nous

et fut seule à parler : « Nous sommes toutes prêtes

à te faire plaisir : dis ce que tu désires !

 

Nous faisons une ronde aussi vite et la même,

avec la même soif, que ces princes célestes

auxquels tu dis jadis, en chantant pour les hommes :

 

« Vous, du troisième ciel intelligence active »[73] ;

et notre amour est tel que, pour te satisfaire,

un instant de repos nous serait aussi doux. »

 

Ayant jeté d’abord vers ma dame un regard

empreint d’un grand respect, et ayant reçu d’elle

de son consentement une heureuse assurance,

 

je retournai les yeux vers la voix de lumière

qui venait de s’offrir : « Qui fûtes-vous, de grâce ? »

lui demandai-je alors affectueusement.

 

Comme et combien je vis s’augmenter tout à coup,

à ce nouveau bonheur qui venait s’ajouter,

quand je lui répondis, à sa première joie !

 

En brillant de la sorte, elle finit par dire :

« Mon temps fut bref là-bas ; mais si j’avais vécu,

bien des maux qui seront n’auraient jamais eu lieu.

 

Mon état bienheureux qui rayonne alentour

me dérobe au regard et te cache mes traits,

à l’instar de l’insecte en ses langes de soie.

 

Tu m’as beaucoup aimé : ce n’est pas sans raison,

car, si j’avais vécu, je t’aurais pu montrer

de mon amour pour toi plus que les simples feuilles[74].

 

Le pays qui du Rhône atteint la rive gauche

après que celui-ci reçoit l’eau de la Sorgue,

savait que je devais être un jour son seigneur ;

 

et d’Ausonie aussi cette pointe où fleurissent

Gaëte avec Catone et Bari, lorsqu’on passe

l’endroit où Tronte et Vert se jettent dans la mer.

 

Mais déjà sur mon front scintillait la couronne

de cet autre pays que baigne le Danube

après avoir quitté les rives allemandes.

 

Trinacria la belle en même temps (noircie

de Pachine à Pélore, au-dessus de ce golfe

qui soutient de l’Eurus les plus rudes assauts,

 

par le soufre qui sort, et non pas par Typhée) [75],

pourrait attendre encor les rois qui sont les siens

et descendraient par moi de Rodolphe et de Charles,

 

si le gouvernement de ces mauvais seigneurs,

pesant comme il le fait sur le peuple opprimé,

n’eût soulevé Palerme aux cris d’« À mort ! À mort ! »

 

Si mon frère pouvait prévoir à temps ces maux,

il saurait éviter l’avide pauvreté

des Catalans[76], et fuir le danger qui le guette ;

 

car effectivement il faut qu’il prenne soin

lui-même ou quelqu’un d’autre, afin que son esquif,

déjà trop alourdi, ne prenne plus de charge.

 

D’ancêtres généreux il descendit avare ;

et il aurait besoin de chercher des ministres

qui sachent faire mieux qu’empiler dans les coffres. »

 

« Croyant, comme je crois, que l’immense allégresse

que ton discours, seigneur, verse dans ma poitrine,

telle que je la vois, est visible à tes yeux,

 

à l’endroit où tout bien se termine et commence,

cela me réjouit d’autant ; et plus encore,

sachant que tu la vois en regardant en Dieu.

 

Toi qui me rends heureux, rends mon esprit plus clair,

puisque par tes propos tu suscites ce doute :

comment la graine douce engendre l’amertume ? »[77]

 

Ainsi lui dis-je ; et lui : « Si je puis te montrer

certaine vérité, tu verras clairement

que tu tournes le dos à ce que tu dois voir.

 

Le Bien qui met en branle et rend heureux le règne

où tu montes, répand sa providence en sorte

qu’elle devient vertu dans chacun de ces astres ;

 

et son intelligence étant parfaite en soi,

non seulement prévoit chaque nature à part,

mais de chacune aussi le salut éternel.

 

Ainsi donc, chaque trait qui jaillit de cet arc

s’en va prêt à toucher la fin prédestinée,

comme la flèche vole et touche droit au but.

 

Si cela n’était pas, le ciel où tu chemines

produirait ses effets dans un si grand désordre,

qu’au lieu d’être un concert, ce seraient des ruines ;

 

ce qui ne peut pas être, à moins d’être imparfaits

les esprits dont le ciel reçoit le mouvement,

et le premier de tous, qui les fit imparfaits[78].

 

Sur cette vérité veux-tu plus de lumière ? »

« Oh non ! lui répondis-je ; on ne saurait, je vois,

fatiguer la nature en ce qu’elle doit faire. »

 

« Maintenant dis, fit-il : sur la terre, la vie

pour l’homme, sans cité, serait-elle aussi bonne ? »

Je répondis : « Non, non : la preuve est inutile. »

 

« Et la cité peut-elle exister, sans qu’on vive

de diverses façons et dans divers états ?

Si votre philosophe a bien écrit[79], c’est non. »

 

Et progressant ainsi dans ses déductions,

il conclut à la fin : « II faut donc que la source

de vos effets futurs soit diverse elle-même :

 

c’est ainsi que l’un naît Solon, l’autre Xerxès,

l’autre Melchisédec, et l’autre enfin, celui

qui perdit son enfant en volant dans les airs[80].

 

Car les cercles des cieux, pour la cire mortelle,

sont pareils à des sceaux qui font bien leur office,

mais ne distinguent pas les objets de leur choix.

 

De là vient qu’il fut si peu ressemblant

à son frère Jacob ; et Quirinus descend

d’un sang tellement vil, qu’on l’a fait fils de Mars[81].

 

La nature engendrée emboîterait le pas,

répétant simplement le pouvoir générant[82],

si par la Providence elle n’était guidée.

 

Or, tu vois devant toi ce qui restait derrière ;

mais pour mieux te montrer mon plaisir de te voir,

je vais y ajouter encore un corollaire.

 

La nature qui trouve adverse la fortune,

de même que le grain qui vient parfois tomber

dans un mauvais terrain, ne donne rien de bon.

 

Si le monde, là-bas, s’appliquait davantage

à respecter les lois que dicte la nature,

toutes les braves gens auraient de bonnes places.

 

Pourtant, vous détournez vers la religion

tel qui semble être fait pour empoigner le glaive,

et laissez sur le trône un faiseur de sermons[83],

 

ce qui met vos sentiers bien loin des bons chemins. »

 

 

 

CHANT IX

 

Lorsque ton Charles m’eut, belle Clémence[84], instruit

sur chacun de ces points, il me dit les déboires

que sa progéniture allait souffrir plus tard,

 

mais ajouta : « Tais-toi ; laisse passer le temps ! »

Partant, je n’en dis rien, sinon qu’il vous viendra

une juste douleur derrière vos disgrâces[85].

 

Déjà l’esprit vital de la sainte lumière

se retournait pour voir le soleil qui le comble,

comme l’unique lieu pour qui chacun est tout.

 

Cœurs qui vous fourvoyez, créatures impies

qui détournez les cœurs de ce bien souverain

pour diriger vos vœux vers quelque vanité !

 

Voici qu’un autre éclat qui m’apparut soudain

se rapprochait de moi, montrant par la splendeur

qui rayonnait sur lui, son désir de me plaire.

 

Les yeux de Béatrice étaient posés sur moi

et, comme tout à l’heure, assuraient mon désir

que j’avais obtenu son cher assentiment.

 

« Ô bienheureux esprit, contente donc plus vite,

lui dis-je, mon désir, et fournis-moi la preuve

que tu peux réfléchir le fond de ma pensée ! »[86]

 

 

Alors cette clarté, nouvelle encor pour moi,

du profond d’elle-même, ayant fini son chant,

heureuse de pouvoir bien agir, répondit :

 

« Dans cette portion de terre italienne

perverse, qui s’étend des bords du Rialto

jusqu’au commencement du Piave et du Brenta,

 

se dresse une hauteur de moyenne importance,

d’où descendit jadis une torche allumée

qui mit à sang et feu toute cette contrée[87].

 

Elle et moi, nous sortons de la même racine ;

mon nom fut Cunizza[88] ; si tu me vois ici,

c’est pour avoir senti le feu de cette étoile.

 

Pourtant, je me pardonne allègrement moi-même

la source de mon sort, et n’ai point de regret[89],

ce qui pourrait sembler incroyable au vulgaire.

 

Quant à ce cher joyau, baignant dans la clarté

et qui dans notre ciel est le plus près de moi[90],

il laisse un grand renom qui ne doit pas s’éteindre,

 

même en multipliant notre siècle par cinq :

vois si l’homme fait bien, lorsqu’il excelle en sorte

qu’il gagne en sa première une seconde vie !

 

La foule d’à présent ne pense pas ainsi,

qui vit entre l’Adige et le Tagliamento[91],

et ne se repent pas, pour fort qu’on la flagelle.

 

Pourtant, en peu de temps, vous allez voir Padoue

changer l’eau du marais où se baigne Vicence,

car son peuple obstiné se rebelle au devoir[92] ;

 

et à l’endroit qui joint le Sile et Cagnano[93]

tel tranche du seigneur et va la tête haute,

quand déjà pour le prendre on prépare les rets.

 

Et à son tour Feltro pleurera sur le crime

de son pasteur pervers[94], qui doit sembler hideux

bien plus qu’aucun de ceux qui conduisent à Malte[95].

 

Le baquet serait grand, qui devrait recueillir

tout le sang ferrarais, et l’on se lasserait

si jamais on voulait peser once par once

 

le sang que va livrer ce prêtre magnanime

par esprit partisan : des présents de ce genre

sont conformes d’ailleurs aux moeurs de ce pays.

 

Plus haut sont ces miroirs (vous les appelez trônes)

où resplendit pour nous la lumière de Dieu[96] :

c’est pourquoi ce langage est à sa place ici. »

 

Ensuite elle se tut, montrant par son aspect

que son attention allait vers d’autres choses,

et rentra dans la ronde où d’abord elle était.

 

Quant à l’autre bonheur, qu’on m’avait signalé

comme un objet de prix, il brilla tout à coup

comme un rubis balais sous les feux du soleil.

 

L’éclat s’acquiert là-haut à force d’allégresse,

comme le rire ici ; mais les ombres d’en bas

s’assombrissent d’autant qu’augmentent leurs tourments.

 

« Dieu voit tout, dis-je alors ; ta vue, esprit heureux,

plonge en son sein si bien, qu’aucun de mes désirs

ne saurait échapper à tes yeux clairvoyants

 

Ainsi, pourquoi ta voix, qui réjouit le ciel

en s’unissant au chant de ces pieux flambeaux

aux six ailes[97] qui font une espèce de cape,

 

ne daigne-t-elle pas répondre à mes désirs ?

Je n’attendrais pas, moi, que tu me le demandes,

si je te pénétrais comme tu vois en moi. »

 

« La fosse la plus grande où se rassemble l’eau »,

fut le commencement qu’il fit à son discours,

« à part la grande mer qui fait le tour du monde,

 

court si loin, tout au long de ses bords opposés,

à rebours du soleil, que son méridien

lui sert en même temps de premier horizon[98].

 

Or, je fus riverain de cette grande fosse

entre l’Elbe et Magra, dont la brève carrière

a toujours séparé le Génois du Toscan[99].

 

Presqu’au même couchant et au même levant

sont Bougie et la ville où j’ai reçu le jour

et qui fit de son sang rougir les eaux du port.

 

Et Foulques[100] m’appelait la région du monde

qui connaissait mon nom ; et j’imprègne ce ciel

comme jadis lui-même était empreint en moi.

 

La fille de Bellus, qui causa tant de tort

à Sichée aussi bien qu’à Creuse[101], a brûlé

moins que je ne l’ai fait, avant que de blanchir ;

 

la Rhodopée aussi, celle qui fut trompée

par son Démophoon[102], ou bien Alcide même,

lorsqu’il portait au cœur caché le nom d’Iole[103].

 

On ne s’en repent pas ici ; mais nous rions,

non pas de notre faute à jamais oubliée,

mais du fait du pouvoir qui pourvoit et ordonne.

 

Ici, nous contemplons un art qui rend plus beau

cet immense édifice, et admirons le bien

par lequel le ciel haut fait tourner les plus bas.

 

Si tu veux remporter pleinement satisfaits

chacun de tes désirs conçus dans cette sphère,

il faut continuer ces explications.

 

Tu désires savoir quelle est cette clarté

qui brille auprès de moi d’un aussi vif éclat

qu’un rayon de soleil dans une eau transparente.

 

Sache que dans son sein jouit de son repos

Raab[104], laquelle, admise en notre compagnie,

en porte au plus haut point la lumineuse empreinte.

 

Car c’est dans notre ciel, où finit le coin d’ombre

que votre monde fait[105], que le Christ triomphant

la fit entrer jadis, avant tout autre esprit :

 

ce n’est pas sans raison qu’on en fit un trophée

commémorant aux cieux l’éclatante victoire

qu’ont remportée alors les deux paumes ouvertes[106],

 

puisqu’elle seconda la première des gloires

que gagna Josué dans cette Terre sainte

qui laisse indifférent le pape d’aujourd’hui.

 

C’est ta cité, d’ailleurs, ouvrage de celui

qui jadis a tourné le dos à son auteur

et dont l’ancienne envie a causé tant de pleurs,

 

qui produit et répand cette maudite fleur[107]

qui fait que la brebis et son agneau s’égarent

et que souvent le loup se transforme en berger.

 

Pour elle l’on délaisse aussi bien l’Évangile

que les docteurs sacrés : ce n’est qu’aux Décrétales

que l’on s’applique encor, comme on le voit aux marges[108].

 

Le pape même en rêve avec ses cardinaux ;

plus jamais son penser ne va vers Nazareth,

où l’ange Gabriel a déployé ses ailes.

 

Mais tout le Vatican et les autres parties

les plus saintes de Rome, qui furent cimetière

des foules qui jadis "suivaient les pas de Pierre,

 

se verront délivrés bientôt de l’adultère. »

 

 

CHANT X

 

Regardant en son Fils avec ce même amour

qu’ils respirent les deux pour des siècles sans fin,

la Puissance première et impossible à dire

 

avec tant d’ordre a fait tout ce que l’on conçoit

par l’esprit ou les sens, que, lorsque l’on y pense, "

on ne peut le comprendre ou le voir sans l’aimer.

 

Lève donc, ô lecteur, ton regard avec moi

vers les sphères d’en haut, au point précisément

où l’un des mouvements se pénètre avec l’autre[109],

 

et deviens amoureux de cette omniscience

du Maître, qui si fort aime son propre ouvrage,

qu’il n’en détourne pas les yeux un seul instant.

 

Vois comme c’est de là que vient se séparer

obliquement le cercle où restent les planètes[110],

afin de contenter le monde qui l’appelle ;

 

et si leur route ici n’était pas inclinée,

bien des forces du ciel iraient se perdre en vain

et les vertus, là-bas, resteraient presque mortes ;

 

ou si l’écart était plus ou moins important

sur l’horizon, en haut aussi bien qu’à la base

l’ordre de l’univers serait plus imparfait[111].

 

Garde ta place au banc, ô lecteur, méditant

aux choses dont ici je t’offre les prémices,

et tu seras content bien avant d’être las.

 

Voici ton aliment : sers-toi seul désormais,

car pour moi, tous mes soins seront accaparés

par l’unique sujet dont je suis l’interprète.

 

Le premier serviteur de toute la nature,

qui baigne l’univers dans la vertu du ciel

et qui de sa clarté mesure notre temps,

 

se trouvait sous le signe indiqué tout à l’heure

et roulait maintenant avec les mêmes orbes

où nous l’apercevons chaque matin plus tôt.

 

Je m’y trouvais déjà[112], mais sans me rendre compte

que je montais vers lui, comme l’on ne sent pas

un penser nous venir, avant qu’il n’ait pris corps.

 

Béatrice, en effet, conduit du bien au mieux

d’une telle manière et si soudainement

que tous ses mouvements ignorent la durée.

 

Comme devaient-ils être étincelants eux-mêmes,

ceux qui faisaient demeure au soleil où j’entrais

et dont on distinguait l’éclat, non la couleur !

 

J’invoquerais en vain art, métier ou génie,

car pour l’imaginer il faut plus que mon dire ;

on peut pourtant y croire et rêver de le voir.

 

Ce n’est pas étonnant, si notre fantaisie

pour de telles hauteurs reste toujours trop basse,

puisque l’œil n’a jamais soutenu le soleil.

 

Telle restait là-haut la quatrième famille

du Père tout-puissant, qui la comble toujours

lui faisant voir comment il insuffle et engendre.

 

Béatrice se prit à me dire : « Rends grâces,

rends grâces au Soleil des anges, dont la grâce

t’a permis de monter à ce soleil sensible ! »

 

Jamais un cœur mortel ne fut mieux préparé,

dans ses dévotions, pour l’abandon à Dieu

avec tant de bonheur ni plus rapidement

 

que je l’étais alors, au son de ces paroles,

et mon amour mortel se mit si fort en lui,

que l’aile de l’oubli me cacha Béatrice.

 

Mais cela ne dut pas lui déplaire ; elle en rit,

si bien que la splendeur de son regard heureux

de mon attention divisa l’unité.

 

J’aperçus des lueurs vives et pénétrantes

former autour de nous une belle guirlande,

la douceur de leurs voix surpassant leur éclat.

 

C’est ainsi que parfois, quand l’air est plus épais,

la fille de Latone apparaît entourée

d’un halo qui retient le fil de sa ceinture.

 

Au ciel, dans cette cour dont je suis revenu,

le nombre est infini des joyaux chers et beaux

qu’on prétendrait en vain sortir de leur royaume[113] :

 

le chant de ces clartés en est un des plus beaux :

qui n’aura pas assez de plumes pour s’y rendre,

attende qu’un muet lui dise ce que c’est !

 

Lorsqu’en chantant ainsi ces soleils embrasés

eurent tourné trois fois autour de nos personnes,

comme l’étoile tourne autour des pôles fixes,

 

je crus voir s’arrêter une ronde de dames,

silencieusement, attendant que commencent

les premiers mouvements de la prochaine danse.

 

Et de l’un de ces feux j’entendis qu’on disait :

« Le rayon de la grâce à la flamme duquel

s’allume l’amour vrai, qui s’augmente en aimant,

 

en toi se multiplie et resplendit si fort,

qu’il te mène là-haut, le long de cette échelle

que nul ne descendit sans pouvoir remonter.

 

Qui te refuserait de sa gourde le vin

à l’heure de ta soif, ne serait pas plus libre

qu’un fleuve qui s’enlise et ne voit pas la mer.

 

Tu voudrais bien savoir de quelles plantes s’orne

la guirlande qui forme à cette belle dame

qui t’enseigne le ciel, une cour tournoyante.

 

Je fus l’un des agneaux de ce troupeau sacré

conduit par Dominique dans un sentier qui fait

que l’on s’engraisse bien, à moins qu’on ne s’égare[114].

 

Celui qui, sur ma droite, est mon proche voisin

fut jadis mon confrère et mon maître à la fois :

c’est Albert de Cologne[115], et moi, Thomas d’Aquin.

 

Et si tu veux savoir qui sont aussi les autres,

suis avec le regard le fil de mon discours,

fais avec moi le tour de l’heureuse couronne.

 

Ce beau pétillement sort de l’heureux sourire

de Gratien, qui rend de si brillants services

à l’un et l’autre droit, qu’il plaît au Paradis[116].

 

Le suivant, qui plus loin embellit notre chœur,

est ce Pierre qui fit, à l’instar de la pauvre,

offre à la sainte Église de son meilleur trésor[117].

 

La cinquième clarté, parmi nous la plus belle,

respire un tel amour, qu’au monde de là-bas

on éprouve toujours la soif de ses nouvelles[118] ;

 

dans son intérieur est cette intelligence

d’un savoir si profond que, si le vrai dit vrai,

nul second n’a surgi qui pût voir aussi loin[119].

 

À ses côtés se tient l’éclat de ce flambeau

qui, du temps de sa chair, avait mieux que nul autre

pénétré la nature et l’office angéliques[120].

 

Et dans l’autre splendeur qui sourit près de lui

reste le défenseur des premiers temps chrétiens[121] :

Augustin s’est souvent servi de son latin.

 

Or, si de ton esprit le regard est venu

de lumière en lumière, en suivant mes louanges,

il te reste la soif de savoir la huitième.

 

C’est là qu’en contemplant le suprême bonheur

jouit cet esprit saint qui du monde trompeur

à qui sait le comprendre a découvert les pièges[122] ;

 

quant au corps dont l’esprit a dû se séparer,

il repose à Cieldaure ; et au bout du martyre

et de l’exil, son âme a trouvé cette paix.

 

Au-delà, tu peux voir briller le souffle ardent

d’Isidore, de Bède et celui de Richard,

d’un esprit plus qu’humain comme contemplateur[123] ».

 

Celui d’où ton regard s’en retourne vers moi

est le repos d’une âme à qui la mort semblait

venir trop lentement pour ses graves pensers :

 

C’est l’éclat éternel de Siger[124], qui jadis,

lisant rue au Fouarre, avait syllogisé

des vérités d’où vint l’aliment à l’envie. »

 

Puis, pareille à l’horloge appelant les fidèles

quand l’épouse de Dieu se lève pour chanter

matines à l’Époux, invoquant son amour,

en sorte qu’un rouage entraîne et presse l’autre,

en sonnant du tin tin l’agréable harmonie

qui baigne dans l’amour les esprits bien dispos,

 

je sentis s’ébranler la ronde glorieuse

et une voix répondre à l’autre avec un son,

avec une douceur qu’on ne saurait connaître

 

qu’au seul endroit où dure à tout jamais la joie.

 

CHANT XI

 

Oh ! qu’il est insensé, l’intérêt des mortels !

De combien de défauts sont pleins les syllogismes[125]

qui leur font battre l’aile et voler près du sol !

 

L’un exploitait les lois, l’autre les aphorismes,

un troisième courait après le sacerdoce ;

qui prétendait régner par la force ou l’astuce,

 

qui projetait un vol, qui lançait une affaire,

qui s’épuisait en proie aux plaisirs de la chair

et qui s’abandonnait, enfin, à la paresse,

 

à cet instant où moi, libre de tous ces soins,

je me voyais là-haut, dans le ciel, accueilli

si glorieusement auprès de Béatrice.

 

Sitôt que chacun d’eux avait repris sa place

au cercle qu’il avait d’abord abandonné,

il s’arrêtait, plus droit qu’un cierge au chandelier.

 

Et j’entendis, du sein de la même splendeur,

la voix de tout à l’heure, à l’éclat redoublé,

m’adresser ce discours comme dans un sourire :

 

« Comme je réfléchis ses rayons en moi-même,

de même, en regardant l’éternelle clarté,

je vois dans ta pensée et j’aperçois sa source.

 

Tu doutes ; tu voudrais qu’on expliquât pour toi

en langage assez clair pour qu’il soit accessible

à ton entendement, quelle était ma pensée

 

quand je disais tantôt « que l’on engraisse bien »

et lorsque je disais : « Nul second n’a surgi »[126] ;

et il est important de distinguer d’abord.

 

La haute Providence, administrant le monde

avec cette sagesse où tout regard créé

s’est perdu bien avant d’arriver jusqu’au fond,

 

pour que se dirigeât vers l’Époux bien-aimé

plus sûre d’elle-même et à lui plus fidèle

l’épouse de Celui qui l’unit à lui-même[127]

 

avec son sang béni, dans des cris de douleur,

lui fit mander deux princes, dans le but de l’aider

et de l’accompagner, chacun de son côté.

 

L’un d’eux fut d’une ardeur tout à fait séraphique ;

la sagesse de l’autre a paru sur la terre

un éclat qui venait du chœur des chérubins[128].

 

Je dirai de l’un seul, car en parlant de lui,

quel qu’il soit, on a fait de tous les deux l’éloge,

puisque de leurs efforts la fin était la même.

 

Entre l’eau qui descend du mont qu’avait choisi

le bienheureux Ubald et Topino, s’étale

au pied de la montagne une côte fertile[129]

 

d’où la chaleur descend, ou le froid, empruntant

la Porte du Soleil, à Pérouse ; et plus loin

gémissent sous leur joug Gualdo, puis Nocera.

 

Et c’est sur cette côte, à l’endroit où la pente

a perdu sa raideur, qu’un soleil vint au monde,

comme le nôtre naît parfois des eaux du Gange ;

 

aussi, voulant parler de l’endroit que je dis,

on ne devrait pas dire Assise, c’est trop peu :

pour être plus exact, il faut dire Orient.

 

Il n’était pas encor bien loin de son lever,

que déjà tout le monde avait pu contempler

les premiers réconforts de sa grande vertu ;

 

car, tout jeune, il faisait à son père la guerre

en faveur d’une dame à qui, comme à la mort,

nul n’ouvre avec plaisir la porte de chez lui,

 

jusqu’au point qu’il voulut l’épouser à la fin,

coram patrem, devant la Cour spirituelle,

et qu’il aima depuis un peu plus chaque jour[130].

 

Pour elle, veuve encor de son premier Époux[131],

pendant mille et cent ans on l’avait méconnue

et, jusqu’à lui, laissée obscure et négligée.

 

C’est en vain qu’on a su qu’elle fut impassible

chez le pauvre Amyclas, au son de cette voix

qui faisait cependant trembler tout l’univers[132] ;

 

c’est en vain qu’elle fut courageuse et constante

et, tandis que pour elle restait en bas Marie,

elle a suivi le Christ jusqu’en haut de la croix[133].

 

Comme je ne veux pas procéder par énigmes,

dans mon parler diffus il faut que tu comprennes

par ces deux amoureux, François et Pauvreté.

 

Leurs visages joyeux, leur bonne intelligence,

leur amour admirable et leurs tendres regards

ne produisaient jamais que de saintes pensées,

 

tellement que Bernard le vénérable ôta

sa chaussure et courut le premier vers la paix,

et trouvait que sa course était encor trop lente.

 

Ô richesse inconnue, ô féconde bonté !

Gilles se déchaussa, Sylvestre l’imita,

voulant suivre l’époux, tant leur plaisait l’épouse[134] !

 

Lui, le père et le maître, il s’en fut par la suite

errant avec sa femme et sa sainte famille

qui se ceignait déjà de son humble cordon.

 

Le signe d’un cœur vil ne marquait pas son front,

quoiqu’il ne fût que fils de Pierre Bernardone[135]

et qu’on ne lui montrât qu’un merveilleux mépris ;

 

mais souverainement ayant fait l’exposé

de son projet austère, il obtint d’Innocent

pour la première fois de son ordre le sceau[136].

 

Tous les jours s’augmentait une foule de pauvres

derrière celui-ci, dont la vie admirable

dit la gloire du Ciel encor mieux que la sienne.

 

Honorius, au nom de l’Esprit éternel,

pour la seconde fois mit alors la couronne

aux saintes volontés de cet archimandrite[137].

 

Et lorsque, stimulé par la soif du martyre,

il eut, sous les regards de l’orgueilleux Soudan,

prêché le nom du Christ et de ceux qui suivirent[138],

 

et qu’ayant rencontré cette gent trop rétive

à la conversion, plutôt que d’y rester

il vint cueillir le fruit des plants italiens,

 

sur un âpre rocher entre l’Âme et le Tibre

il prit de Jésus-Christ son ultime stigmate,

dont il porta deux ans l’empreinte sur son corps[139].

 

Quand il plut à Celui qui l’avait distingué

de l’appeler en haut, pour cette récompense

qu’il a su mériter par son humilité,

 

à ses frères, qui sont ses droits héritiers,

il a recommandé le soin de son épouse,

ordonnant qu’on l’aimât avec fidélité ;

 

et puis de son giron cette âme radieuse

accepta de partir, rentrant dans son royaume ;

et il ne voulut pas, pour son corps, d’autre bière.

 

Tu vois, par lui, quel fut cet autre[140] qui l’aida

à mener dignement la barque de saint Pierre

flottant en haute mer vers le refuge élu.

 

Et ce fut ce dernier qui fut mon patriarche ;

et celui qui le suit, comme il l’a commandé,

comme tu peux comprendre, a bien chargé sa nef.

 

Son troupeau, cependant, de nouvelles pâtures

est devenu friand, et ne peut s’empêcher

d’aller s’éparpillant sur des chemins divers ;

 

et plus de ce troupeau les brebis vagabondent,

s’écartant du sentier qui leur était tracé,

plus elles rentreront sans lait à leur bercail.

 

II en existe encor qui, craignant le danger,

se collent au berger, mais elles sont si rares

qu’un bout de drap suffit pour tailler leurs manteaux.

 

Ores, si mes propos ne sont pas trop fumeux,

si tu m’as écouté bien attentivement

et si tu te souviens de tout ce que je t’ai dit,

 

tu dois voir tes désirs satisfaits en partie ;

car tu sais où la plante est en train de casser

et quel était le sens de ma correction :

 

« Que l’on engraisse bien, à moins qu’on ne s’égare. »

 

CHANT XII

 

Dès le premier instant où la flamme bénie

finit de prononcer les dernières paroles,

la meule des élus se remit à tourner.

 

Elle venait à peine de faire un tour complet,

lorsqu’une autre guirlande entoura la première

et rendit chant pour chant, allure pour allure,

 

ce chant qui surpassait par sa douce harmonie

celui de nos sirènes et de toutes nos muses,

comme un rayon premier surpasse son reflet.

 

Comme sur le fond flou d’un nuage s’inscrivent,

peints aux mêmes couleurs, deux cercles concentriques,

lorsque Junon en donne à sa servante l’ordre[141],

 

et celui du dedans produit l’autre au-dehors,

de la façon dont naît la voix de l’amoureuse

que l’amour consuma comme brume au soleil[142],

 

apportant aux humains sur terre l’assurance

(suivant ce que jadis Dieu promit à Noé)

qu’on ne reverra plus les vagues du déluge ;

 

ainsi les deux bouquets de rosés éternelles

faisaient tourner leur ronde autour de nous sans cesse,

l’externe répondant à celui du dedans.

 

Et lorsque enfin la danse et l’autre grande fête

de leur chant et des feux qui rallumaient plus fort,

par couples, leurs clartés amoureuses et gaies,

 

s’arrêtèrent d’accord, à la même seconde

comme, lorsqu’un plaisir les sollicite, on voit

nos deux yeux se fermer et s’ouvrir de concert[143],

 

alors, du cœur de l’un de ces éclats nouveaux,

une voix s’éleva, qui me fit me tourner

comme l’étoile fait l’aiguille la chercher[144],

 

et elle commença : « L’amour qui me rend belle

m’induit à te parler au sujet de ce chef

qui fit, à son propos, si bien parler du mien.

 

Où se trouve l’un d’eux, l’autre aussi doit paraître,

car tout ainsi qu’ils ont ensemble combattu,

il convient qu’à son tour leur gloire brille ensemble.

 

La milice du Christ, dont le réarmement

devait coûter si cher, derrière son enseigne

s’ébranlait lentement, craintive et clairsemée,

 

lorsque cet Empereur dont le règne est sans fin

vint aider son armée en danger de se perdre,

de par sa seule grâce et sans qu’elle en fût digne,

 

et, comme on te l’a dit, secourut son épouse

avec ces deux guerriers dont le faire et le dire

du peuple dévoyé redressèrent la marche.

 

Là-bas, dans la contrée où naît le doux zéphyr

pour ouvrir les bourgeons de la feuille nouvelle

dont on voit au printemps se revêtir l’Europe,

 

assez près de l’endroit où se brisent les vagues

qui cachent pour un temps aux regards des humains

le soleil à la fin de sa carrière ardente[145],

 

est le pays où gît Calaruega l’heureuse,

sous la protection de ce superbe écu

qui porte le lion à la pointe et au chef[146].

 

C’est là qu’a vu le jour cet amant fortuné

de la foi des chrétiens, cet athlète sacré

qui fut doux pour les siens et dur pour l’ennemi.

 

Et dès qu’il fut créé, son esprit se trouva

si puissamment comblé des plus vives vertus,

qu’avant de naître il fit prophétiser sa mère[147].

 

Et lorsque entre lui-même et la foi fut conclu

le mariage saint[148] sur les fonts où tous deux

se promirent pour dot leur salut mutuel,

 

la femme qui pour lui donnait l’assentiment

dans un songe entrevit les admirables fruits

qui devaient provenir de lui comme des siens

 

et, pour qu’il fût de nom tel qu’il fut par nature,

une inspiration lui fit donner le nom

du possessif du maître auquel il appartient[149].

 

Il fut dit Dominique ; et je parle de lui

comme du jardinier qu’avait choisi le Christ,

pour vaquer avec lui aux soins de son jardin.

 

Il était messager et compagnon du Christ,

car le premier amour qu’on a pu voir en lui

fut le premier conseil qu’avait donné le Christ[150].

 

Sa nourrice, souvent, le trouvait étendu

en silence, éveillé, contre la terre nue,

comme s’il avait dit : « Voilà pourquoi je viens[151] ! »

 

Que son père vraiment fut bien nommé Félix !

Que sa mère vraiment mérita d’être Jeanne,

si, bien interprété, ce nom vaut ce qu’il dit[152] !

 

Et non pas pour le siècle, auquel pensent tous ceux

que font peiner en vain l’Ostiense ou Thaddée[153],

mais pour le seul amour de la manne réelle,

 

il devint grand docteur, après un bref délai,

tel qu’il se mit bientôt à travailler la vigne

qu’un mauvais vigneron réduit vite à néant.

 

Puis, au siège qui fut plus bénin autrefois

aux pauvres méritants (non pas lui, mais plutôt

celui qui l’occupait, et maintenant forligne) [154],

 

ce n’est pas un rabais de deux ou trois sixièmes,

ce n’est pas le premier bénéfice vacant,

pas plus que decimas, quae sunt pauperum Dei,

 

qu’il demanda ; mais bien licence pour combattre

les erreurs de ce monde, au nom de la semence

dont vingt-quatre fleurons tournent autour de toi[155].

 

Puis ; fort de sa doctrine et de sa volonté,

il est parti servir l’office apostolique,

comme un torrent jailli d’une veine puissante,

 

et il s’en fut porter aux déserts hérétiques

son cours impétueux, d’autant plus vivement

qu’avec plus de vigueur ceux-ci lui résistaient.

 

Divers autres ruisseaux découlèrent de lui[156],

qui vinrent arroser le jardin catholique,

fortifiant ainsi ses nombreux arbrisseaux.

 

Si telle est, dans le char, l’une de ces deux roues

qui de la sainte Église assurent la défense,

la faisant triompher dans la guerre civile,

 

je crois que maintenant tu dois voir clairement

l’excellence de l’autre, au sujet de laquelle

Thomas fut si courtois avant mon arrivée.

 

Cependant, le sillon qu’avait tracé le haut

de sa rondeur[157] se trouve à présent délaissé,

si bien qu’au lieu de tartre on n’a que moisissure[158] ;

 

car ses héritiers, qui jadis marchaient droit

tant qu’ils l’avaient suivi, cheminent en désordre,

le premier fourvoyant celui qui vient derrière.

 

Et l’on verra bientôt se lever la moisson

de ce mauvais labeur ; et ce jour-là l’ivraie

réclamera le droit de rentrer au grenier.

 

Il n’est que naturel qu’en passant feuille à feuille

notre volume, on puisse y trouver quelque page

où l’on lise : « Je suis ce que je fus toujours »,

 

mais non pas dans Casal ni dans Acquasparta,

qui n’augmentent le livre que de mauvais feuillets,

l’un pour mieux l’éluder, l’autre pour le raidir[159].

 

Je suis l’âme, pour moi, de ce Bonaventure

de Bagnoreggio, qui, dans les grands offices,

ai toujours méprisé ce que faisait la gauche[160].

 

Augustin est là-bas, avec l’Illuminé[161],

qui des pauvres déchaux furent deux des premiers

dont le cordon gagna l’amitié de Dieu.

 

Tu vois aussi près d’eux Hugues de Saint-Victor

et Pierre le Mangeur et Pierre l’Espagnol,

qui brille encor chez vous grâce à ses douze livres[162] ;

 

le prophète Nathan et le métropolite

Chrysostome, et Anselme, ainsi que ce Donat

qui daigna s’occuper des rudiments de l’art[163] ;

 

Raban est avec nous et, à côté de moi,

tu vois briller l’abbé Joachim de Calabre [164],

qui fut jadis doué d’un esprit prophétique.

 

Ce furent de Thomas l’ardente courtoisie

et le discret latin, qui m’ont encouragé

à louer de la sorte un si grand paladin,

 

entraînant avec moi toute ma compagnie. »

 

CHANT XIII

 

Que celui qui prétend voir ce que moi j’ai vu

imagine (et qu’il garde aussi ferme qu’un roc

cette image, le temps que dure mon discours)

 

quinze astres resplendir dans des points différents

du ciel, en y mettant une telle clarté

qu’elle transpercerait n’importe quel brouillard.

 

Qu’il imagine aussi ce char que notre ciel

garde dans son giron la nuit comme le jour

et qui reste visible en virant du timon.

 

Qu’il imagine un cor avec son pavillon

et dont le but commence à la pointe de l’axe

autour duquel se meut la première des sphères,

 

dessinant sur le ciel, de ses astres, deux signes

pareils à ceux que fit la fille de Minos

lorsqu’elle ressentit les affres de la mort ;

 

et que, l’un se baignant dans les rayons de l’autre,

ils tournent tous les deux, mais de telle manière

que l’un va vers d’abord et l’autre vers tantôt[165].

 

Il pourra voir alors du vrai groupe d’étoiles

l’ombre ou peut-être moins, et de la double danse

qui tournait tout autour du point où je restais ;

 

car elle surpassait tout ce que nous savons,

de même que le cours du ciel le plus rapide

surpasse, sur le sol, le cours de la Chiana[166].

 

Là-haut, on ne chantait ni Bacchus ni Péan,

mais de la Trinité la nature divine,

avec l’humaine en plus chez l’un seul de ces trois.

 

La mesure finit du chant et de la danse,

et ces saintes splendeurs se tournèrent vers nous,

et chaque soin nouveau rendait leurs feux plus vifs.

 

Le bienheureux silence à la fin fut rompu

par la même clarté par qui du petit pauvre

de Dieu j’avais d’abord appris la belle histoire[167].

 

« Quand déjà, me dit-il, d’une paille broyée

la graine est recueillie et rentrée au grenier,

le doux amour m’invite à t’en fouler une autre.

 

Tu penses que le sein d’où l’on tira la côte

qui servit pour former cette belle figure

dont vous payez si cher le palais trop gourmand,

 

de même que celui qui, percé par la lance,

expia tant l’après que l’avant, tellement

qu’aucun péché ne peut emporter la balance,

 

autant qu’il est permis à l’humaine nature

d’acquérir de lumière, ils l’eurent tous les deux

des mains de ce pouvoir qui les fit l’un et l’autre[168] :

 

c’est pourquoi t’a surpris ce que j’ai dit plus haut,

alors que j’affirmais qu’il n’eut pas de second,

cet heureux que contient la cinquième clarté.

 

Mais ouvre maintenant les yeux à ma réponse :

tu verras ta croyance aussi bien que mes dires

comme le centre au cercle englobés dans le vrai.

 

Ce qui n’a pas de mort et ce qui peut mourir,

l’un et l’autre, ne sont qu’un reflet de l’idée

qu’engendre le Seigneur au moyen de l’amour ;

 

car le vivant éclat qui se diffuse ainsi

de Celui qui la fit, mais sans se séparer

de lui ni de l’amour qui fait trois avec eux,

 

grâce à sa qualité, rassemble les rayons

et les reflète ensuite à travers neuf substances,

en restant elle-même éternellement une[169].

 

Elle descend ensuite aux dernières puissances

en passant d’acte en acte, et s’affaiblit au point

qu’il en sort seulement de brèves contingences.

 

Or, quant à celle-ci, j’appelle de ce nom

les êtres engendrés, qu’avec ou sans semence

le mouvement du ciel pousse vers l’existence.

 

La cire n’était pas la même, dans ces astres,

ni ceux qui l’ont pétrie ; et c’est pourquoi, d’en bas,

brille diversement leur essence idéale ;

 

ce qui fait que parfois le même arbre produit

des fruits plus ou moins bons, mais de la même espèce,

et que l’on trouve en vous de si divers génies.

 

Si la cire était prise à son meilleur moment

et la vertu du Ciel au degré le plus haut,

la clarté de l’empreinte y brillerait entière ;

 

mais la nature fait qu’il y manque toujours

quelque chose, et travaille à l’instar de l’artiste,

qui connaît bien son art, mais que la main suit mal.

 

Mais si le chaud Amour trace et empreint lui-même

le portrait lumineux de la Vertu première,

le sceau qui s’en dégage est parfait en tout point.

 

C’est ainsi qu’autrefois il a créé la terre

digne de recevoir un animal parfait ;

c’est de cette façon que la Vierge conçut ;

 

en sorte que j’admets ton premier point de vue,

que le savoir humain ne fut et ne sera

jamais aussi parfait que dans ces deux personnes[170].

 

Or, si je m’arrêtais sans m’expliquer plus loin,

ton premier mouvement serait pour demander :

« Comment donc celui-ci n’eut-il pas son pareil ? »

 

Pour que te semble clair ce qui paraît obscur,

pense quel homme il fut et quelle était l’envie

qui lui fit demander, lorsqu’on lui dit : « Demande ! »[171].

 

J’ai parlé de façon que tu puisses comprendre

qu’il voulut, étant roi, demander la sagesse,

pour être suffisant dans son rôle de roi,

 

et non pas pour connaître exactement le nombre

des moteurs de là-haut[172], ni si le nécessaire

avec le contingent donnent du nécessaire[173],

 

ni si dare est primum motum esse non plus[174],

ni comment obtenir que dans un demi-cercle

soit inscrit un triangle aux trois angles aigus[175].

 

Si j’ajoute ces mots à tout ce qui précède,

la prudence royale est la seule sagesse

où s’adressait tantôt le trait de mon dessein.

 

Et si d’un œil serein tu regardes surgi[176],

tu verras qu’il ne peut se rapporter qu’aux rois,

qui sont assez nombreux, mais rarement parfaits.

 

Entends donc mes propos avec cette réserve :

je ne contredis plus, ainsi, ce que tu crois,

sur notre premier père et sur le Bien-Aimé.

 

Et que ceci te soit toujours du plomb aux pieds,

pour te faire avancer lentement, comme las,

vers le oui, vers le non que tu n’aperçois pas.

 

Il faut que celui-là soit un sot, et des grands,

qui, sans examiner, affirme ou bien conteste,

quand dans un sens quelconque il donne son avis.

 

Il arrive, en effet, que l’on voit bien souvent

l’opinion des gens s’incliner vers l’erreur,

et l’amour-propre sert d’entrave au jugement.

 

Qui veut pêcher le vrai sans en connaître l’art

s’éloignera du port pis qu’inutilement,

car il ne rentre pas tel qu’il était parti[177].

 

Vous avez de cela des preuves évidentes

dans le monde, où Bryson, Mélissus, Parménide

et d’autres sont partis sans savoir vers quels buts[178],

 

comme Sabellius, Arius, et ces fous

qui pour les saints écrits furent comme l’épée

qui d’un visage droit en fait un de travers[179].

 

On doit bien se garder de trop précipiter

le jugement, pareils à ceux qui de leur blé

fixent le prix sur pied, avant qu’il n’ait mûri ;

 

car j’ai vu bien souvent quelque buisson paraître

durant tout un hiver sec et couvert d’épines,

et au printemps garnir de rosés le sommet ;

 

et j’ai vu le bateau glisser facilement

sur l’eau, cinglant tout droit pendant la traversée,

et sombrer à la fin, à deux brasses du port.

 

Donc, que Madame Berthe et le sieur Martin[180],

ayant vu l’un voler, l’autre faire l’aumône,

n’aillent pas préjuger du jugement du Ciel,

 

car ils peuvent, les deux, s’élever ou tomber. »

CHANT XIV

 

Du centre au cercle, ou bien du cercle vers le centre,

on voit l’eau se mouvoir dans un vase arrondi,

suivant qu’on l’a touché sur le bord ou dedans.

 

Dans mon esprit naquit tout à coup cette idée

que je viens d’exprimer, dès le premier moment

où l’esprit glorieux de Thomas s’était tu[181] ;

 

car je pensais trouver certaine analogie

dans ses propos, suivis de ceux de Béatrice,

qui me fit la faveur de parler après lui :

 

« II lui faut maintenant, quoiqu’il n’en dise rien

de vive voix, ni même en sa propre pensée,

atteindre à la racine une autre vérité.

 

Dites-lui si l’éclat dont s’embellit ainsi

votre substance propre est éternellement

pour vous un compagnon tel qu’il est à présent ;

 

et s’il doit vous rester, expliquez-lui comment,

lorsque l’on vous rendra votre écorce visible[182],

il n’aura pas le don d’offusquer votre vue. »

 

Comme, pressés parfois par le vif aiguillon

d’un plaisir grandissant, ceux qui dansent en ronde

haussent d’un ton leur voix, où paraît leur liesse,

 

de même, à la demande empressée et pieuse,

une nouvelle joie envahit les saints cercles,

traduite par leur danse et par leurs doux accords.

 

Celui-là qui se plaint parce qu’on meurt sur terre

pour vivre au ciel, le fait pour avoir ignoré

le rafraîchissement de la pluie éternelle.

 

Cet Un et Deux et Trois qui pour toujours existe

et qui règne à jamais en Trois et Deux et Un

et contient l’univers sans être contenu,

 

était trois fois chanté par chacune des âmes,

et leur belle chanson suffirait pour payer

à leur plus juste prix les plus brillants mérites.

 

Ensuite j’entendis dans l’éclat le plus saint[183]

du cercle intérieur une voix aussi douce

que celle de l’archange interpellant Marie

 

répondre : « Aussi longtemps que durera la fête

du Paradis, l’amour que nous portons en nous

brillera de la sorte au sein de cette robe.

 

L’éclat de sa splendeur se mesure à l’ardeur

et l’ardeur à la vue ; et celle-ci dépend

à son tour de la grâce impartie à chacun.

 

Le jour où de la chair glorieuse et sans tache

nous serons revêtus, nos personnes seront

plus belles qu’aujourd’hui, pour être enfin entières ;

 

ce qui doit augmenter la lumière d’amour

que le plus grand des Biens nous donna par sa grâce ;

et c’est par sa vertu qu’on le peut contempler.

 

Alors, par conséquent, s’augmentera la vue

et croîtra cette ardeur qui s’allume à son feu,

ainsi que le rayon qui prend naissance d’elle.

 

Mais, pareil au charbon qui produit une flamme

mais dont le blanc éclat dépasse sa clarté,

faisant qu’on le distingue aisément à travers,

 

de même le brillant qui nous revêt ici

se verra dépasser par l’aspect de la chair

qui demeure à présent recouverte de terre.

 

Sa splendeur ne pourra fatiguer nos regards,

les organes des sens devenant assez forts

pour porter ce qui doit servir à notre joie. »

 

Et l’un et l’autre chœur me semblèrent alors

si prompts et si contents d’ajouter leur « amen »,

qu’on sentait le désir de leurs corps trépassés ;

 

non seulement, peut-être, pour eux, mais pour leurs mères,

pour leurs pères, pour ceux qui leur furent si chers

avant de devenir des flambeaux éternels.

 

Voici que tout à coup, égal quant à l’éclat,

un feu nouveau parut autour de ce premier,

pareil à la clarté qui monte à l’horizon.

 

Et comme l’on peut voir, à l’heure où la nuit monte,

s’allumer lentement des feux nouveaux au ciel,

revêtant un aspect à la fois faux et vrai,

 

je crus apercevoir des substances nouvelles

que je distinguais mal et qui formaient un cercle

au-dehors, tout autour des deux cercles premiers.

 

Ô vrai scintillement de l’Esprit sacro-saint !

Comme il est apparu soudain resplendissant

à mes yeux qui, vaincus, ne pouvaient le souffrir !

 

Mais Béatrice alors découvrit à mes yeux

un sourire si beau, qu’il faut que j’abandonne

l’espoir de ranimer un pareil souvenir.

 

Mon regard reprenant un peu plus de vigueur,

je pus en faire usage et je nous vis, moi seul

et ma dame, emportés vers un bonheur plus haut.

 

Et je sus qu’en effet nous venions de monter

en voyant le sourire incandescent de l’astre

qui semblait rougeoyer plus qu’à son ordinaire[184].

 

Du fond de ma poitrine, en parlant cette langue

qui n’est qu’une pour tous[185], je fis offrande à Dieu,

comme le requérait cette nouvelle grâce.

 

L’ardeur de l’oraison ne s’était pas éteinte

tout à fait dans mon cœur, que déjà je savais

qu’on avait accueilli mes vœux avec faveur,

 

car je vis des splendeurs qui formaient deux rayons,

avec un tel brillant et rougeoyant si fort

que je dis : « Hélios[186], comme tu les habilles ! »

 

Comme la galaxie étend d’un pôle à l’autre

un fleuve de clarté qui fait douter les sages,

dans un miroitement de feux plus grands ou moindres,

 

ces rayons constellés, de même, composaient

aux profondeurs de Mars le signe vénérable

que fait la jonction des cadrans dans un cercle[187].

 

Ici, le souvenir l’emporte sur l’esprit :

sur cette croix brillait d’un tel éclat le Christ,

que je ne puis trouver un exemple assez digne ;

 

mais qui porte sa croix et marche avec le Christ

devra bien m’excuser sur ce que je dois taire,

lorsqu’il reconnaîtra le blanc éclat du Christ.

 

Du bout d’un bras à l’autre et du sommet au pied

s’écoulaient des splendeurs qui scintillaient plus fort

aux points de croisement de leurs brèves rencontres :

 

c’est ainsi que l’on voit courir, droits ou tordus,

lestes ou paresseux, plus longs ou bien plus courts,

d’aspect toujours changeant, les grains de la poussière

 

jouant dans un rayon qui projette un pont d’or

au coin d’ombre que l’homme, en cherchant un abri,

dispose par son art et son intelligence.

 

Et comme un violon qui jouerait de concert

avec la harpe, laisse entendre un son si doux

même aux plus ignorants du fait de la musique,

 

de même, des clartés qui paraissaient en haut,

le long de cette croix, un air se composait,

dont j’étais transporté sans en saisir les mots.

 

Sans doute, je voyais que c’étaient des louanges,

car « Ressuscite ! » ainsi que « Triomphe ! » venait[188]

jusqu’à moi, qui pourtant écoutais sans comprendre.

 

Je me sentais ravir par un amour si fort,

que jusqu’à ce moment je n’ai vu nul objet

qui m’attachât le cœur par de si douces chaînes.

 

Peut-être ce propos paraîtra téméraire,

qui subordonne ainsi l’amour du doux regard

au spectacle duquel repose mon désir[189] ;

 

mais celui qui comprend que les vives empreintes

de toutes les beautés s’augmentent en montant,

et que depuis tantôt je ne l’avais pas vue,

 

pourra me pardonner ce dont, moi, je m’accuse

pour m’excuser tout seul, et voir que je dis vrai :

car je n’ai pas exclu cette sainte allégresse,

 

puisque plus haut on monte, et plus elle s’épure.

CHANT XV

 

La douce volonté par laquelle s’exprime

l’amour qui vole droit, comme la convoitise

ne saurait s’exprimer si ce n’est par le mal,

 

imposa le silence à cette aimable lyre

et rendit le repos à ces cordes sacrées

que la droite du ciel éveille et fait vibrer.

 

Comment resteraient sourds à de justes prières

ces esprits qui d’un coup, pour me donner envie

de les interroger, se taisaient à la fois ?

 

Celui qui, pour l’amour des choses éphémères,

se dépouille à jamais, tout seul, de cet amour,

n’a pas trop, pour pleurer, des siècles éternels.

 

Telle que dans le soir tranquille et sans nuages

file de temps en temps l’étincelle rapide

appelant le regard qu’elle prend par surprise,

 

en sorte qu’on dirait qu’une étoile voyage,

quoique de cet endroit qui la vit s’allumer

nulle ne s’en détache, et qu’elle dure à peine ;

 

telle à côté du bras qui s’étend vers la droite

un astre descendit, se séparant des autres

qu’on y voyait briller, jusqu’au pied de la croix,

 

le joyau demeurant toujours dans son écrin,

et fila tout au long du pilier éclatant,

comme un feu glisserait derrière un mur d’albâtre.

 

Avec autant d’amour jadis, dans l’Elysée,

si l’on croit ce qu’en dit notre meilleure Muse[190],

courait l’ombre d’Anchise apercevant son fils.

 

« O sanguis meus, o superinfusa

gratia Dei, sicut tibi cui

bis unquam caeli janua reclusa ? » [191]

 

Ainsi disait l’éclat où je mis mon regard ;

et puis je le tournai de nouveau vers ma dame,

restant de part et d’autre également saisi ;

 

car au fond de ses yeux brillait un tel bonheur

que je crus, par les miens, toucher jusques au fond

de ma grâce elle-même et de mon paradis.

 

Plus bel encore à voir, qu’il était à l’entendre,

à ce commencement il ajouta des choses

que je ne compris pas, tant il était profond.

 

Ce n’est pas qu’il cherchât à me paraître obscur :

c’était sans le vouloir, car ses conceptions

dépassaient de trop loin la mortelle mesure.

 

Et lorsque enfin de l’arc de son amour ardent

la flèche fut partie, et que de son discours

le sens vint au niveau de notre entendement,

 

les propos que d’abord j’entendis prononcer

furent : « Béni sois-tu, Trois et Un à la fois,

qui fis cette faveur à quelqu’un de ma race ! »

 

Ensuite il poursuivit : « Le jeûne long et doux

que je traîne avec moi, lisant le long volume

où le blanc et le noir restent toujours pareil[192],

 

ô mon fils, a pris fin au sein de la lumière

d’où je te parle ainsi, par la grâce de celle

qui te rendit ailé pour un vol si hautain.

 

Tu crois que tes pensers par la première Essence

arrivent jusqu’à moi, comme pour qui le sait

le cinq comme le six viennent de l’unité ;

 

c’est pourquoi tu t’abstiens de demander mon nom,

ou la raison qui fait que je suis plus heureux

que les autres esprits de cette foule allègre.

 

Ce que tu crois est vrai, car tous, petits ou grands,

dans la vie où je suis, nous voyons le miroir

où le penser se montre avant qu’on l’ait pensé.

 

Mais pour mieux contenter la sainte charité

qui fait le seul objet de ma veille éternelle

et qui me donne soif du plus doux des désirs,

 

dis de ta propre voix sûre et joyeuse et ferme,

dis quel est ton vouloir et quelle est ton envie,

car ma réponse est prête et n’attend plus que toi

 

Alors je regardai Béatrice ; elle sut

mon désir sans discours et fit en souriant

le signe qui donnait des ailes au désir.

 

Et je dis à l’esprit : « L’amour et l’intellect,

depuis que vous voyez l’égalité première,

ont pour chacun de vous un seul et même poids,

 

parce que du soleil qui vous brûle et vous baigne

la chaleur et l’éclat sont tellement égaux,

que les comparaisons seraient insuffisantes.

 

Pourtant, chez les mortels, l’envie et les moyens,

pour les raisons que vous, vous connaissez si bien,

ont l’aile, bien souvent, diversement puissante,

 

et moi, qui suis mortel, je ressens vivement

cette inégalité : c’est pourquoi je rends grâces

rien qu’avec tout mon cœur à cet accueil paterne.

 

Pourtant, je t’en supplie, ô vivante topaze

qui garnis de tes feux ce joyau sans pareil,

satisfais mon désir de connaître ton nom ! »

 

« Ô feuille de ma plante, ô toi que j’attendais

avec tant de plaisir, vois en moi ta racine ! »[193]

Tel fut le bref début qu’il fit à sa réponse ;

 

et puis il poursuivit : « Celui dont est venu

le nom de tous les tiens, fait depuis plus d’un siècle

sur le premier palier le tour de la montagne.

 

Il était mon enfant et fut ton bisaïeul ;

et ce serait raison, si par tes bonnes œuvres

tu voulais abréger cette longue fatigue[194].

 

Florence, dans l’enclos de ses vieilles murailles

d’où lui vient tous les jours l’appel de tierce et none,

vivait jadis en paix, plus sobre et plus pudique.

 

On n’y connaissait pas bracelets ou couronnes

ou ces jupons brodés ou ces belles ceintures

que l’on regarde plus que celle qui les met.

 

La fille qui naissait n’était pas pour son père

un objet de terreur : l’âge comme la dot

ignoraient les excès en trop peu comme en trop.

 

On vivait entassés dans des maisons modestes,

puisque Sardanapal[195] n’avait pas enseigné

le parti que l’on peut tirer de simples pièces.

 

Votre Uccellatojo n’avait pas surpassé

le mont de Marius[196] ; mais comme il l’a vaincu

par la splendeur, la chute en sera de plus haut.

 

Bellincione Berti, de son temps, se ceignait

de cuir et d’os[197] ; j’ai vu sa femme revenir

du miroir, sans avoir maquillé son visage.

 

Et j’ai vu les Nerli comme les Vecchio[198]

se contenter souvent de leur peau toute nue,

leurs femmes du fuseau et de leur quenouillée.

 

Heureuses femmes ! Vous, vous saviez à l’avance

où serait votre tombe ; aucune n’est restée

toute seule en son lit, à cause des Français[199].

 

L’une passait son temps veillant sur le berceau

et, en le balançant, employait le langage

qui fait l’amusement des pères et des mères ;

 

l’autre, de son côté, tout en filant la laine,

racontait aux enfants les histoires anciennes

des Troyens, de Fiesole et de Rome la grande.

 

On eût été surpris d’y voir des Cianghella,

des Lapo Saltarello[200], plus qu’on serait de voir

aujourd’hui Cornélie ou bien Cincinnatus.

 

pans ce charmant repos, dans cette belle vie

de tous les citoyens, dans cette république

pleine d’honnêteté, dans ce si doux séjour

 

m’a fait venir Marie à grands cris invoquée ;

le baptistère ancien[201] m’avait vu recevoir,

avec la foi du Christ, le nom de Cacciaguide.

 

Moronte et Elysée ont été mes deux frères[202] ;

ma femme descendait de la rive du Pô,

et c’est d’elle que vient le surnom qu’on te donne[203].

 

Ensuite, j’ai servi sous l’empereur Conrad[204]

et fus reçu par lui dans sa propre milice[205],

tant il avait en gré mes belles actions.

 

Je marchai sur ses pas contre l’iniquité

de la religion dont les sujets usurpent,

aidés par vos pasteurs, votre droit légitime.

 

Et c’est là que je fus par cette race immonde

détaché des liens de ton monde trompeur

dont le funeste amour avilit tant d’esprits,

 

et j’obtins cette paix au prix de mon martyre. »[206]

 

CHANT XVI

 

Mesquine ambition de notre pauvre sang,

si tu rends les mortels si glorieux et vains

ici-bas, sur la terre où notre amour languit,

 

je n’en serai jamais étonné désormais,

puisque là, dans le ciel où mauvaise envie

ne pousse pas, tu pus me rendre vain moi-même !

 

Mais tu n’es qu’un manteau qui bientôt reste court

et que de jour en jour il nous faut rapiécer,

car les ciseaux du temps le rognent de partout.

 

Par ce « vous » que dans Rome on a d’abord admis

et que ses habitants conservent moins que d’autres[207],

je repris aussitôt le fil de mon discours ;

 

et comme Béatrice était auprès de moi,

le sourire qu’elle eut me rappelait la toux

qui du premier faux pas avertissait Genièvre[208].

 

Ainsi je commençai : « Vous êtes bien mon père,

vous rendez à ma voix une entière assurance ;

vous me relevez tant que je suis plus que moi ;

 

et par tant de ruisseaux se remplit d’allégresse

mon esprit, qu’en lui-même il se fait une fête

de pouvoir la souffrir sans que le cœur se brise.

 

Pourtant, veuillez me dire, ô mes chères prémices,

quels furent vos aïeux, et quelle fut l’année

qui de votre jeunesse a marqué le début ;

 

et représentez-moi le bercail de saint Jean[209]

tel qu’il était alors ; et quels étaient les hommes

plus dignes d’y siéger aux places les plus hautes. »

 

Comme au souffle du vent s’avive la couleur

dans le charbon ardent, je vis cette clarté

devenir plus brillante aux mots affectueux ;

 

et comme elle devint plus belle à mes regards,

elle dit, d’une voix plus douce et plus suave,

mais non avec les mots que l’on sait maintenant :

 

« À partir de ce jour où l’ange dit Ave

jusqu’au jour où ma mère, à présent dans la gloire,

se délivra de moi, dont elle était enceinte,

 

cinq cent cinquante et trente est le nombre de fois

que cet astre où je suis vint auprès du Lion

pour ranimer sa flamme aux plantes de ses pieds[210].

 

Mes ancêtres et moi, nous sommes nés au point

par où font leur entrée au dernier des sextiers

ceux qui courent chez vous aux jeux de tous les ans[211].

 

II suffit de savoir cela de mes aïeux :

car quels étaient leurs noms et d’où venait leur race,

il semble plus séant de ne pas en parler.

 

Tous ceux qui, dans ce temps, se trouvaient en état

de s’armer, depuis Mars jusqu’à Saint Jean-Baptiste,

des vivants d’à présent n’étaient que le cinquième[212] ;

 

mais le commun du peuple, où maintenant se mêlent

les gens de Castaldo, de Campi, de Figline[213],

était alors très pur jusqu’au moindre artisan.

 

Oh ! qu’il eût mieux valu n’être que les voisins

de ces gens que j’ai dit, et fixer vos confins

en deçà de Galuzze et de Trespiano[214],

 

que de les accepter, souffrant la puanteur

du vilain d’Aguglion, ou de celui de Signe

dont l’œil déjà perçant promet les vols futurs[215] !

 

Et si le plus pourri des états des humains

ne s’était pas montré marâtre pour César[216],

mais une mère aimant son fils avec tendresse,

 

tel devient Florentin et commerce et trafique,

qui n’aurait pas quitté son bouge à Semifonte,

où jadis son aïeul mendiait pour son pain[217].

 

Montemurlo serait toujours aux mains des comtes[218] ;

au doyenné d’Acone on verrait les Cerchi[219],

et les Buondelmonti peut-être à Valdigrieve[220].

 

Car la confusion de tous ces habitants

fut le commencement des maux de la cité,

comme de ceux du corps l’aliment superflu :

 

le taureau qui voit mal tombe plus pesamment

que l’agneau né sans yeux[221] ; et souvent une épée

taille plus et fend mieux que cinq qu’on met ensemble.

 

Tu n’as qu’à regarder Urbisaglia, Luni

disparaître du monde, et comment derrière elles

Chiusi, Sinigaglia suivent la même route[222] ;

 

et d’entendre comment s’éteignent les familles

ne te paraîtra plus étrange et difficile,

si toute une cité peut disparaître ainsi.

 

Enfin, toutes vos choses conduisent à la mort,

vous y menant aussi, lorsqu’elles durent plus ;

vous ne le voyez pas, mais la vie, elle, est brève.

 

Comme le ciel lunaire avec son mouvement

recouvre et met à nu sans cesse les rivages,

ainsi fait la Fortune avec ceux de Florence.

 

On ne devrait donc pas tenir pour surprenant

ce que je te dirai des Florentins illustres

dont le temps obscurcit la réputation.

 

Oui, je les ai tous vus, Ughi, Catellini,

Ormanni, Filippi, Greci, Alberichi,

illustres citoyens, déjà sur le déclin ;

 

et j’ai vu les maisons aussi grandes qu’anciennes

de ceux de Sannella, comme de ceux d’Arca,

Ardinghi, Botichi et Soldanieri.

 

À côté de la porte à présent accablée

par l’autre iniquité[223], qui lui pèse si lourd

qu’elle fera bientôt crouler toute la barque,

 

étaient les Ravignan, desquels sont descendus

tous ceux qui par la suite, avec le comte Guide,

ont hérité le nom du grand Bellincioni[224].

 

Déjà Délia Pressa connaissait à merveille

l’art du gouvernement, et les Galigaï

portaient déjà la garde et le pommeau dorés[225].

 

La colonne du Vair était alors bien grande[226],

Sacchetti, Ginocchi, Fifanti, Barucci,

Galli, comme tous ceux qu’un boisseau fait rougir[227].

 

La source où sont venus plus tard les Calfucci

était grande, et déjà l’on mettait les Sizi

et les Arigucci sur la chaise curule[228].

 

Qu’ils étaient grands alors, ceux que leur vanité

a fait tomber depuis[229] ! Alors les boules d’or

parmi les plus hauts faits accompagnaient Florence[230].

 

Ainsi se sont conduits les pères de ceux-là

qui, dès que votre église est vacante à présent,

préfèrent s’engraisser aux dépens du chapitre[231].

 

L’outrecuidant lignage acharné d’habitude

contre celui qui fuit, et qui devient agneau

dès qu’on lui laisse voir la bourse ou bien les crocs[232],

 

commençait à monter, mais partait de bien bas ;

Ubertin Donato ne s’est pas réjoui

de voir que son beau-père en faisait des parents[233].

 

Déjà Caponsacco habitait le Marché,

descendant de Fiesole ; et les Giuda passaient,

ainsi qu’Infangato, pour de bons citoyens[234].

 

Je dirai cette chose incroyable, mais vraie :

dans cette étroite enceinte on entrait par la porte

qui rappelait le nom de ceux de la Pera[235].

 

Et tous les possesseurs des belles armoiries

de l’illustre baron dont à la Saint-Thomas

on célèbre toujours le nom et la valeur[236],

 

obtinrent la noblesse avec ses privilèges,

bien qu’à présent l’un d’eux s’allie avec le peuple,

oui depuis a brisé ses armes d’un pal d’or[237].

 

Et les Gualterotti se trouvaient bien en place

et les Importuni[238] ; Borgo serait plus calme,

s’il n’eût ouvert la porte à de nouveaux voisins.

 

Cette maison qui fut la source de vos larmes,

pour la juste fureur qui causa tant de morts,

et devait mettre un terme à votre vie heureuse[239],

 

était au premier rang, elle et ses alliés ;

il était bien mauvais, le conseil, Buondelmonte,

qui t’a fait annuler l’union projetée ! [240]

 

Beaucoup seraient contents, qui pleurent à présent,

si Dieu t’avait laissé dans les flots de l’Ema

dès la première fois que tu vins à la ville[241].

 

Mais, à ce qui paraît, la pierre mutilée

qui veille sur le pont[242] réclamait de Florence,

sur la fin de sa paix[243], une telle victime.

 

Or, c’est avec ces gens et bien d’autres pareils

que j’ai connu Florence au sein d’un tel repos,

qu’on n’y trouvait alors de raison pour pleurer ;

 

et c’est avec ces gens que j’ai connu son peuple

si juste et triomphant, qu’on n’a pas vu son lis

traîner dans la poussière au bout de sa bannière,

 

ni devenir vermeil dans les combats civils. »[244]

 

CHANT XVII

 

Comme l’enfant qui vint demander à Clymène

la vérité sur ce qu’on racontait sur lui [245]

(les pères sont, depuis, moins complaisants aux fils),

 

je n’étais pas tranquille ; et cela fut senti

par Béatrice, ainsi que par la sainte lampe

qui venait de quitter sa place pour moi seul.

 

Alors ma dame dit : « Laisse jaillir du cœur

la flamme du désir, qu’elle fasse apparaître

de tes intentions l’empreinte claire et nette !

 

Non pas que tes propos à notre connaissance

puissent rien ajouter, mais il faut t’enhardir

à déclarer ta soif, pour qu’on puisse t’aider. »

 

« Ô mon cher et beau tronc, qui t’élèves si haut

que, comme moi, je vois qu’on ne peut faire place

à deux angles obtus aux sommets d’un triangle,

 

tu vois facilement les choses contingentes

avant qu’on les produise, en regardant le Point

pour lequel tous les temps ne sont que du présent ;

 

aussi longtemps que j’eus Virgile auprès de moi,

en gravissant le mont où guérissent les âmes

et pendant la descente au monde des défunts,

 

j’ai parfois entendu des paroles terribles

concernant l’avenir, malgré que je me sente

dur comme un tétragone envers les coups du sort.

 

C’est pourquoi mon désir se verrait satisfait,

si j’apprenais de toi le destin qui m’attend,

car la flèche annoncée est plus lente à venir. »

 

C’est ainsi que je dis à la même lumière

qui me parla d’abord ; et comme Béatrice

me l’avait demandé, je fis voir mon désir.

 

Non par l’oracle obscur dont la gent insensée

se laissait ébaubir, avant la mise à mort

de cet Agneau de Dieu qui remet les péchés,

 

mais dans des termes clairs, par des propos précis

me répondit alors cet amour paternel

visible et enfermé dans son propre sourire :

 

« Le contingent, qui n’est, de votre point de vue,

étendu qu’aux feuillets écrits par la matière,

est dépeint tout entier dans l’aspect éternel[246].

 

Pourtant il n’acquiert là nulle nécessité,

pas plus que le bateau qui descend le courant

ne dépend du regard dans lequel il se mire.

 

C’est de là que me vient, comme à l’oreille arrivent

les sons harmonieux qui font le chant de l’orgue,

la vision des temps qui s’amorcent pour toi.

 

Comme jadis d’Athènes Hippolyte est parti

à cause de l’impie et perfide marâtre[247],

il te faudra de même abandonner Florence.

 

C’est ce que l’on désire et qui déjà se trame

et sera vite fait par ceux qui s’en occupent

dans la ville où l’on vend Jésus-Christ tous les jours[248].

 

Le bruit commun voudra, comme toujours, donner

le tort à l’offensé[249] ; pourtant le châtiment

sera le sûr témoin du vrai qui l’a dicté.

 

Ce que tu chériras plus tendrement au monde

sera perdu pour toi : c’est là le premier trait

qui de l’arc de l’exil jaillit et touche au cœur.

 

Et tu feras l’essai du goût amer du sel

sur le pain étranger ; tu sauras s’il est dur

de monter et descendre les escaliers d’autrui.

 

Mais ce qui pèsera le plus sur tes épaules,

ce sera la méchante et folle compagnie

qui roule avec toi-même au fond du même abîme ;

 

car, devenue impie, insensée et ingrate,

elle s’emportera contre toi ; mais bientôt

c’est elle, et non pas toi, qui recevra les coups.

 

Sa conduite sera la preuve suffisante

de sa stupidité ; mais ce sera pour toi

un grand honneur que d’être, à toi seul, ton parti.

 

Ton asile premier, le premier de tes gîtes

seront le bel accueil de l’illustre Lombard

qui porte sur l’écu l’oiseau saint et l’échelle[250].

 

Il te regardera d’un œil si bienveillant,

qu’entre vous, demander et donner se suivront

dans un ordre contraire aux usages des autres.

 

Tu connaîtras chez lui celui dont le berceau

reçut de cette étoile une forte influence,

qui rendra ses exploits plus clairs que tout éloge[251].

 

Comme il est trop petit, il est trop tôt encore

pour s’en apercevoir, puisque à peine neuf fois

a tourné cette sphère au-dessus de sa tête.

 

Avant que le Gascon trompe le grand Henri[252],

on verra les éclats de sa grande vertu,

qui méprisera fort l’argent et la fatigue,

 

et sa magnificence aura fait des effets

si bien connus partout, que son propre ennemi

ne pourra, malgré tout, les passer sous silence.

 

Sois confiant en lui, n’attends que ses bienfaits :

c’est lui qui changera le sort de bien des gens,

tirant de leur état les pauvres et les riches.

 

Tu porteras aussi dans ta mémoire écrit,

sans le dire à personne… » Et il me dit des choses

dont même des témoins pourraient encor douter.

 

Et puis il ajouta : « Voilà le commentaire

de ce qu’on t’avait dit, mon fils ; et vois aussi

les embûches guettant sous de brèves années.

 

Je ne veux pourtant pas que tu portes envie

aux voisins : tu vivras bien loin dans l’avenir,

au-delà du délai marqué pour les punir. »

 

Et lors, à son silence ayant compris que l’âme

avait déjà fini de me tisser la trame

du canevas ourdi par moi pour commencer,

 

je me mis à parler, comme celui qui veut,

dans le doute, obtenir le conseil de quelqu’un

qui voit et qui souhaite et aime saintement :

 

« Ô mon père, je vois comment le temps se presse

et se lance sur moi pour m’assener un coup

qui serait bien plus dur, si je m’abandonnais.

 

Pourtant, il me faudrait armer de prévoyance,

pour que, si l’on me prend ce bien plus cher que tous[253],

je n’en perde pas plus par l’effet de mon chant.

 

Là-bas, au fond du monde infiniment amer

et sur cette montagne au sommet de laquelle

le regard de ma dame est venu me ravir,

 

puis à travers le ciel, de lumière en lumière,

j’ai su des choses qui, si je les dis aux autres,

paraîtront à beaucoup d’une terrible aigreur.

 

Si je suis, d’autre part, trop tiède ami du vrai,

je crains fort que mon nom ne vivra pas pour ceux

qui nommeront ancien le temps de maintenant. »

 

L’éclat de la lumière où vivait mon trésor

à peine découvert devint resplendissant

comme au miroir d’un lac le rayon du soleil ;

 

puis il me répondit : « La conscience impure

à cause de sa honte ou de celle des autres,

sans doute, trouvera ton jugement trop dur.

 

Néanmoins, repoussant les attraits du mensonge,

expose clairement le fond de ta pensée,

et tu n’as qu’à laisser se gratter les galeux !

 

Si le ton de ta voix peut paraître incommode

lors du premier abord, il doit laisser ensuite

un aliment vital, une fois digéré.

 

Tes révélations seront comme le vent,

qui soufflette plus fort les cimes les plus hautes ;

et ce sera pour toi le plus grand des mérites.

 

C’est pourquoi sur le mont, au vallon des douleurs

ainsi qu’en cette sphère, on t’a fait voir les âmes

de ceux-là seulement que le renom connaît ;

 

car l’esprit du lecteur ne prend nul intérêt

et n’ajoute pas foi, si les exemples viennent

d’une source inconnue ou qui reste cachée,

 

ou si les arguments demeurent dans l’abstrait. »

CHANT XVIII

 

Cet esprit bienheureux jouissait déjà seul

de sa propre pensée, et moi, je savourais

la mienne, en tempérant l’amer avec le doux[254],

 

quand la dame soudain, qui me menait vers Dieu,

dit : « Laisse ce souci ! Souviens-toi que je suis

aux côtés de Celui qui redresse les torts ! »

 

Lors je me retournai vers cette tendre voix

qui fait tout mon confort ; et je renonce à dire

quel saint amour je vis se baigner dans ses yeux ;

 

tant parce que je crains de ne savoir le dire,

que parce que l’esprit ne peut se retourner

en lui-même aussi loin, s’il n’est pas secouru.

 

Tout ce que je pourrai répéter sur ce point,

c’est qu’en la regardant je me sentais le cœur

tout à fait délivré de tout autre désir,

 

car l’éternel "bonheur dont les rayons tombaient

sur Béatrice à pic, faisait qu’en ses beaux yeux

je trouvais le bonheur de son aspect second[255].

 

M’accablant de l’éclat de son brillant sourire,

elle me dit ensuite : « Écoute et toi :

le Paradis n’est pas dans mes yeux seulement ! »

 

Et comme parmi nous on reconnaît parfois

l’amour par le regard, s’il est assez puissant

pour que l’esprit entier soit par lui transporté,

 

dans le scintillement de la sainte splendeur[256]

que je cherchais des yeux, je connus le désir

qu’elle avait de finir l’entretien commencé.

 

Puis elle dit ainsi : « Dans ce cinquième seuil

de l’arbre qui reçoit de haut en bas la vie[257],

donne toujours des fruits et ne perd pas ses feuilles,

 

on voit d’heureux esprits qui furent sur la terre,

avant d’aller au ciel, parmi les plus illustres

et qui feraient l’orgueil de chacune des Muses[258].

 

Examine avec moi les bras de cette croix :

ceux que je vais nommer produiront, de leur place,

des éclairs comme ceux qui traversent les nues. »

 

Je vis une splendeur s’allumer sur la croix,

aussitôt qu’elle eut dit le nom de Josué ;

et le dire et le faire arrivaient à la fois.

 

Au nom que j’entendis du fameux Macchabée

je vis qu’un autre éclat se mit à tournoyer,

et la joie emportait cette étrange toupie.

 

Ainsi pour Charlemagne et pour Roland ensuite

mon regard attentif en reconnut deux autres,

comme l’œil du chasseur suit le vol du faucon.

 

Et sur la même croix Guillaume et Rainouard

s’offrirent au regard, l’un à côté de l’autre,

et le duc Godefroi près de Robert Guiscard[259].

 

Puis, allant se mêler à toutes ces lumières,

l’âme qui jusqu’alors m’avait parlé montra

quelle place elle avait dans le céleste chœur.

 

Alors je me tournai du côté de ma droite,

pour lire mon devoir dicté par Béatrice,

dans un mot qu’elle eût dit ou dans un mouvement,

 

et je vis dans ses yeux une telle liesse,

une telle clarté, que sa beauté semblait

plus grande que jamais et que son air dernier.

 

Et comme en ressentant, parmi les bonnes œuvres,

que le plaisir s’augmente, un homme réalise

que sa vertu progresse et gagne tous les jours,

 

je me suis aperçu que ma rotation

suivait un plus grand arc, avec le ciel ensemble,

rien qu’à voir ce miracle encor plus éclatant[260].

 

Et comme en un instant le teint blanc d’une femme

peut changer de couleur, sitôt que de la honte

l’accablante couleur s’efface de ses joues,

 

de même dans mes yeux, quand je me retournai,

je reçus la candeur de l’astre tempéré,

sixième à m’accueillir dans son intérieur.

 

Dans l’astre jovial j’ai contemplé comment

tout le scintillement de l’amour y régnant

formait sous mes regards certaines de nos lettres.

 

Comme un envol d’oiseaux quittant les bords d’un fleuve

s’en va joyeusement chercher sa nourriture,

en dessinant un cercle ou quelque autre figure,

 

telles, dans leurs splendeurs, les saintes créatures

chantaient en voletant et formaient d’elles-mêmes

la figure d’un D, puis d’un I, puis d’un L.

 

Elles partaient d’abord sur le rythme du chant,

et quand un caractère avait été tracé,

s’arrêtaient un instant et gardaient le silence.

 

Divine Pégasée[261], où le poète trouve

la gloire qui le fait vivre éternellement

et fait vivre par toi royaumes et cités,

 

verse-moi ton savoir, pour que je puisse peindre

les dessins qu’on y fait, tels que je les ai vus,

et que tout ton pouvoir se montre dans mes vers !

 

Ainsi donc, cinq fois sept voyelles et consonnes

s’esquissaient sous mes yeux, et je les observais

au fur et à mesure, en les voyant paraître.

 

D’abord Diligite justitiam étaient

les premiers verbe et nom de toute leur peinture ;

qui judicatis terrant en furent les derniers[262].

 

Puis toutes ces clartés se rangèrent sur l’M

du dernier de ces mots, tant que de Jupiter

l’argent me paraissait constellé de points d’or.

 

Et je vis arriver d’autres clartés encore

à l’endroit du sommet de l’M et s’y poser

tout en chantant, je crois, le Bien qui les appelle.

 

Et puis, comme du choc des tisons embrasés

jaillit un jet brillant d’étincelles sans nombre

d’où le niais prétend tirer des pronostics,

 

plus de mille splendeurs parurent en sortir

et remonter qui plus, qui moins, selon le sort

que leur a réservé le soleil qui les brûle.

 

Lorsque chacune enfin eut occupé sa place,

je vis représenter sur le fond de ces flammes

la tête d’un grand aigle à partir de son cou[263].

 

Celui qui peint là-haut n’a jamais eu de maître ;

c’est lui son propre maître, et c’est en lui qu’il trouve

la force où tous les corps ont découvert leur forme.

 

Les autres bienheureux, qui paraissaient d’abord

vouloir faire de l’M une sorte de lis,

presque sans se mouvoir complétaient cette image[264].

 

Astre béni, combien et quelles pierreries

m’ont alors démontré que l’humaine justice

est un effet du ciel où tu resplendissais !

 

À cette Intelligence où prennent leur principe

ta vie et ta vertu, je demande d’où vient,

pour souiller ton éclat, cette épaisse fumée,

 

afin qu’une autre fois elle s’irrite enfin

de ce que l’on achète et l’on vende en ce temple[265]

qu’ont bâti le miracle et le sang des martyrs.

 

Vous, soldats glorieux du ciel que je contemple,

priez toujours pour ceux qui restent sur la terre,

tout à fait égarés, par l’exemple mauvais !

 

L’on faisait autrefois la guerre avec l’épée ;

on la fait maintenant en privant son prochain

du pain que notre Père a prévu pour chacun.

 

Mais toi, qui n’as jamais écrit que pour biffer[266],

pense que Pierre et Paul, qui sont morts pour la vigne

détruite par tes soins, sont encore vivants !

 

Sans doute te dis-tu : « J’aime d’un tel amour

celui qui voulut vivre autrefois au désert

et qui dans une danse a trouvé le martyre[267],

 

que je n’ai nul souci du pêcheur ni de Paul. »

 

CHANT XIX

 

Devant moi paraissait, les ailes déployées,

ce symbole éclatant qui, dans le doux fruit[268],

augmentait le bonheur des âmes enchâssées,

 

et chacune semblait un tout petit rubis

dans lequel scintillait le rayon du soleil

si fort, que ses reflets offusquaient mon regard.

 

Et ce que je voudrais rapporter à présent,

l’encre ou la voix jamais ne l’ont écrit ou dit,

et l’esprit des humains ne l’a jamais conçu.

 

Je vis et j’entendis cet aigle qui parlait,

et sa voix prononçait les mots « je » comme « mon »,

quand son intention disait « nous » ou bien « notre ».

 

Il dit : « Pour être juste et fidèle à la fois,

je me trouve exalté maintenant dans la gloire

qui dépasse de loin le songe des humains.

 

Sur la terre, là-bas, mon souvenir demeure,

et son exemple est tel, que même les pervers

en font partout l’éloge, et ne l’imitent pas. »

 

Et comme d’un monceau de charbons embrasés

une seule chaleur monte, de tant d’amours

qui formaient ce portrait, ne sortait qu’une voix.

 

Je répondis alors : « Ô fleurs perpétuelles

du bonheur éternel, qui me faites ainsi

tir tous les parfums à la fois, comme un seul,

 

mettez par votre souffle une fin au grand jeûne

qui depuis trop longtemps me tenait affamé,

car je n’en trouve pas le remède sur terre !

 

Je sais que dans le ciel il est un autre empire

dont forme son miroir la divine Justice ;

mais le vôtre non plus ne le voit pas voilé.

 

Vous savez que l’esprit s’apprête à vous entendre

avec le plus grand soin ; et vous savez quel est

ce doute, objet pour moi d’un si durable jeûne. »

 

Et comme le faucon qui, sortant de sa coiffe,

regarde tout autour et se flatte les ailes

et dresse, impatient, sa tête vers le ciel,

 

tel je vis se mouvoir cet emblème tissé

par le chœur des chanteurs de la grâce divine,

avec des chants que seuls connaissent les élus.

 

Ensuite il commença : « Celui dont le compas

fit les confins du monde et répartit en eux

les objets que l’on voit et ceux qu’on ne voit pas,

 

n’avait pas mis le sceau de sa toute-puissance

dans tout ce qu’il a fait ; en sorte que son verbe

demeure infiniment au-dessus du créé.

 

Comme exemple on peut voir le premier orgueilleux,

lequel, quoique au sommet de la création,

n’attendit pas la grâce et tomba sans mûrir[269].

 

II est d’autant plus clair que les natures moindres

ne peuvent contenir mieux qu’il l’a fait, ce Dieu

qui, n’ayant pas de fin, se mesure en lui-même.

 

Donc, votre vision, qui nécessairement

vient de quelque rayon de cette intelligence

qui pénètre et remplit tous les objets du monde,

 

ne saurait se trouver des forces suffisantes

pour refuser de voir que son propre principe

dépasse de bien loin les bornes du sensible[270].

 

Et c’est pourquoi la vue accordée aux humains

plonge pour pénétrer la justice éternelle

comme fait le regard qui se perd dans la mer

 

et qui peut voir le fond, étant sur le rivage,

mais non en haute mer : il n’en est pas moins là,

quoique sa profondeur empêche de le voir.

 

Il n’est pas de lumière, à part le ciel serein

que rien ne peut troubler ; tout le reste est ténèbres

ou l’ombre de la chair ou, sinon, son venin.

 

Voilà l’obscurité dissipée à présent,

qui t’empêchait de voir la justice vivante

et produisait en toi des doutes si fréquents.

 

« Un homme, te dis-tu, qui naquit sur les bords

de l’Indus, où le Christ ne lui fut pas prêché,

où l’on n’enseigne pas et n’écrit pas sa loi,

 

et dont tous les désirs, tous les actes sont justes

autant que le conçoit notre humaine raison,

qui ne pécha jamais en œuvres ou paroles,

 

meurt sans avoir la foi, sans être baptisé :

où donc est le bon droit qui le peut condamner ?

et quelle est son erreur, s’il n’était pas croyant ? »[271]

 

Mais toi, qui donc es-tu, qui veux monter en chaire

et t’ériger en juge, à plus de mille milles,

avec ton jugement qui porte à deux empans ?

 

Évidemment, celui qui voudrait ergoter

contre moi trouverait des raisons de douter,

s’il n’avait à côté l’Écriture qui veille.

 

Oh ! grossiers animaux, esprits par trop obtus !

La Volonté première et bonne par nature

n’a jamais oublié qu’elle est le bien suprême ;

 

et tout ce qui s’accorde avec elle est donc juste,

et aucun bien créé ne peut disposer d’elle :

c’est elle qui le fait, par son rayonnement. »

 

Comme au-dessus du nid tourne en rond la cigogne,

après avoir donné la pâture aux petits,

et que ceux-ci, repus, la suivent du regard,

 

tel je levais les yeux et telle s’agitait

cette image sacrée, en battant des deux ailes

que tant de volontés mettaient en mouvement.

 

Elle traçait des ronds et chantait : « Comme toi,

tu ne peux pénétrer le sens de ma musique,

telle est pour vous, mortels, la justice de Dieu ! »

 

L’incendie éclatant que fait le Saint-Esprit

finit par s’arrêter, formant toujours l’emblème

qui rendit les Romains maîtres de l’univers,

 

puis il recommença : « Jusqu’à notre royaume

nul n’est jamais monté, s’il ne crut pas en Christ,

soit avant, soit après qu’on l’eut mis sur le bois ! »

 

Nombreux sont cependant ceux qui s’écrient : « Christ !

qui, lors du jugement, s’en trouveront plus loin Christ ! »

que d’autres qui, pourtant, n’ont pas connu le Christ ;

 

et l’Éthiopien damnera les chrétiens,

le jour où l’on verra diviser les deux chœurs,

l’un riche à tout jamais et l’autre misérable.

 

Que pourront dire alors les Perses à vos rois[272],

lorsqu’on leur montrera le grand volume ouvert

où de tous leurs méfaits on tient le compte à jour ?

 

C’est là que l’on verra, parmi les faits d’Albert,

ce fait dernier qui doit venir bientôt s’inscrire

et changer en désert le royaume de Prague[273].

 

C’est là que l’on verra le deuil que sur la Seine

doit produire, en frappant de la fausse monnaie,

celui pour qui la mort s’habillera de couenne[274].

 

C’est là que l’on verra l’orgueil dont l’aiguillon

rend dément l’Écossais aussi bien que l’Anglais[275]

et les pousse à sortir de leurs justes limites.

 

On verra la luxure et le dérèglement

du souverain d’Espagne et du roi de Bohême[276],

qui n’a jamais aimé ni connu la vertu.

 

On verra le Boiteux, roi de Jérusalem,

noté dans le journal de ses bienfaits d’un I,

tandis qu’il porte un M à la colonne en face[277].

 

On verra l’avarice avec la vilenie

de celui qui régit l’île brûlante où vinrent

se terminer enfin les errements d’Anchise[278] ;

 

et pour mieux faire voir qu’il ne vaut pas beaucoup,

son compte sera fait en sigles abrégés,

donnant beaucoup de texte en un petit espace.

 

Chacun y trouvera les œuvres repoussantes

et de l’oncle et du frère : ils ont déshonoré

leur illustre maison, avec leurs deux couronnes.

 

Celui de Portugal et celui de Norvège[279]

s’y feront bien connaître, et celui de Rascie,

qui du coin de Venise eut d’injustes profits[280].

 

Puisqu’elle n’admet plus qu’on la malmène encore,

heureuse la Hongrie ! Heureuse la Navarre,

si la montagne peut lui servir de rempart !

 

Il est à supposer que c’est en guise d’arrhes

que déjà Nicosie, ainsi que Famagoste,

se plaignent à grands cris de leur bête sauvage[281]

 

qui va si bien de pair avec ceux que j’ai dit. »

 

CHANT XX

 

Au moment où celui qui fait chez nous le jour

descend sur l’horizon, quittant notre hémisphère,

et meurt de toutes parts la lumière du jour,

 

le ciel, qui prend de lui sa lumière première,

devient resplendissant bientôt et tout à coup,

grâce aux nombreux flambeaux qui n’en répètent qu’un[282].

 

C’est cet aspect du ciel qui me vint à l’esprit,

quand l’emblème du monde et de ceux qui le mènent

mit fin à son discours, fermant son bec béni ;

 

car presque au même instant, de tous ces vifs éclats

devenus plus brillants, s’élevèrent des chants

qui se sont envolés de ma faible mémoire.

 

Ô doux amour sans fin, voilé dans un sourire,

comme tu paraissais embrasé, dans ces flûtes

dont le son ne répond qu’à de saintes pensées !

 

Puis, lorsque ces joyaux au doux et cher éclat,

dont je vis s’enchâsser la sixième lumière[283],

imposèrent silence aux échos angéliques,

 

je crus entendre au loin le bruit d’une rivière

dont le flot transparent descend de pierre en pierre,

de sa veine première indiquant l’abondance.

 

De même que le son prend forme sur le cou

du rebec, ou dans l’air que l’on fait pénétrer

par l’étroit embouchoir de quelque chalumeau,

 

de même, impatient, ne voulant plus attendre,

ce murmure montait et s’échappait de l’aigle

et sortait de son cou comme d’un tuyau d’orgue.

 

Par la suite il devint une voix qui sortit

hors de son bec ouvert, sous forme de propos,

tels que les attendait mon cœur, où je les mis :

 

« L’organe de mon corps qui voit et qui supporte

chez les aigles mortels le soleil[284], me dit-il,

doit être examiné maintenant plus à fond ;

 

car parmi tant de feux qui forment mon image,

ceux qui font resplendir dans ma tête mon œil

de tous ces rangs divers sont les plus importants.

 

Celui qui forme au centre la brillante prunelle

au temps jadis chanta le Saint-Esprit et fit

transporter d’une ville à l’autre l’arche sainte[285] :

 

il connaît maintenant de son chant le mérite

(pour autant qu’il dépend de son propre vouloir),

puisque la récompense est en proportion.

 

Parmi les cinq qui font l’arcade de mon cil,

celui qui de mon bec se trouve le plus près

de la perte du fils a consolé la veuve[286] :

 

il connaît maintenant combien il coûte cher

de n’avoir pas suivi le Christ, puisqu’il a fait

de notre douce vie et de l’autre l’épreuve.

 

Et celui qui le suit sur la circonférence

dont je viens de parler, fixé sur l’arc qui monte,

a retardé sa mort par un vrai repentir[287] :

 

il connaît maintenant que le juge éternel

n’a point changé sa loi, quand de justes prières

peuvent faire demain, sur terre, d’aujourd’hui.

 

L’autre, qui vient après, avec les lois et moi,

voulut bien faire (au vrai, les fruits en sont mauvais)

et devint Grec, pour faire une place au pasteur[288] :

 

il connaît maintenant que le mal qui provient

de sa bonne action ne lui fait point de tort,

bien que le monde entier en sorte ruiné.

 

Et celui que tu vois là, sur l’arc qui descend,

est Guillaume, que pleure aujourd’hui le pays

qui ne fait que gémir sous Frédéric et Charles[289] :

 

II connaît maintenant combien un juste roi

est aimé dans le ciel, et il le laisse voir

par tout ce beau semblant qui resplendit en lui.

 

Et qui pourrait penser, au monde plein d’erreur,

que le Troyen Riphée est ici, dans leur cercle[290],

le dernier de ces cinq heureux et saints éclats ?

 

il connaît maintenant ce que là-bas le monde

ne put apercevoir de la grâce divine,

bien que son œil ne puisse arriver jusqu’au fond. »

 

Et comme dans les airs volent les alouettes

tant que dure leur chant, puis se taisent, contentes

de leurs derniers accords dont elles se délectent,

 

telle apparut l’image où la joie éternelle

semble se réfléchir, celle dont le désir

peut rendre les objets à soi-même pareils.

 

Comme j’étais alors, par rapport à mon doute,

de même qu’un cristal pour la couleur qu’il couvre,

l’esprit ne put souffrir l’attente et le silence,

 

mais poussa de sa bouche un : « Qu’est-ce que tu dis ? »

avec toute la force de son poids, dont je vis

comme un grand tourbillon d’éclairs qui s’allumaient.

 

Bientôt, tandis que l’œil devenait plus brillant,

ce symbole béni se mit à me répondre,

pour ne pas me laisser en proie à ma surprise :

 

« Je vois bien que tu crois les choses que j’ai dites,

parce que j’e les dis, sans en voir le comment,

et, malgré ta croyance, elles restent cachées.

 

Tu fais comme celui qui connaît une chose

par son nom seulement, sans voir sa quiddité[291],

tant que quelqu’un ne vient pour la lui faire voir.

 

Regnum coelorum peut souffrir la violence

d’une vive espérance et d’un amour ardent,

qui suffit pour gagner la volonté divine ;

 

mais non pas comme un homme abattu par un autre,

mais parce qu’elle-même admet d’être vaincue

et, vaincue, elle vainc par sa bénignité[292].

 

Des cils la première âme ainsi que la cinquième[293]

viennent de t’étonner, car tu ne pensais pas

les voir orner ainsi la région des anges.

 

Mais ils n’ont point laissé leurs corps, comme tu crois,

païens, mais bien chrétiens, et croyant fermement

aux pieds martyrisés ou promis au martyre[294].

 

L’une, de cet enfer où l’âme ne se rend

jamais à ses devoirs, vint retrouver sa chair,

récompense accordée à la foi d’un vivant[295] :

 

à la foi d’un vivant qui, de tout son pouvoir,

sollicita de Dieu qu’il fût ressuscité,

afin qu’on pût ainsi corriger son vouloir.

 

Cet esprit glorieux dont il est question

retourna dans sa chair et n’y resta que peu,

assez pour croire en lui, qui le pouvait sauver,

 

et sa foi s’embrasa dans les puissantes flammes

de l’amour vrai, si fort, qu’à sa seconde mort

il méritait déjà de s’unir à nos joies.

 

L’autre[296], par un effet de la grâce qui sourd

d’une source profonde et telle que jamais

l’œil mortel n’en a pu considérer le fond,

 

sur terre consacra son cœur à la justice ;

et puis, de grâce en grâce, il vint à voir en Dieu

cette rédemption qui devait arriver.

 

Cela fit qu’il y crut et ne put tolérer

davantage l’horreur du vilain paganisme,

et blâma tant qu’il put le peuple perverti.

 

Lors il fut baptisé par les trois belles dames[297]

qu’on te montra tantôt, près de la roue à droite,

plus de mille ans avant qu’existât le baptême.

 

Prédestination, ô comme ta racine

est loin de se montrer à nos pauvres regards,

qui ne voient qu’un aspect de la cause première !

 

Et vous aussi, mortels, soyez plus circonspects

dans votre jugement : car nous, qui voyons Dieu,

nous ignorons encor qui sont tous les élus.

 

L’ignorance, pourtant, nous est bien agréable,

puisque notre bonheur est fait de cette joie,

de vouloir nous aussi ce que Dieu même veut. »

 

C’est de cette façon que la divine image,

afin de rendre clair mon regard empêché,

venait de m’apporter le suave remède.

 

Et comme un bon joueur de guitare accompagne

la voix du bon chanteur du bruissement des cordes,

en faisant que son chant donne plus d’agrément,

 

ainsi je me souviens que pendant qu’il parlait

j’apercevais la double et heureuse lumière,

comme le clignement simultané des yeux,

 

accompagner ces mots de son jeu d’étincelles.

 

 

CHANT XXI

 

Déjà mes yeux venaient se fixer à nouveau

dans les yeux de ma dame, et mon âme avec eux,

s’éloignant tout à coup de tout autre intérêt.

 

Elle ne riait pas ; et elle m’expliqua :

« Si je te souriais, tu deviendrais, dit-elle,

pareil à Sémélé, qui fut réduite en cendre[298].

 

Tu dus t’apercevoir que le long des degrés

du palais éternel ma beauté se transforme

à mesure qu’on monte et s’accroît toujours plus.

 

Elle resplendirait si fort, si j’en montrais

tout l’éclat, que ton cœur de mortel, devant elle,

ne serait qu’une feuille au gré de l’ouragan.

 

Voici que nous reçoit la septième splendeur[299]

qui là, sous le poitrail du Lion enflammé,

projette des rayons chargés de sa vertu.

 

Que ton esprit s’applique à suivre ton regard !

Tâche de refléter dans tes yeux la figure

qui deviendra pour toi visible en ce miroir ! »

 

Si l’on a bien compris quelle était la pâture

qu’avaient trouvée mes yeux sur son heureux visage,

quand je l’abandonnai pour des soins différents,

 

On pourra mieux saisir quel était son plaisir

d’obéir de la sorte à ma céleste escorte,

en faisant d’un désir le contrepoids de l’autre.

 

Au-dedans du cristal qui tourne autour du monde

et qui reçoit son nom d’après le doux seigneur

du temps duquel la terre ignorait la malice[300],

 

de la couleur de l’or qui scintille au soleil,

j’aperçus une échelle allant de bas en haut

si loin, que mon regard n’en trouvait pas le bout[301].

 

Le long de ses degrés je vis tant de flammèches

descendre, qu’on eût dit que toutes les étoiles

qui paraissent au ciel venaient s’y rencontrer.

 

Et comme, obéissant à leurs lois naturelles,

la bande des corbeaux, sitôt que le jour pointe,

s’ébat pour réchauffer les ailes engourdies,

 

et puis les uns s’en vont pour ne plus revenir,

les autres font retour à leur point de départ,

ou bien restent sur place en tournoyant dans l’air ;

 

de la même façon il me semblait voir là

tous ces scintillements venir en même temps

se placer à la fois sur un certain gradin.

 

Celui qui se trouvait être plus près de nous

devenait si brillant, que je dis en moi-même :

« J’aperçois bien l’amour que tu veux me montrer ! »

 

Mais celle dont j’attends de mon silence, ou dire

le quand et le comment[302], se tait ; malgré l’envie

je pense donc bien faire en ne demandant rien ;

 

ce qui fit bientôt qu’elle, ayant vu mon silence

au moyen du regard de Celui qui voit tout[303],

elle dit : « Satisfais le désir dont tu brûles ! »

 

« Bien que je sache, dis-je alors, que mon mérite

ne me rend pas encor digne de ta réponse,

au nom de celle-ci, qui permet qu’on t’en prie,

 

ô bienheureux esprit qui te caches ainsi

au sein de ton bonheur, laisse-moi donc apprendre

la raison qui t’a fait venir plus près de moi !

 

Explique-moi pourquoi, dans cette sphère à vous,

se tait du Paradis la douce symphonie,

qui si dévotement résonne un peu plus bas. »

 

« C’est que, comme ton œil, ton oreille est mortelle,

me fut-il répondu ; pour la même raison

nous suspendons nos chants, et ses ris Béatrice.

 

Je descends les gradins de l’échelle sacrée

pour mieux te faire fête, autant par mes propos

que par cette clarté dont tu me vois drapé.

 

Ce n’est pas plus d’amour qui me pousse vers toi :

ici chacun en sent autant et davantage,

et ces scintillements le rendent manifeste ;

 

la charité suprême est celle qui nous presse

de servir le vouloir qui gouverne le monde

et qui, comme tu vois, nous dispose à son gré. »[304]

 

« Je vois bien, répondis-je, ô lumière sacrée,

comment un libre amour suffit dans cette cour

pour accomplir les vœux d’une éternelle grâce.

 

Ce qui paraît pourtant difficile à comprendre,

c’est, parmi tant d’éclats, cette raison précise

qui t’a prédestiné, toi seul, à cet office. »

 

Avant d’avoir fini le dernier de ces mots,

ayant fait de son centre un axe, ce flambeau

se prit à tournoyer plus vite qu’une meule ;

 

puis l’amour enchâssé au-dedans répondit :

« C’est un éclat divin qui, sur moi projeté,

traverse la clarté dont 6ont formés mes langes ;

 

et sa propre vertu s’unissant à la vue

vient m’élever si haut au-dessus de moi-même,

que l’Essence suprême est visible pour moi.

 

De là tout ce bonheur qui me fait scintiller,

puisque, dans la mesure où s’épure ma vue,

la splendeur de mon feu devient plus éclatante.

 

Mais l’âme qui se baigne au ciel le plus serein,

le même séraphin qui se mire dans Dieu

plus fixement, ne peut répondre à ta demande :

 

ce que tu veux savoir plonge dans les abîmes

des décrets éternels, qui se trouvent si loin,

que les regards créés ne sauraient les toucher.

 

Lorsque tu reviendras au monde des mortels,

répète tout ceci, pour que l’on n’ose plus

se diriger en vain vers des buts trop abstrus.

 

L’esprit qui brille au ciel est fumeux sur la terre :

pense donc à part toi s’il peut savoir là-bas

ce qu’il ignore encore au ciel qui l’a reçu. »

 

Ces mots étaient pour moi de si fortes raisons

que, renonçant au reste, il fallut me borner

à prier humblement pour qu’il me dît son nom.

 

« Là-bas, en Italie, entre ses deux rivages,

non loin de ton berceau, sont deux rochers si hauts,

qu’on entend le tonnerre au-dessous d’eux gronder.

 

Ils forment l’éperon appelé Catria[305],

au pied duquel se trouve une sainte chapelle

seulement consacrée à l’adoration. »

 

C’est ainsi qu’il reprit pour la troisième fois ;

puis, en continuant, il dit : « C’est en ce lieu

qu’au service de Dieu je me suis raffermi

 

et qu’un maigre manger trempé de jus d’olives

m’a suffi pour passer le froid et la chaleur,

satisfait de mes seuls pensers contemplatifs.

 

Ce cloître préparait de fertiles moissons

pour le ciel ; à présent il devient si stérile,

qu’il faut qu’un jour ou l’autre on le sache partout.

 

Mon nom, dans cet endroit, fut Pierre Damien ;

et Pierre le Pécheur dans cette autre maison,

construite à Notre-Dame au bord Adriatique[306].

 

Il me restait bien peu de mon âge mortel

quand je fus appelé par la force au chapeau[307]

qui passe maintenant toujours de mal en pis.

 

Car Céphas aussi bien que l’illustre Vaisseau

du Saint-Esprit[308], nu-pieds et ventre creux, allaient

et cherchaient leur manger au hasard des auberges ;

 

nos pasteurs d’aujourd’hui doivent le plus souvent

s’appuyer sur quelqu’un à droite comme à gauche,

tant ils se font pesants, et on les hisse en selle.

 

Comme ils vont des manteaux couvrant leurs palefrois,

sous une même peau l’on dirait voir deux bêtes :

que de choses tu peux souffrir, ô patience ! »

 

Je vis à ce moment de nombreuses flammèches

descendre en voltigeant d’un échelon sur l’autre,

et chacun de leurs tours les rendait plus brillantes.

 

Ensuite, s’arrêtant autour de celle-ci,

on entendit un cri qui retentit si fort,

que rien ne le saurait évoquer ici-bas ;

 

mais je n’ai rien compris, tant le bruit m’accabla.

CHANT XXII

 

Frappé par la stupeur, je m’étais retourné

vers mon guide, semblable à quelque enfant qui court

vers quelque ami qui sait gagner sa confiance.

 

Elle, comme la mère arrive sans tarder

pour secourir son fils tout pâle et haletant,

de sa voix qui lui porte un peu de réconfort,

 

elle dit : « Souviens-toi, nous sommes dans le ciel !

Ne sais-tu pas qu’ici, dans le ciel, tout est saint

et que ce qui s’y fait obéit au bon zèle ?

 

Tu conçois maintenant à quel point mon sourire,

de même que le chant, pouvait t’abasourdir,

puisque ce cri suffit pour t’ébranler si fort.

 

Mais si tu comprenais ce que dit sa prière,

tu connaîtrais déjà la vengeance imminente

qu’il te sera donné de voir avant ta mort.

 

Le glaive de là-haut ne frappe ni trop vite

ni trop tard, si ce n’est du point de vue humain,

car pour vous seuls l’attente est la crainte ou l’espoir.

 

Tourne-toi maintenant vers ces autres esprits,

car tu pourras en voir un grand nombre d’illustres,

si tu veux regarder à l’endroit que je dis ! »

 

Comme elle le voulait, je dirigeai mes yeux

et je vis d’un côté cent globes réunis

qu’embellissait l’éclat des rayons échangés.

 

Je restais devant eux comme celui qui rentre

la pointe du désir et n’ose pas poser

toujours des questions, de crainte d’excéder.

 

Mais la plus importante entre ces marguerites

et la plus lumineuse arriva jusqu’à moi,

pour contenter ma soif de savoir qui c’était.

 

J’entendis dans son sein dire : « Si tu voyais

l’amour qui nous éprend tous, comme je le vois,

tu nous dirais déjà le fond de ta pensée ;

 

mais pour que ton attente à la fin où tu montes

n’apporte aucun retard, je répondrai de suite

à ce même penser que tu veux refouler.

 

Le sommet de ce mont qui porte sur son flanc

le couvent de Cassin fut fréquenté jadis

par les gens d’autrefois, aveuglés et pervers.

 

Je suis l’homme qui fit pour la première fois

y résonner le nom de Celui qui sur terre

fit descendre le vrai qui nous sublime ici[309].

 

Une si grande grâce a rayonné sur moi,

que j’ai pu retirer les villes d’alentour

hors de ce culte impie et qui trompait le monde.

 

Quant à ces autres feux, ils furent tous des hommes

contemplatifs, brûlant de cette passion,

seule source à donner des fleurs et des fruits saints.

 

Tu peux y voir Macaire et, avec Romuald[310],

mes frères qui, jadis, à l’ombre du couvent

arrêtèrent leurs pas d’un cœur toujours content. »

 

Je répondis : « L’amour que tu m’as témoigné,

en me parlant ainsi, comme le bon semblant

que j’observe et je vois dans toutes vos ardeurs,

 

a fait s’épanouir ma propre confiance

comme rosé au soleil, lorsqu’il la fait s’ouvrir

autant qu’il est donné de fleurir et d’éclore.

 

C’est pourquoi je te prie, ô mon père, dis-moi

si je puis obtenir une faveur si grande

que de te contempler à face découverte. »

 

« Frère, répondit-il, ton désir si louable

se verra satisfait dans la sphère dernière[311],

de même que le mien et ceux de tous les autres.

 

N’importe quel désir devient là-haut parfait,

entier et accompli ; c’est là-haut seulement

qu’on voit chaque élément à sa place éternelle.

 

Cette sphère[312] n’est pas dans un lieu, sous un pôle,

et cette échelle-ci monte jusqu’à son centre :

et c’est ce qui la fait se perdre ainsi de vue.

 

Jacob le patriarche a vu qu’elle poussait

par l’un de ses deux bouts jusqu’au ciel de là-haut,

alors qu’il l’aperçut toute d’anges chargée.

 

Personne maintenant ne détache ses plantes

du sol, pour la gravir : jusqu’à ma propre règle

qui ne sert aujourd’hui qu’à noircir du papier[313].

 

Les murs où des couvents s’abritaient autrefois

« ont changés en repaire, et les frocs de leurs moines

ont comme autant de sacs de farine gâtée.

 

Et pratiquer l’usure est un péché moins grave

contre la loi de Dieu, que l’amour de ces rentes

qui fait de chaque moine un nouveau forcené ;

 

car les biens que détient l’Église n’appartiennent

qu’au pauvre qui demande au nom de Dieu son pain,

et non pas aux parents, ni moins à d’autres pires.

 

Mais la chair des mortels devient si délicate,

qu’un bon commencement n’assure plus là-bas

que tout ce qui naît chêne un jour fera des glands.

 

Pierre avait commencé sans or et sans argent ;

moi-même, je l’ai fait par jeûnes et prières ;

François édifia son couvent humblement.

 

Pourtant, à regarder les débuts de nos ordres

et à les comparer à leur point d’arrivée,

tu verrais que le blanc tourne à présent au noir.

 

Cependant le Jourdain remontant vers sa source,

la mer se retirant sur un signe de Dieu

seraient moins merveilleux qu’un remède à ces maux. »

 

Ainsi me parla-t-il ; puis il alla rejoindre

ses autres compagnons, qui s’étaient rassemblés

et comme un tourbillon ils montèrent au ciel.

 

La douce dame alors me poussa derrière eux,

vers le haut de l’échelle, avec un simple geste,

tellement son pouvoir subjuguait ma nature.

 

Chez nous, où l’on descend et monte avec effort

et naturellement, on n’a jamais pu voir

une allure pareille à celle de mon aile.

 

Puissé-je retrouver, ô lecteur, ce triomphe

dévot, qui si souvent m’oblige à déplorer

mes erreurs et frapper en pleurant ma poitrine,

 

s’il est vrai que j’ai pu, moins vite qu’on ne met

et tire un doigt du feu, reconnaître et atteindre

en même temps le signe au-dessus du Taureau[314].

 

Astres resplendissants, lumière qui produis

les plus grandes vertus, à qui je reconnais

que je dois, tel qu’il est, peu ou prou, mon génie,

 

avec vous se levait et se couchait aussi

celui qui sert de source à toute vie au monde,

quand j’ai bu d’air toscan la première gorgée[315].

 

Et puis, lorsque j’ai pu jouir du privilège

de pénétrer au cercle où vous roulez, hautains,

c’est votre région qui me fut impartie[316].

 

Et c’est vers vous que monte à présent de mon âme

le soupir recueilli, pour acquérir la force

d’affronter l’examen qui paraît l’appeler[317].

 

« Tu te trouves si près du suprême salut,

qu’il te faut à présent, commença Béatrice,

avoir l’œil plus perçant et plus clair que jamais.

 

Pour cela, dès avant de te confondre en lui,

regarde vers le bas et vois comment le monde

se trouve, grâce à moi, rejeté sous tes pieds ;

 

et d’un cœur plus joyeux qu’il ne le fut jamais

tu te présenteras devant la sainte foule

qui traverse gaiement cette sphère éthérée. »

 

Je plongeai mon regard à travers les sept sphères

du haut jusques au fond, et j’aperçus ce globe[318]

tel, qu’il me fit sourire avec son vil aspect.

 

J’approuve, pour ma part, comme meilleur l’avis

qui l’estime le moins ; celui qui le méprise

mérite assurément qu’on le tienne pour sage.

 

La fille de Latone apparut en plein jour,

sans cette tache d’ombre à cause de laquelle

je la croyais d’abord rare et dense à la fois.

 

Et l’aspect de ton fils me devint supportable,

Hypérion ; je vis, Maïa, Dioné,

les vôtres tournoyer tout près autour de lui.

 

Plus loin, entre le père et le fils, au milieu,

j’aperçus Jupiter ; et je vis clairement

la variation de leurs déplacements.

 

Là, j’ai pu contempler toutes les sept planètes,

connaître leur grandeur, combien elles vont vite,

comment chacune occupe une maison à part.

 

Cette aire si mesquine et qui nous rend féroces

m’apparut en entier, pendant que m’emportaient

les Gémeaux éternels, des sommets aux rivages ;

 

et puis, sur les beaux yeux je reposai mes yeux.

 

CHANT XXIII

 

De même qu’un oiseau dans le feuillage ami,

ayant pris du repos au nid de ses doux fils

tant que dure la nuit qui nous cache les choses,

 

désireux de revoir au plus vite leurs traits

et de trouver pour eux l’aliment qu’il leur faut

et dont le soin pénible est pour lui du plaisir,

 

en devançant le jour, sur la plus haute branche

attend impatient le retour du soleil

et guette sans bouger les rayons du matin ;

 

de même se tenait ma dame qui, debout,

regardait fixement en se tournant vers l’orbe

sous lequel le soleil tourne moins vivement[319].

 

En la voyant ainsi, pensive et absorbée,

moi-même je devins comme ceux qui souhaitent

tout à coup autre chose, et que l’espoir soutient.

 

Mais le temps fut bien court de l’un à l’autre instant

celui de mon attente et cet autre où je vis

que le ciel devenait de plus en plus brillant.

 

Béatrice me dit : « Voici les légions

du triomphe du Christ[320], et voici tout le fruit

que permet de cueillir la branche de ces sphères ! »

 

Son visage semblait n’être plus qu’une flamme ;

je lisais dans ses yeux un si parfait bonheur,

u’il me faut passer outre et cesser d’en parler.

 

Comme rit Trivia[321] par un beau clair de lune

au milieu de sa cour de nymphes éternelles

dont la clarté fleurit tous les recoins du ciel,

 

tel je vis qu’au-dessus de milliers de flambeaux

un Soleil se montrait[322], qui les allumait tous,

comme le nôtre fait les flambeaux de là-haut.

 

Dans sa splendeur vivante on voyait apparaître

la brillante Substance, avec tant de clarté

que mon regard ne put soutenir son éclat.

 

Ô Béatrice, ô douce et précieuse guide !

Elle me dit alors : « Ce qui t’aveugle ainsi

est une force à qui rien ne peut résister.

 

C’est là qu’est le Pouvoir, c’est là qu’est la Sagesse

qui du ciel à la terre ont ouvert le chemin

dont on eut autrefois une si longue envie. »

 

Alors, pareil au feu qui jaillit des nuages

pour s’être dilaté jusqu’à n’y plus tenir[323]

et, contre sa nature, il descend vers le sol,

 

de même mon esprit, que venait d’enrichir

ce nouvel aliment, s’évada de lui-même

et ne put s’expliquer ce qu’ensuite il advint.

 

« Ouvre les yeux, dit-elle, admire ma beauté !

Tu viens de regarder des objets qui te rendent

capable de souffrir l’éclat de mon sourire ! »

 

J’étais comme celui qui, s’éveillant à peine,

voit s’échapper son rêve et qui fait des efforts,

mais en vain, pour garder les ombres qui le fuient,

 

quand j’entendis l’appel qui sur ma gratitude

a gagné de tels droits, qu’au livre qui raconte

le passé, rien ne peut l’effacer désormais.

 

Si j’avais le concours de tant de belles voix

qu’avec ses autres sœurs Polymnie[324] a rendues,

grâce à son lait si doux, plus richement fournies,

 

pour mieux me seconder, je n’arriverais pas

au millième du vrai, pour chanter le saint rire

et l’éclat qu’il mettait sur le visage saint.

 

C’est ainsi qu’il me faut peindre le Paradis

dans mon poème saint, en faisant par endroits

des sauts, comme qui voit sa route interceptée.

 

Mais à considérer le poids de mon sujet,

comme le dos mortel qui doit le supporter,

on ne peut me blâmer d’hésiter sous le faix :

 

ce n’est pas un parcours pour un petit navire,

que celui dont ma nef fend hardiment les ondes,

ni pour un nautonier qui veut se ménager.

 

« Pourquoi donc mon regard te charme-t-il ainsi,

au point d’en oublier le splendide jardin

qui se remplit de fleurs sous le regard du Christ ?

 

C’est ici qu’est la Rosé[325] où le Verbe divin

devint chair ; c’est ici que se trouvent les lis

dont l’odeur présidait au choix du bon chemin. »

 

Ainsi dit Béatrice ; et moi, que ses conseils

trouvaient pas rétif, j’affrontai de nouveau

l’épreuve de chercher avec mes pauvres yeux.

 

Comme autrefois mes yeux, dans l’ombre, contemplaient

aux rayons d’un soleil qui perçait, lumineux,

la fente d’un nuage, un pré couvert de fleurs.

 

telles j’ai vu là-haut des foules de splendeurs

que des rayons ardents faisaient pleuvoir du ciel,

sans que je pusse voir le départ de leur pluie.

 

Ô généreux Pouvoir, qui mets sur eux ta marque,

tu te levais plus haut[326], pour laisser plus de champ

aux yeux qui n’avaient point la force de te voir !

 

Et le nom de la fleur que j’invoque toujours,

le matin et le soir, contraignit mon esprit

à contempler d’abord la splendeur la plus grande[327].

 

Et lorsque ma prunelle eut bien reçu l’empreinte

des beautés et grandeurs de cette vive étoile

qui vainc au ciel ainsi qu’elle vainquit sur terre,

 

de la voûte d’en haut descendit un éclat

de la forme d’un cercle ou bien d’une couronne,

s’enroulant autour d’elle ainsi qu’une ceinture.

 

Assurément le chant qui rend le plus doux son

sur terre et qui ravit davantage nos cœurs,

semble un nuage obscur qu’un tonnerre tourmente,

 

au prix des doux accords sortant de cette lyre

qui servait de couronne au plus beau des saphirs,

Parmi ceux dont s’ornait le ciel le plus serein.

 

« Je suis le pur amour des anges ; et je tourne

autour du grand bonheur qui rayonne du sein

où de notre désir fut jadis la demeure ;

 

et tant que tu suivras, Reine du ciel, ton fils,

et qu’en montant ainsi tu rendras plus divine

la sphère de là-haut, je tournerai sans fin. »

 

Sur ces mots terminait la mélodie en cercle ;

et au même moment tous les autres flambeaux

faisaient retentir haut le doux nom de Marie.

 

Mais le royal manteau de tous les autres corps

du monde[328], qui s’échauffe et qui brille le plus

sous le souffle de Dieu et grâce à sa puissance,

 

tenait encor si loin ses bornes du dehors

au-dessus de nos chefs, qu’au point où je restais

il ne m’apparaissait aucun de ses détails ;

 

si bien que mon regard n’avait pas eu la force

d’accompagner de loin la flamme couronnée

qui venait de monter auprès de son Enfant[329].

 

Et comme le bébé, lorsqu’il a pris le lait,

tend ses deux petits bras pour chercher sa maman,

pressé par cet amour qui se lit dans ses gestes,

 

chacun de ces flambeaux étirait vers le haut

le bout de sa flammèche, et rendait manifeste

la grande passion qu’il avait pour Marie.

 

Ensuite, s’arrêtant là-haut, sous mon regard,

ils chantaient Regina caeli[330], si doucement

que je n’en ai jamais oublié le plaisir.

 

Ô la profusion qui remplit jusqu’aux bords

ces opulents greniers, qui furent 6ur la terre

les meilleurs travailleurs pour semer le bon blé !

 

Certes, c’est là qu’on vit, jouissant du trésor

que l’on n’a pu gagner qu’en pleurant dans l’exil

de Babylone[331]1, où l’or n’avait plus de valeur ;

 

et c’est là que jouit de sa victoire aussi,

sous les ordres du Fils de Dieu et de Marie,

accompagné du vieil et du nouveau concile[332],

 

celui qui tient les clefs d’une si grande gloire[333].

 

CHANT XXIV

 

« Ô compagnie élue à cette grande cène

de l’Agneau sacro-saint qui vous nourrit si bien

que tous vos appétits se voient toujours comblés !

 

Si la grâce de Dieu veut que cet homme goûte

les miettes qui pourront tomber de votre table,

avant que la mort mette à son âge une fin,

 

voyez l’immense amour qui le pousse ! Offrez-lui,

vous qui buvez toujours à la source elle-même,

d’où vient ce qu’il attend, la goutte de rosée ! »

 

Ainsi dit Béatrice ; et ces âmes heureuses

tournaient comme le globe autour des pôles fixes,

brillant d’un feu plus vif que ne font les comètes.

 

Comme une horloge marche au moyen des rouages

qui tournent de façon que, lorsqu’on les regarde,

l’une semble au repos, l’autre paraît voler,

 

ces caroles, dansant chacune à sa manière,

laissaient voir le degré de leur propre richesse,

selon que leur allure était plus vive ou lente.

 

De celle où je crus voir les plus grandes beautés

se détacha soudain un feu si bienheureux,

que nul ne laissait voir un éclat aussi vif.

 

Il tourna par trois fois autour de Béatrice,

au rythme de son chant, qui semblait si divin,

nue mon esprit n’a pas le moyen de le dire ;

 

ma plume saute donc, sans rien vouloir écrire,

puisque la langue et même l’imagination,

pour rendre de tels plis, sont des couleurs trop crues.

 

« Ô ma très sainte sœur, qui si dévotement

me le viens demander, l’ardeur de ton amour

me fait me détacher de ma belle guirlande. »

 

Cette flamme bénite, après s’être arrêtée,

dirigea du côté de ma dame l’haleine

qui prononçait les mots que je viens de citer.

 

« Ô lumière sans fin, dit-elle, du grand homme

à qui notre Seigneur a confié les clefs

du suprême bonheur qu’il offrit à la terre[334],

 

examine à ton gré celui-ci, sur des points

simples ou délicats, concernant cette foi

qui te faisait marcher sur la face des eaux !

 

S’il aime bien, s’il croit et s’il espère bien[335],

tu ne l’ignores pas, car ton regard se pose

au point où tout objet se trouve figuré.

 

Mais comme ce royaume acquiert ses citoyens

par la foi véritable, il convient qu’on lui donne

ici l’occasion de parler à sa gloire. »

 

Comme un bachelier se prépare en silence,

attendant que le maître termine l’exposé,

sinon pour le trancher, pour discuter ses termes[336],

 

tel je me munissais de toutes les raisons,

pendant qu’elle parlait, pour soutenir au mieux

une pareille thèse, et devant un tel maître.

 

« Parle donc, bon chrétien, dis-moi ce que tu sais :

qu’est-ce donc que la foi ? » Moi, je levai la tête,

pour mieux voir la clarté qui me soufflait ces mots.

 

Puis je me retournai vers Béatrice ; et elle

fit signe promptement de laisser s’épancher

vers le dehors le flot des sources du dedans.

 

« La grâce qu’on me fait, dis-je alors, de pouvoir

ainsi me confesser au plus grand primipile[337],

m’incite à formuler clairement ma pensée. »

 

Je poursuivis : « Mon père, ainsi qu’avait écrit

le stylet qui dit vrai du frère bien-aimé

qui mit Rome, avec toi, sur le chemin du bien[338],

 

la foi, c’est l’argument des choses invisibles

et la substance aussi des choses espérées :

si je l’ai bien compris, c’est là sa quiddité. »[339]

 

Alors je l’entendis : « Ce que tu dis est vrai,

si tu sais dire aussi, pourquoi l’a-t-il placée

parmi les arguments et parmi les substances. »

 

Je repris aussitôt : « Les mystères profonds

qui me montrent ici leur face véritable

restent si bien cachés aux regards de là-bas,

 

que leur seule existence est la foi qu’on en a

et dans laquelle on met notre suprême espoir :

et c’est par là qu’elle a l’aspect d’une substance.

 

Comme il faut, d’autre part, syllogiser sur elle

nS qu’on puisse produire une preuve à l’appui,

s, je acquiert de ce fait un aspect d’argument. »

 

j’entendis qu’il disait : « Si tout ce qu’on apprend

l’école, sur terre, était ainsi compris,

verrait sans emploi tout l’esprit des sophistes. »

 

Ce furent là les mots de cet esprit ardent ;

ensuite il ajouta : « Nous avons déjà vu

le poids de la monnaie, ainsi que son aloi ;

 

mais dis-moi maintenant si tu l’as dans ta bourse. »

Je dis : « Oui, je l’ai bien, si ronde et si brillante,

que son coin ne fait pas le moindre objet de doute. »

 

La profonde splendeur qui brillait devant moi

dit ensuite ces mots : « Ce joyau précieux,

qui fait le fondement de toutes les vertus.

 

comment t’est-il venu ? » Je dis : « Du Saint-Esprit

la copieuse ondée, autrefois épanchée

au-dessus des nouveaux et des vieux parchemins[340],

 

est le seul syllogisme où je l’ai vu prouver,

mais si pertinemment, que, par rapport à lui,

les démonstrations me paraîtraient obtuses. »

 

Puis j’entendis : « Le texte ancien et le nouveau

qui t’ont fait arriver à ces conclusions,

pourquoi donc les tiens-tu pour parole divine ? »

 

« La preuve, dis-je alors, qui m’a fait voir le vrai

est la suite des faits, pour lesquels la nature

n>a pas chauffé le fer ni frappé sur l’enclume. »[341]

 

 

Il me fut demandé : « Mais dis-moi, qui t’assure

que ces faits ont eu lieu ? Car ce qui les confirme,

n’est-ce pas justement ce qu’il faudrait prouver ? »

 

« Si tout le monde vint, dis-je, au christianisme

sans miracle, ce fait en est un en lui-même,

et tel que tout le reste est moins que le centième[342] ;

 

car toi-même, tu vins bien pauvre et affamé

au champ, quand tu voulus semer la bonne plante

qui, vigne en d’autres temps, est ronce maintenant. »

 

Après ces mots derniers, l’illustre et sainte cour

fit retentir la sphère en chantant : « Louons Dieu ! »

avec les doux accords qu’on ne sait que là-haut.

 

Ce saint homme pourtant, qui m’avait entraîné

avec son examen, sautant de branche en branche,

au point de m’approcher des feuilles les plus hautes,

 

reprit presque aussitôt : « La grâce qui se plaît

à meubler ton esprit t’a fait ouvrir la bouche

de la seule façon qui convient, jusqu’ici,

 

et je suis bien d’accord avec ce qu’il en sort ;

mais il faut maintenant dire ce que tu crois,

et d’où cette croyance arriva jusqu’à toi. »

 

« Ô mon saint père, esprit qui peux voir maintenant

ce que tu crus jadis si fort, que tu vainquis,

courant vers le tombeau, des pieds beaucoup plus jeunes,

 

commençai-je, tu veux que je te manifeste,

ici même, le fond de ma propre croyance,

et demandes aussi quelle en fut la raison.

 

Vois ce que je réponds : Je crois en un seul Dieu,

seul, éternel, qui met les cieux en mouvement,

par l’amour et l’espoir, sans être mû lui-même.

 

À la preuve physique et la métaphysique

de cette foi[343] j’ajoute aussi les arguments

puisés dans tout le vrai qui coule à flots d’ici,

 

par la voix de Moïse et celle des prophètes,

les Psaumes, l’Évangile et par vous, écrivains

que le feu de l’Esprit avait alimentés.

 

Je crois à la Personne éternelle et triplée ;

je crois que son essence est une et triple, en sorte

qu’on peut dire qu’elle est et sont en même temps.

 

Le mystère divin de sa condition

que je commente ici, le texte évangélique

l’a mis dans mon esprit à plus d’une reprise.

 

Telle fut l’étincelle et tel fut le principe

qui s’est épanoui dans une vive flamme

et qui scintille en moi comme une étoile au ciel. »

 

Comme le maître écoute un rapport qui lui plaît

et, quand le serviteur s’est tu, vient l’embrasser,

montrant qu’il est content de la bonne nouvelle,

 

ainsi, me bénissant au milieu de son chant,

trois fois vint m’entourer la flamme apostolique

qui m’avait fait parler, sitôt que je me tus,

 

tant il eut de plaisir à m’avoir entendu.

 

 

CHANT XXV

 

Si le destin permet que ce poème saint

auquel ont mis la main et le ciel et la terre

et qui m’a fait maigrir pendant bien des années,

 

triomphe des haineux qui m’ont fermé la porte

de ce joli bercail où je dormais agneau,

mais ennemi des loups qui lui faisaient la guerre,

 

j’y rentrerai poète, avec une autre voix,

avec d’autres cheveux, recevoir la couronne,

au-dessus des fonts mêmes où je fus baptisé[344] ;

 

car c’est à cet endroit que j’entrai dans la foi

qui désigne les cœurs au ciel, et pour laquelle

Pierre ceignit mon corps comme je viens de dire.

 

Ensuite une clarté se mit en mouvement

vers nous, de ce bouquet d’où sortit l’éclaireur

qu’avait laissé le Christ, de ses futurs vicaires.

 

Et ma dame me dit, resplendissant de joie :

« Regarde bien, regarde ! Il est là, le saint homme

qui vous fait visiter la lointaine Galice ! »[345]

 

De même que parfois la colombe se pose

auprès de sa compagne, et l’une à l’autre montre,

tournant et roucoulant, son amour réciproque,

 

de même j’ai vu là se faire un bon accueil

ces princes glorieux l’un à l’autre, en louant

le céleste aliment qui les nourrit là-haut.

 

Ces démonstrations une fois terminées,

chacun d’eux, sans parler, s’arrêta coram me[346],

si fulgurants tous deux, qu’ils m’avaient ébloui.

 

Béatrice lui dit, souriant de bonheur :

« Ô magnifique esprit, qui décrivis jadis

la magnanimité de notre basilique[347],

 

fais que dans ces hauteurs on parle d’espérance :

tu peux le faire bien, toi qui la représentes,

lorsque Jésus aux trois montre sa préférence. »[348]

 

« Lève donc le regard et prends de I’as6urance,

car ce qui vient ici du monde des mortels

doit mûrir tout d’abord au feu de nos rayons ! »

 

Cet encouragement me vint du second feu :

ce qui me fit lever mon regard vers ces cimes

dont le poids excessif me l’avait fait baisser.

 

« Puisque notre Empereur, par sa grâce, t’octroie

de pouvoir rencontrer, avant que tu ne meures,

dans son salon secret, chacun de ses ministres,

 

afin qu’ayant connu l’éclat de cette cour,

tu puisses ranimer, en toi-même et dans d’autres,

l’espérance qui fait, là-bas, aimer le bien,

 

dis-moi donc ce qu’elle est, et comment ton esprit

s’en arme ; et dis aussi d’où tu l’as obtenue ! »

Ainsi continuait la seconde clarté.

 

Mais la dame pieuse, elle, qui dirigea

pour un aussi haut vol les plumes de mon aile,

devança ma réponse en parlant comme suit :

 

« Elle n’a pas de fils plus riche en espérance,

l’Église militante, ainsi qu’il est écrit

au soleil qui vêt d’or toute la sainte troupe[349] ;

aussi l’a-t-on laissé venir depuis Égypte

jusqu’à Jérusalem[350], pour tout voir et connaître,

avant que soit prescrit le temps de sa milice.

 

Quant aux deux autres points, qu’on ne demande pas

pour apprendre de lui, mais afin qu’il rapporte

combien cette vertu te produit de plaisir,

 

je le laisse parler : il n’a point à combattre

ni chercher à briller : c’est à lui de répondre ;

que la grâce de Dieu l’assiste en ce moment ! »

 

Le meilleur écolier répond à son docteur,

aussi rapidement sur ce qu’il sait très bien,

afin que son savoir brille plus aisément,

 

que je dis : « L’espérance est l’attente certaine

de la gloire future, et se produit en nous

par la grâce divine et le mérite ancien.

 

La lumière m’en vient de nombreuses étoiles ;

mais qui l’a tout d’abord dans mon cœur distillée,

du suprême Seigneur fut le suprême chantre[351].

 

Parmi ses chants sacrés, il dit aussi : « Qu’en toi

mettent l’espoir tous ceux qui connaissant ton nom ! »

Et comment l’ignorer, avec la foi que j’ai ?

 

Tu m’abreuvas toi-même, après ce doux breuvage,

du lait de ton épître[352], et tant que j’en déborde

et je verse à mon tour de votre source aux autres. »

 

Pans le noyau vivant de ce grand incendie,

pendant que je parlais, tremblait une clarté

qui semblait un éclair intense et frémissant.

 

Il me dit à la fin : « L’amour dont je m’embrase

pour la sainte vertu qui m’accompagne ici,

jusqu’à gagner la palme et au sortir du champ[353],

 

exige d’en parler avec toi, qui tant l’aimes :

et c’est avec plaisir que je voudrais entendre

dire ce que promet pour toi cette espérance. »

 

« Les Écritures, dis-je, anciennes et nouvelles,

nous démontrent le but, qui peut me l’enseigner,

des âmes qui de Dieu deviennent les amies.

 

C’est ainsi qu’Isaïe avait dit que chacune

aurait dans sa patrie un double vêtement[354] :

et sa seule patrie est cette douce vie.

 

Ton frère, d’autre part, nous a manifesté

plus clairement encor sa révélation,

alors qu’il écrivait au sujet des étoles. »[355]

 

À peine avais-je dit ces dernières paroles,

lorsque Sperent in te[356] retentit sur nos têtes,

et dans chaque carole il fut repris en chœur.

 

Un éclat s’alluma soudainement entre elles

tel que, si le Cancer possédait ce bijou,

l’hiver serait un mois qui n’aurait qu’un seul jour[357].

 

Comme se lève et va pour entrer dans la danse,

sans arrière-penser, la vierge souriante,

rien que pour faire honneur à la jeune épousée,

 

telle je vis alors la splendeur éclatante

se joindre aux autres deux qui tournaient en musique

ainsi qu’il convenait à leur amour ardent.

 

Elle entra dans le chant ainsi que dans la ronde ;

et ma dame sur eux reposait son regard

et semblait une épouse immobile et muette.

 

« Voici venir celui qui coucha sur le sein

de notre Pélican[358] : qui, du haut de la croix,

avait été choisi pour un office insigne. »

 

Ainsi parla ma dame ; et cependant ses yeux

restaient toujours rivés avec attention,

avant d’avoir parlé comme après ces propos.

 

Pareil à qui prétend, en fixant le soleil,

regarder une éclipse à l’œil nu, tant soit peu,

et qui, voulant trop voir, cesse d’être voyant,

 

tel me fit devenir cette dernière flamme,

jusqu’à ce qu’elle dît : « Pourquoi donc t’aveugler

à chercher un objet qui n’a pas lieu chez nous ? [359]

 

Sur la terre, mon corps, avec celui des autres,

est terre et le sera, tant qu’ici notre nombre

n’aura point égalé le décret éternel[360].

 

Seules les deux clartés qui viennent de monter

restent au cloître heureux avec leur double étole[361] :

tu peux en apporter la nouvelle à ton monde. »

 

Au son de cette voix, la guirlande enflammée

cessa de tournoyer, et la douce harmonie

que formait l’unisson de ces trois voix prit fin,

 

comme, pour éviter le risque ou la fatigue,

les rames qui tantôt venaient frapper les ondes

se posent à la fois, sur un coup de sifflet.

 

Et quel trouble soudain s’empara de l’esprit,

lorsque, m’étant tourné pour revoir Béatrice,

je ne pus plus la voir, quoique je fusse alors

 

toujours aussi près d’elle, au séjour des heureux.

 

 

CHANT XXVI

 

Tandis que je craignais d’avoir perdu la vue,

l’éclat éblouissant qui me l’avait éteinte[362]

laissa monter un souffle et semblant m’appeler

 

me dit : « En attendant de recouvrer la vue,

que tu viens de ternir pour trop vouloir me voir,

tu peux dédommager cette perte en parlant.

 

Commence donc, et dis vers quelle fin aspire

ton âme ; et cependant redis-toi que la vue

n’est pas morte pour toi, mais à peine engourdie.

 

La dame qui conduit dans ces saintes contrées

tes pas, dans son regard a la même vertu

qu’autrefois possédait la main d’Ananias. »[363]

 

Je dis : « Qu’à son plaisir, que ce soit tôt ou tard,

puissent guérir ces yeux, portes qu’elle emprunta

jadis, pour tous ces feux dont je brûle toujours.

 

Le Bien qui rend heureux ce palais est pour moi

l’alpha et l’oméga de toute l’écriture

que m’enseigne l’Amour plus ou moins ardemment. »[364]

 

Et cette même voix qui m’avait enlevé

la crainte de rester soudainement aveugle,

de nouveau me poussait à prendre la parole,

 

en disant : « Il te faut, certes, passer cela

par un tamis plus fin : il te faut maintenant

dire qui, vers ce but, a dirigé ton arc. »

 

« C’est grâce aux arguments de la philosophie

et à l’autorité qui descend d’ici[365], dis-je,

nue cet amour a pu pénétrer dans mon cœur,

 

puisque le bien en tant que bien, sitôt conçu,

nous incite à l’amour, d’autant plus fortement

qu’en lui-même il comprend plus de perfection.

 

C’est à l’Essence donc qui dépasse les autres

tellement, que le bien qui se trouve hors d’elle

n’est qu’un simple reflet de sa propre clarté,

 

qu’il faut, grâce à l’amour, plus qu’à toute autre essence,

que s’adresse l’esprit de tous ceux qui discernent

l’abstruse vérité de ce raisonnement.

 

Celui qui m’a montré le premier des amours

de toute la substance existant à jamais[366],

propose à mon esprit la même vérité.

 

Du véritable Auteur la voix me la propose,

qui disait à Moïse, en parlant de lui-même :

« C’est moi qui te ferai connaître tout le bien. » [367]

 

Tu me l’as dite aussi, dans l’illustre criée[368]

dont l’exorde proclame au monde de là-bas

les arcanes d’ici, mieux que nul autre héraut. »

 

J’entendis qu’il disait : « Par intellect humain

et par l’autorité qui concorde avec lui,

ton amour le plus haut se dirige vers Dieu.

 

Explique-moi, pourtant, si tu sens d’autres cordes

qui te tirent vers lui, pour que tu rendes clair

avec combien de dents cet amour-là te mord. »

 

La sainte intention de cet aigle du Christ

ne me fut point cachée ; et je vis tout de suite

quel sens il faisait prendre à ma profession.

 

Je recommençai donc : « En effet, les morsures

qui peuvent ramener le cœur de l’homme à Dieu

ont toutes concouru dans cette charité.

 

L’existence du monde, avec mon existence,

et la mort qu’il souffrit pour que je puisse vivre,

et tout ce qu’avec moi les fidèles espèrent,

 

et le savoir certain dont je viens de parler,

m’ont tiré de la mer de l’amour dévoyé

et m’ont mis sur le bord de l’amour le plus droit.

 

Les feuilles dont remplit son jardin tout entier

l’éternel Jardinier me sont d’autant plus chères,

que sur chacune il met le sceau de sa vertu. »[369]

 

Sitôt que je me tus, un chant des plus suaves

retentit dans le ciel, et ma dame elle-même

disait avec le chœur : « Saint, saint et trois fois saint ! »

 

Comme, quand nous réveille une forte lumière,

grâce à l’esprit visif qui court à la rencontre

de la clarté passant d’une membrane à l’autre,

 

le réveillé répugne à ce qu’il voit d’abord,

tant le rappel soudain le laisse inadapté,

s’il n’est pas assisté par son estimative ;

 

de même Béatrice éloigna de mes yeux

le tain qui les voilait, d’un seul rayon des siens

dont l’éclat pénétrait à plus de mille milles.

 

Grâce à cela, je vis, mieux que je n’avais vu,

et, presque stupéfait, je fis des questions

sur un quatrième feu que je vis près de nous.

 

Et ma dame me dit : « Au sein de ces rayons

aime son créateur la première des âmes

qu’à la Vertu première il a plu de créer. » [370]

 

Et pareil au rameau qui fait fléchir sa cime

au passage du vent et se relève ensuite,

par sa propre vertu qui la ramène en haut,

 

tandis qu’elle parlait, tel je devins moi-même,

de stupeur ; mais bientôt je repris assurance,

pressé par le désir que j’avais de parler.

 

Alors je commençai : « Ô fruit qui fus unique

à naître déjà mûr, père antique de qui

n’importe quelle épouse est la fille et la bru,

 

le plus dévotement que je puis, je te prie

de vouloir me parler ; car tu vois mon désir

que je ne te dis plus, pour t’entendre plus tôt. »

 

Comme un cheval bronchant sous le caparaçon,

qui manifeste ainsi le besoin qui l’agite

par la housse qui suit les mouvements du corps,

 

de la même façon la première des âmes

m’avait rendu visible à travers l’enveloppe

avec combien de joie elle allait me complaire.

 

Puis elle prononça : « Sans que tu me l’exprimes

toi-même, je lis mieux dans ton propre désir

que tu ne saurais voir les objets les plus clairs,

 

puisque je les contemple au miroir véridique

et qui contient en lui tous les autres objets,

alors que rien ne peut le contenir lui-même.

 

Tu veux savoir de moi depuis combien de temps

Dieu m’a mis au jardin sublime où celle-ci

te rend apte à gravir une si longue échelle ;

 

combien de temps il fut de mes yeux la liesse ;

du grand courroux de Dieu quelle est la cause vraie ;

quelle langue j’ai faite et j’ai mise en usage.

 

Or, mon fils, ce n’est pas le bruit de l’arbre en soi

qui fournit la raison d’un aussi long exil,

mais le fait seulement d’outrepasser les bornes.

 

Et là-bas, d’où ta dame a fait venir Virgile,

quatre mille trois cents et deux tours de soleil

m’avaient vu désirer cette réunion[371].

 

Je l’avais déjà vu passer par tous les signes

qui marquent son chemin, neuf cent et trente fois,

pendant que j’habitais moi-même sur la terre.

 

La langue a disparu, que j’ai d’abord parlée,

dès avant que Nemrod et son peuple perdissent

leur peine au bâtiment qu’on ne pouvait finir ;

 

car l’effet que produit la raison elle-même

ne vit pas longuement, du fait du goût des hommes,

qui sans cesse évolue et change avec le ciel.

 

Le langage de l’homme est un fait naturel ;

mais quant à la façon de parler, la nature

vous permet de choisir selon qu’il vous convient.

 

Avant que je descende à l’angoisse infernale,

on donnait le nom d’I sur terre au Dieu suprême,

à qui je dois la joie où je me suis logé.

 

Plus tard on l’appelait El[372], et c’était normal,

l’usage des mortels étant comme les feuilles :

si l’une tombe, une autre aussitôt la remplace.

 

Sur le mont le plus haut qui domine les ondes[373]

je vécus innocent, puis je vécus coupable

de prime jusqu’à l’heure héritant de la sexte,

 

après que le soleil a changé de quadrant. »

CHANT XXVII

 

« Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit ! » fut

le chant qu’au Paradis j’entendis commencer,

si doux, que ses accents étaient comme une ivresse.

 

Ce que j’apercevais me paraissait un rire

de l’univers, si bien que cette même ivresse

pénétrait à la fois par l’oreille et par l’oeil.

 

Ineffable allégresse ! ô bonheur ! existence

qui n’est faite de rien que d’amour et de paix !

ô richesse certaine, où manquent les envies !

 

Comme devant mes yeux se tenaient allumés

les quatre feux, l’un d’eux, le premier arrivé

s’était mis à briller d’un bien plus vif éclat,

 

et son aspect fut tel que serait devenu

Jupiter, si lui-même et Mars étaient oiseaux

et venaient d’échanger tout à coup leur plumage[374].

 

Et ce divin Pouvoir qui répartit les actes

et les emplois là-haut, avait de toutes parts

au choeur des bienheureux imposé le silence,

 

quand j’entendis parler : « Si ma couleur se change,

ne t’en étonne point, car, pendant que je parle,

tu verras que les autres changeront à leur tour.

 

Celui qui, sur la terre, usurpe et tient ma place[375],

ma place, oui, je dis bien ma place, qui demeure

en ce moment vacante aux yeux du Fils de Dieu,

 

de mon propre sépulcre a fait une cloaque

je pourriture et sang, qui fait que le pervers

qui tomba d’ici-haut, dans son repaire en rit. »

 

Je m’aperçus alors que le ciel se couvrait

de la même couleur dont le soleil habille

le matin et le soir le nuage opposé ;

 

et comme, en conservant l’assurance à part soi,

rougit l’honnête femme et perd sa contenance,

entendant le récit des errements d’une autre,

 

Béatrice changeait elle aussi de visage,

je crois que dans les cieux l’éclipsé était pareille,

lors de la passion du suprême Pouvoir.

 

Puis, je pus écouter la suite du discours,

mais faite d’une voix d’autant plus altérée,

que son aspect visible demeurait inchangé :

 

« Non, l’Épouse du Christ n’a pas été nourrie

de mon sang, de celui de Lin et d’Anaclet[376],

pour l’employer ensuite à ramasser de l’or ;

 

mais c’est pour acquérir ce bonheur éternel,

que Sixte ainsi que Pie et Calixte et Urbain

ont versé tour à tour leurs larmes et leur sang.

 

Nous n’avons pas voulu que du peuple chrétien

nos propres successeurs composent deux partis,

plaçant l’un à leur droite et l’autre à leur main gauche[377],

 

ni que ces saintes clefs dont j’avais eu la garde,

sur un drapeau guerrier puissent servir d’enseigne

pour conduire au combat contre d’autres chrétiens ;

 

ni que l’on fît de moi pour quelque privilège

mensonger ou vendu la figure d’un sceau[378],

qui m’a fait flamboyer et rougir bien des fois.

 

Sous l’habit des pasteurs on aperçoit d’ici

rôder parmi les prés les loups les plus rapaces :

ô justice de Dieu, pourquoi tant sommeiller ?

 

Cahorsins et Gascons préparent leurs boissons

de notre propre sang[379] : ô bon commencement,

dans quelle triste fin te faudra-t-il sombrer ?

 

Pourtant, le même ciel qui produisit à Rome

Scipion, défenseur de la gloire du monde,

y portera remède, à ce que je prévois[380].

 

Et toi-même, mon fils, que ton poids de mortel

doit ramener sur terre, ouvre grande la bouche,

dis tout haut ce que, moi, je ne t’ai point caché ! »

 

Et comme dans nos airs foisonne vers le bas

la vapeur congelée, au moment où la corne

de la Chèvre du ciel a rejoint le soleil[381],

 

ainsi j’ai vu l’éther se peupler tout à coup

et voler vers le haut les vapeurs triomphantes

qui faisaient jusqu’alors leur séjour près de nous.

 

Ma vue en poursuivit les évolutions

et les accompagna pendant que la distance

ne dressa point de mur qu’elle ne pût franchir.

 

Ma dame en ce moment, voyant que mon regard

ne cherchait plus le haut, me dit : « Abaisse donc

tes yeux, pour mesurer le chemin parcouru ! »

 

Depuis l’heure où j’avais tout d’abord regardé,

je vis comme déjà j’avais couru tout l’arc

que fait du centre au bout notre premier climat[382].

 

Au-dessus de Gadès, je contemplai d’Ulysse

la folle traversée, et en deçà, la rive

qui d’Europe jadis reçut le doux fardeau[383].

 

J’aurais pu découvrir davantage, sans doute,

de ce petit lopin, mais j’avais le soleil

sous mes pieds et à plus d’un signe de distance[384].

 

Mon esprit amoureux, qui ne fait qu’adorer

ma dame à chaque instant, plus que jamais brûlait

pressé de ramener sur elle mon regard.

 

Si la nature ou l’art ont réuni des charmes

ou dans la chair humaine, ou bien dans la peinture,

pour toucher droit au cœur par le plaisir des yeux,

 

tous ces attraits unis paraîtraient moins que rien,

face au divin plaisir qui m’envahit soudain

lorsque je me tournai vers son riant visage.

 

Et alors la vertu qui vint de son regard

m’arracha tout à coup au beau nid de Léda[385],

me poussant vers le ciel qui tourne le plus vite.

 

Sa zone la plus proche et la plus élevée

était partout pareille, et je ne saurais dire

où choisit Béatrice une place pour moi.

 

Mais elle, qui voyait ma curiosité,

se mit à m’expliquer, riant si bellement

qu’on aurait dit que Dieu riait sur son visage :

 

« La nature du monde, immobile en son centre

et où tous les objets tournent autour de lui[386],

commence dans ce point, qu’on peut dire sa source.

 

Quant à ce ciel lui-même, il n’a pas d’autre lieu,

sinon l’esprit divin duquel prennent leur feu

la vertu qu’il répand et l’amour qui le tourne.

 

La lumière et l’amour font son cercle, qui ceint

les autres à son tour ; et Celui seulement

qui le contient en lui, peut le comprendre aussi.

 

Son mouvement n’est pas mesuré par les autres ;

les autres, au contraire, y prennent leur mesure,

comme dix est formé de deux moitiés de cinq.

 

Et de quelle façon le temps a ses racines

dans ce texte, et comment ses feuilles sont dans d’autres,

tu peux dorénavant le voir plus clairement.

 

Cupidité, qui mets les hommes sous tes pieds,

tellement qu’aucun d’eux ne peut plus, par la suite,

élever le regard au-dessus de tes flots !

 

La bonne volonté, certes, fleurit en nous ;

mais la pluie incessante intervient pour changer

en simples avortons les prunes véritables.

 

L’innocence et la foi ne se rencontrent plus

que chez les tout petits : l’une et l’autre s’enfuient,

bien avant que la barbe apparaisse au menton.

 

Tel jeûnait autrefois, lorsqu’il les balbutiait,

qui dévore plus tard, la langue déliée,

n’importe quel manger, sans voir le calendrier :

 

tel apprit à parler, dans l’amour de sa mère

et lui obéissant, qui, lorsqu’il a grandi,

souhaiterait plutôt la voir ensevelie.

 

C’est ainsi que la peau devient de blanche noire,

aussitôt qu’apparaît la fille de celui

qui vous fait le matin et vous laisse le soir[387].

 

Pour toi, pour que cela ne te surprenne point,

songe que l’on n’a pas qui gouverne sur terre :

et c’est là ce qui perd la famille des hommes.

 

Mais avant que l’hiver n’ait perdu janvier

à force d’oublier les centièmes, là-bas[388],

les cercles d’ici-haut rugiront tellement,

 

qu’enfin cet ouragan longuement attendu

retournera la poupe où se trouvait la proue,

en sorte que la nef cinglera droit au port

 

et que les fruits tiendront la promesse des fleurs. »

 

CHANT XXVIII

 

Lorsque celle qui met mon âme au Paradis

m’eut de cette façon découvert toute nue

notre vie actuelle à nous, pauvres mortels,

 

comme au miroir paraît la lumière d’un cierge,

que l’on voit s’allumer soudain derrière vous,

sans qu’on ait vu le cierge et presque par surprise,

 

nous faisant retourner pour voir si le cristal

nous dit la vérité, et les trouvant d’accord

comme le sont la note et le rythme du chant,

 

ainsi je me souviens que j’avais fait moi-même,

lorsque enfin mon regard plongea dans les beaux yeux

dont l’amour fit les rets où je suis prisonnier.

 

Et m’étant retourné pour prendre connaissance

de tout ce qui paraît à travers ce volume,

si dans son mouvement on l’examine bien,

 

j’aperçus certain Point[389] d’où rayonnait si fort

un éclat fulgurant, que le regard qu’il touche

est aussitôt blessé par son scintillement ;

 

mais l’astre qui paraît le plus petit chez nous

semblerait une lune, à le mettre à côté,

comme lorsqu’on compare entre elles les étoiles.

 

À la distance ou presque à laquelle apparaît

tout autour de l’éclat qui le forme, un halo,

à l’heure où s’épaissit la vapeur qui le porte,

 

tout autour de ce point un cercle incandescent

tournait si vivement, qu’il semblait dépasser

le mouvement qui ceint plus vite l’univers.

 

On le voyait lui-même enveloppé d’un autre,

qui l’était d’un troisième, ensuite d’un quatrième,

celui-ci d’un cinquième et d’un sixième aussi.

 

La septième suivait par-dessus, mais si vaste

dans ses dimensions que, pour le contenir,

l’envoyé de Junon serait insuffisant.

 

Les huitième et neuvième étaient pareils, chacun

tournait plus lentement, selon qu’il se trouvait

porter un numéro plus loin de l’unité[390].

 

Le cercle dont le feu resplendissait lé plus

était le moins distant de la pure étincelle,

comme touchant, je crois, sa vérité de près.

 

Ma dame, qui voyait que j’étais absorbé

dans mes réflexions, me dit : « C’est de ce point

que dépendent le ciel et tout ce qu’il contient.

 

Vois le cercle qui ceint de plus près sa nature,

et sache que, s’il tourne aussi rapidement,

c’est grâce à cet amour dont il se sent pressé. »

 

Moi, je dis : « Si le monde était organisé

selon les mêmes lois que je vois dans ces sphères,

ce que tu viens de dire épuiserait ma soif.

 

Dans le monde sensible on peut voir cependant

le mouvement du ciel devenir plus divin

à mesure qu’il est plus éloigné du centre[391].

 

Si ma soif de savoir doit avoir une fin

dans ce temple angélique et digne qu’on l’admire,

dont lumière et amour sont les seules frontières,

 

il faudrait m’expliquer la raison pour laquelle

le modèle n’est pas conforme à la copie ;

car, pour moi, plus j’y pense et moins je le comprends. ;

 

« Ce n’est pas étonnant, si de tes doigts tout seuls

tu ne réussis pas à défaire ce nœud

que le long abandon rend encor plus ardu. »

 

Ainsi parla ma dame, et puis elle ajouta :

« Prends ce que je dirai, si tu veux t’en nourrir ;

concentre ton esprit autour de ce problème !

 

Les cercles corporels[392] sont étroits ou plus amples,

selon qu’est plus ou moins puissante la vertu

qui vient se diffuser dans toutes leurs parties.

 

La plus grande bonté fait la santé meilleure ;

la plus grande santé réclame un corps plus grand,

s’il peut avoir aussi des membres accomplis.

 

Et d’autre part, ce ciel, entraînant avec lui

l’univers tout entier, représente le cercle

où l’amour est plus grand, le savoir plus profond.

 

Pourtant, si tu veux bien appliquer ta mesure

à la vertu qui tient dans toutes les substances

qui montrent leur rondeur, non à ce qu’on en voit,

 

tu pourras observer dans chacune des sphères

accord admirable et fait à leur mesure,

du grand avec le plus, du petit avec moins. »

 

Comme on voit devenir sereine et transparente

la profondeur du ciel, lorsqu’en enflant sa joue

du côté qui reçoit plus souvent les caresses

 

Borée enlève et rompt les voiles du brouillard

qui l’avait obscurci, faisant rire le ciel

et avec lui le chœur de toutes ses beautés,

 

ainsi je fis moi-même, aussitôt que ma dame

me fournit de la sorte une claire réponse,

et le vrai m’apparut comme une étoile au ciel.

 

Et dès qu’elle eut fini de tenir ce discours,

les cercles à nouveau scintillèrent plus fort,

brillant comme le fer qu’on a tiré du feu.

 

Tous ces éclats nouveaux tournaient avec leurs flammes

et leur nombre était tel, qu’il devait dépasser

celui que l’on obtient en doublant les échecs[393].

 

J’entendais hosanna chanté de chœur en chœur

à ce Point qui les tient et les tiendra toujours

rivés au même endroit qui leur fut assigné.

 

Mais celle qui voyait que des pensers douteux

agitaient mon esprit, dit : « Les séraphins restent,

avec les chérubins, aux deux cercles premiers[394].

 

Leur course est plus rapide, ainsi que tu peux voir,

afin d’être à ce Point pareils le plus possible,

et ils le peuvent bien, car ils le voient de près.

 

Quant aux autres amours qui restent autour d’eux,

du visage divin on les appelle trônes,

et avec eux prend fin le premier des ternaires.

 

Or, tu comprends déjà que leur félicité

se fonde au premier chef sur l’acte de la vue,

et non pas sur l’amour, qui passe en second lieu[395] ;

 

et cette même vue est résultat d’un don

que la grâce produit, avec le bon vouloir ;

et le même ordre règne à chacun des degrés.

 

Le ternaire suivant, qui, comme le premier,

s’épanouit au sein de ce printemps sans fin

que ne déflore pas le Bélier de la nuit,

 

fait résonner ici l’éternel hosanna

sur trois airs différents qu’on entend retentir

dans trois ordres heureux qui font sa trinité.

 

Dans cette hiérarchie on trouve trois essences :

les Dominations d’abord, puis les Vertus,

et au dernier des rangs se trouvent les Puissances.

 

Puis, dans les chœurs de joie avant-derniers, voltigent

tant les Principautés que l’ordre des Archanges ;

le troisième est formé par les anges qui jouent.

 

Ils contemplent en haut avec intensité

et triomphent en bas tellement, que vers Dieu

ils sont tous attirés et ils attirent tout.

 

C’est avec tant d’amour que Denis s’était mis

à contempler ces ordres, qu’il a pu les nommer

et les distinguer tous, comme je viens de faire.

 

Grégoire cependant était d’un autre avis[396] ;

mais aussitôt qu’il put, dans le ciel où nous sommes,

ouvrir les yeux lui-même, il rit de son erreur.

 

Et le fait qu’un mortel ait pu dire à la terre

un mystère aussi grand, ne doit pas t’étonner :

quelqu’un qui l’avait vu[397] lui découvrit d’abord

 

le secret de ce cercle, et bien d’autres encore. »

 

CHANT XXIX

 

Au moment où le fils de Latone et sa fille,

à côté du Bélier ou bien de la Balance,

forment de l’horizon leur ceinture commune[398],

 

le temps que le zénith les tient en équilibre

jusqu’à ce que les deux sortent de cette zone

et changent d’hémisphère, est égal à celui

 

pendant lequel se tut Béatrice, en tournant

son visage où brillait le bonheur, pour fixer

son regard sur le Point qui m’avait ébloui.

 

« Je te dirai, fit-elle, et sans que tu demandes,

ce que tu veux savoir, car je viens de le voir

dans cet endroit que font tous les lieux et les temps.

 

Ce n’est pas pour avoir un bien qui lui fût propre,

ce qui n’a pas de sens, mais pour que sa splendeur

pût, en brillant plus fort, affirmer : « Subsisto ! »[399]

 

qu’en son éternité, hors de toute limite,

hors des bornes du temps, pour son plaisir, l’Amour

éternel s’est ouvert dans des amours nouvelles.

 

Il n’était pas resté jusqu’alors inactif,

puisque l’esprit de Dieu n’a plané sur ces eaux

le temps qui précéda, ni celui qui suivit.

 

La forme et la matière, ensemble ou séparées,

pures de tout défaut, en procèdent, de même

qu’un triple trait jaillit de l’arc à triple corde.

 

Comme à travers le verre ou l’ambre ou le cristal

un rayon resplendit si vite, qu’il ne passe

nul espace de temps entre atteindre et briller,

 

de même du Seigneur cette source triforme

rayonna tout d’abord dans sa création,

entière et sans connaître aucun commencement.

 

La substance reçut un ordre Écritures

dont elle fut empreinte ; et l’on mit les essences

qu’engendre l’acte pur, au sommet du créé[400].

 

On assigna le bras à la pure puissance ;

et l’acte et la puissance ont été joints au centre

dans des liens si forts, que rien ne les sépare.

 

Jérôme a soutenu que les ordres des anges

avaient été créés bien des siècles avant

que l’univers entier n’eût reçu l’existence.

 

Pourtant, la vérité paraît dans bien des pages

de tous ces écrivains que l’Esprit saint inspire,

et tu les trouveras, si tu sais regarder.

 

Et la raison aussi la devine en partie,

qui ne peut concevoir que les moteurs aient pu

rester si longuement sans ce qui les parfait[401].

 

Or, tu sais maintenant quand et où ces amours

furent faits et comment ; en sorte que trois flammes

au fond de ton désir sont éteintes déjà.

 

On n’arriverait pas, en comptant, jusqu’à vingt

dans le temps qu’il fallut aux anges révoltés

pour troubler les bas-fonds des autres éléments.

 

Pour ceux qui sont restés, ils avaient mis en œuvre

avec un tel bonheur cet art que tu contemples,

que jamais aucun d’eux n’a cessé de tourner.

 

La cause de la chute était la malheureuse

superbe de celui que tu pus contempler,

écrasé sous le poids de l’univers entier[402].

 

Ceux que tu vois ici furent assez modestes

pour avouer leur dette envers cette Bonté

qui les avait créés aptes à le comprendre ;

 

et c’est pourquoi leur vue est améliorée

par leur propre mérite, ainsi que par la grâce

qui vint illuminer leur ferme volonté.

 

Abandonnant le doute, il faut que tu sois sûr

que recevoir la grâce est un mérite en soi,

mesuré sur l’amour qui lui servit de porte.

 

Tu peux dorénavant méditer longuement

et sans autre secours sur ces réunions[403],

si tu m’as écouté pendant tout ce discours.

 

Pourtant, comme à l’école on prétend enseigner

que les anges sont faits capables par nature

d’entendre, de vouloir et de se souvenir,

 

il faut que je poursuive, afin que tu connaisses

la pure vérité, que vous rendez obscure

en vous laissant tromper par de telles leçons.

 

Après avoir joui du visage de Dieu,

ces substances n’ont plus détourné leurs regards

du sien, à qui jamais rien ne peut échapper.

 

Ainsi, leur vision n’est pas interceptée

par de nouveaux objets ; ils n’ont donc pas besoin

de se ressouvenir des concepts oubliés[404].

 

Et l’on rêve chez vous, avec les yeux ouverts,

quand on parle autrement, soit qu’on y pense ou non ;

mais l’un de ces deux semble et coupable et plus vil[405].

 

Votre philosophie à vous ne suit jamais

un sentier uniforme, tellement vous séduisent

l’amour de l’apparence et la soif de briller.

 

Dans le ciel, cependant, avec moins de colère

on souffre cette erreur que celle d’oublier

la divine Écriture, ou de changer son sens ;

 

car vous ne pensez pas à tout le sang versé

pour la semer au monde, et qu’il est agréable

au ciel, que l’on confie en elle humblement.

 

Pour se faire admirer, chacun vous vante et brode

sa propre fantaisie, et les prédicateurs

en font cas, oubliant d’ouvrir les Évangiles.

 

L’un conte que la lune a rebroussé chemin,

lors de la mort du Christ, et s’est interposée

afin que le soleil refusât sa lumière :

 

il ment, puisque le jour s’obscurcit de lui-même :

c’est pourquoi cette éclipse était aussi visible

aux Juifs, aux Indiens et jusqu’aux Espagnols.

 

Les Lapi, les Bindi[406] ne sont point plus nombreux

que les fables qu’on fait tous les ans à Florence

et que les orateurs colportent de leur chaire,

 

faisant que les brebis, qui n’ont pas le savoir,

rentrent du pâturage ayant mangé du vent,

en quoi leur ignorance est une piètre excuse.

 

Le Christ n’avait pas dit à son premier chapitre :

« Partez, allez partout prêcher des balivernes ! »

mais leur donna le vrai qui leur servait d’assise,

 

et ce vrai fut le seul qui sonna sur leurs lèvres,

si bien qu’à leur combat pour propager la foi

l’Évangile a fourni la lance et le bouclier.

 

Avec des calembours et des bouffonneries

on prêche maintenant ; et pourvu qu’on s’amuse,

le capuce se gonfle et le moine est content.

 

Mais souvent tel oiseau niche dans la cagoule

que, s’il pouvait le voir, le vulgaire saurait

la valeur des pardons qu’on lui vient proposer ;

 

et la stupidité s’augmente sur la terre

tellement que, sans preuve et sans aucun garant,

vite on fait confiance aux plus folles promesses.

 

Ainsi fut engraissé le porc de saint Antoine[407],

et bien d’autres encor qui sont pis que des porcs,

et en fausse monnaie on veut payer le monde.

 

Mais sans nous éloigner du sujet, tourne donc

désormais ton regard vers la plus courte route,

pour économiser le chemin et le temps !

 

Des anges le modèle est souvent répété,

cependant la parole et les concepts des hommes

n’auraient pas le moyen d’en dire l’étendue.

 

Et si tu te souviens de ce que nous révèle

Daniel, tu verras qu’on ignore le chiffre

de leur nombre précis, dont il dit les milliers[408].

 

Leur nature reçoit la lumière première

qui rayonne partout, en autant de manières

qu’il existe d’éclats qui doivent l’accueillir[409] ;

 

et l’acte de comprendre étant toujours suivi

de l’amour, il ressort que la douceur d’aimer

s’allume et bout en elle aussi diversement.

 

Tu vois l’immensité de l’éternel Pouvoir

et sa sublimité, puisqu’il s’est fait tout seul

de si nombreux miroirs où son reflet se brise,

 

tout en restant lui-même unique, comme avant. »

 

 

CHANT XXX

 

Lorsque la sixième heure erre à six mille milles

plus ou moins de distance, et que de notre monde

l’ombre penche déjà sur son lit allongé[410],

 

le centre de la voûte, au point le plus profond

pour nos yeux, devient tel que certaines étoiles

ne se laissent plus voir aux bas-fonds où nous sommes ;

 

et aussitôt qu’on voit l’esclave lumineuse

du soleil[411] se montrer, le ciel paraît éteindre

ses flambeaux tour à tour, jusqu’au plus beau de tous.

 

De la même façon la danse triomphale

tournant autour du Point qui m’avait ébloui

et semblait contenir Celui qui la contient,

 

s’éteignit sous mes yeux presque insensiblement ;

et l’amour et le fait de ne rien voir me firent,

comme toujours, tourner mes yeux vers Béatrice.

 

Si tout ce que j’ai dit sur elle jusqu’ici

pouvait s’amalgamer et faire un seul éloge,

cela serait trop peu pour remplir cet office.

 

La beauté que je vis en elle outrepassait

ce que nous concevons et, je crois, plus encore,

que son seul Créateur la possède en entier.

 

Sur ce point, je confesse avoir été vaincu

plus qu’aucun autre auteur, soit comique ou tragique[412],

ne l’a jamais été par un aspect du thème ;

 

car comme le soleil offusque le regard,

ainsi le souvenir de son sourire heureux

me prive en cet instant du secours de l’esprit.

 

Depuis le premier jour où j’ai vu son visage

dans le monde mortel, et jusqu’en cet instant,

rien n’a pu m’empêcher de poursuivre mon chant ;

 

mais il faut à présent que je mette une fin

aux efforts que j’ai faits pour chanter sa beauté,

puisque même notre art reconnaît des limites.

 

Telle que je la laisse à des voix plus sonores

que mon pauvre clairon, qui s’apprête lui-même

à mettre fin bientôt au sujet trop ardu,

 

elle recommença, sur le ton décidé

d’un vrai chef : « Maintenant nous venons de sortir

du plus grand corps au ciel fait de pure lumière[413] ;

 

lumière de l’esprit, que l’amour entretient ;

amour du bien réel, tout rempli d’allégresse ;

allégresse au-dessus de toutes les douceurs.

 

Tu pourras voir ici l’une et l’autre milice

du Paradis, dont l’une a déjà l’apparence

que tu reconnaîtras au dernier jugement. » [414]

 

Comme un éclair s’allume à l’improviste et blesse

les esprits de la vue, empêchant le regard

de percevoir encor d’autres objets brillants,

 

cette vive clarté m’avait paralysé,

sa fulguration ayant mis sur mes yeux

comme un épais bandeau qui me rendait aveugle.

 

« L’amour qui fait toujours la paix de ce royaume

accueille dans son sein par ce même salut,

préparant la chandelle à recevoir sa flamme. »

 

Ces brefs propos étaient à peine parvenus

jusqu’à moi, qu’aussitôt je pus me rendre compte

que je me surpassais au-delà de mes forces.

 

Dans mes yeux s’allumait une seconde vue,

telle qu’aucun éclat, pour lumineux qu’il fût,

ne pouvait désormais arrêter mon regard.

 

Je vis une splendeur en forme de torrent

éclatant de clarté, serré dans ses deux rives

qu’un printemps merveilleux émaillait de partout.

 

Des flots je vis jaillir de vives étincelles

qui de tous les côtés se posaient sur les fleurs

et semblaient des rubis enchâssés dans de l’or.

 

Ensuite, paraissant de parfum enivrées,

elles allaient plonger dans le gouffre admirable ;

et dès que l’une entrait, une autre en jaillissait.

 

« Cet intense désir qui t’enflamme et te presse

si fort, de pénétrer tout ce que tu contemples,

m’enchante d’autant plus qu’il devient plus puissant.

 

Mais il faut de cette eau que tu boives encore,

si tu veux que ta soif puisse enfin s’apaiser. »

C’est ainsi que parla le soleil de mes yeux.

 

Elle ajouta : « Le fleuve, ainsi que les topazes

qui font ce va-et-vient, le sourire de l’herbe,

ne sont que la préface et l’ombre de leur vrai[415].

 

Ce n’est pas que cela soit trop dur à comprendre ;

il s’agit d’un défaut, dont la source est en toi,

qui n’as pas encor l’œil superbe qu’il faudrait. «

 

L’enfant ne tourne pas aussi rapidement

vers le sein maternel sa face, le matin

lorsqu’il s’est éveillé plus tard que de coutume,

 

que je ne me tournai, pour faire de mes yeux

un miroir plus fidèle, en me penchant sur l’onde

qui s’épanche là-haut pour nous rendre meilleurs.

 

Et sitôt que le bord de mes paupières vint

se baigner dans ses eaux, je crus m’apercevoir

que ce que j’avais pris pour longueur était rond.

 

Puis, comme on voit quelqu’un qui demeurait masqué

se montrer différent, sitôt qu’il se dépouille

de l’aspect étranger qui nous donnait le change,

 

les fleurs avaient changé, comme les étincelles,

en un bonheur plus grand, et je vis tout à coup

s’étaler sous mes yeux la double cour du ciel.

 

Ô toi, splendeur de Dieu, qui m’as permis de voir

le triomphe éternel du royaume du vrai,

fais-le-moi raconter tel que je l’ai connu !

 

Il est une clarté là-haut, qui rend visible

le Créateur lui-même à toute créature

dont le bonheur consiste à contempler sa face.

 

Cette clarté s’étale et forme comme un cercle,

6e déroulant si loin, que sa circonférence

serait pour le soleil une ceinture lâche[416].

 

Tout ce qu’on peut en voir est formé de rayons

qui baignaient le sommet du mobile premier

et lui donnent ainsi la vie et la puissance.

 

Et de même qu’un mont se mire dans les eaux

qui coulent à ses pieds, pour y voir sa parure,

alors qu’il est plus riche en verdure et en fleurs,

 

tel je vis, dominant tout autour cet éclat,

s’y mirer longuement, du haut de mille marches,

tous ceux qui d’entre nous ont fait retour là-haut.

 

Et puisque le gradin le plus bas circonscrit

un si vaste foyer, quelle ne doit pas être

l’ampleur de cette rosé au bord de ses pétales !

 

Mes yeux ne perdaient rien de toute cette ampleur

ni de sa profondeur, mais embrassaient très bien

de ces félicités l’étendue et le mode.

 

Là, d’être près ou loin n’ajoute ni n’enlève ;

car lorsque Dieu gouverne immédiatement,

les lois de la nature ont perdu leur pouvoir.

 

Dans le centre doré de la rosé éternelle

qui s’étale et s’étage et exhale un parfum

de louange au Soleil du printemps éternel,

 

pareil à qui se tait tout en voulant parler,

m’attira Béatrice, en me disant : « Regarde

comme il est grand, le chœur de ces blanches étoles !

 

Tu vois le tour qu’ici comprend notre cité ;

et nos sièges, tu vois, sont déjà si remplis

qu’il reste peu de place à ceux que l’on attend[417].

 

Et quant à ce grand siège où ton regard s’arrête,

parce qu’il est déjà marqué d’une couronne,

avant qu’on ne t’invite à ces noces toi-même,

 

il doit recevoir l’âme, auguste sur la terre,

de Henri, qui viendra redresser l’Italie ;

mais il doit arriver avant qu’elle soit prête[418].

 

L’aveugle convoitise, en vous rendant stupides,

vous pousse à réagir comme certains enfants

qui, tout en ayant faim, repoussent leur nourrice.

 

Le tribunal divin lors aura pour préfet

un tel qui n’ira point sur le même chemin

que lui, tant en secret qu’au su de tout le monde.

 

Mais il ne sera plus supporté longuement

par Dieu dans son office ; il descendra bientôt

où la justice a fait tomber Simon le Mage,

 

et celui d’Anagni s’enfoncera d’autant. »[419]

 

CHANT XXXI

 

Ainsi, sous cet aspect de rosé toute blanche,

se montrait à mes yeux cette sainte milice

qu’au prix de son sang même épousa Jésus-Christ.

 

L’autre[420], qui dans son vol voit et chante la gloire

de Celui qui fait seul le but de son amour,

ainsi que sa bonté qui la rendit heureuse,

 

imitant un essaim d’abeilles qui tantôt

se pose sur les fleurs, et qui tantôt retourne

au point où la saveur de son butin augmente,

 

descendait dans le sein de cette grande fleur

qu’orne un nombreux feuillage, et remontait ensuite

où l’Amour a fixé son siège pour toujours.

 

Leurs visages à tous étaient de pure flamme ;

leurs ailes étaient d’or, et le reste si blanc

que la neige jamais ne le fut à ce point[421].

 

Et descendant ainsi de gradin en gradin

dans cette fleur, un peu de leur paisible ardeur

acquise en voletant se répandait partout.

 

Et cependant le vol de ces foules sans nombre

venant s’interposer au-dessus de la fleur,

n’empêchait nullement la vue ou la splendeur,

 

car la clarté divine entre dans l’univers

dans la proportion dont il se montre digne,

et rien d’autre ne peut lui former un obstacle.

 

Et ce royaume heureux, que rien ne peut troubler

et où la gent antique abonde et la nouvelle,

offrait au même endroit leur amour et leur joie.

 

Brillante Trinité qui dans l’étoile unique

qui scintille pour eux, fais ainsi leur bonheur,

regarde vers le bas et vois nos infortunes !

 

Si jadis, descendant des rivages qu’Hélice

contemple tous les jours de là-haut, en tournant,

avec le fils qu’elle aime encore[422], les barbares

 

restèrent stupéfaits, apercevant de Rome

les superbes palais, du temps où le Latran[423]

se trouvait au sommet des choses de ce monde,

 

moi-même, qui venais de l’humain au divin

et qui passais du temps à cette éternité

et de notre Florence au peuple juste et pur,

 

je laisse à deviner quelle était ma stupeur !

Et cependant par elle, ainsi que par la joie

j’oubliais mon silence avec celui des autres.

 

Comme le pèlerin qui se fait un bonheur

de visiter le temple où l’appelait son vœu,

en pensant aux récits qu’il doit à ses amis,

 

tout en me promenant dans la vive lumière,

je suivais du regard chacun de ces gradins

vers le haut, vers le bas ou bien tournant en rond.

 

J’y voyais dés regards invitant à l’amour

du prochain, où brillait la lumière d’en haut

sur leur propre sourire, et de dignes abords.

 

Déjà de mon regard je pouvais embrasser

l’aspect du Paradis pris dans tout son ensemble,

sans m’arrêter encor sur aucun de ses points ;

 

et je me retournais, pris par une autre envie,

pour savoir de ma dame un peu plus de détails

sur lesquels mon esprit restait comme en suspens.

 

J’attendais une voix, une autre répondit[424] :

car je pensais trouver Béatrice, et je vis

un vieillard habillé comme on l’est dans la gloire.

 

On voyait son regard et son visage empreints

d’un suave bonheur où brillait la bonté

qui le rendait pareil au plus tendre des pères.

 

« Où est-elle ? » ont été mes premières paroles.

« Pour mener, me dit-il, ton désir à la fin,

Béatrice m’a fait abandonner ma place.

 

Regarde vers le haut, sur le troisième cercle

à partir du sommet, et tu la reverras,

assise sur le trône où la met son mérite. »

 

Sans plus tarder alors, je levai mon regard

et je la vis là-haut, portant une couronne

que formaient les reflets des rayons éternels.

 

L’œil mortel n’est jamais à si grande distance

de la plus haute zone où gronde le tonnerre,

même s’il a plongé jusqu’au fond de la mer[425],

 

que Béatrice était de ma vue éloignée ;

mais cela n’était rien, parce que son image

parvenait jusqu’à moi, pure de tout milieu.

 

« Ô dame, qui soutiens toute mon espérance

et qui, pour mon salut, avais daigné laisser

jusqu’au fond de l’Enfer la trace de tes pas,

 

je reconnais tenir la grâce et la vertu

de tant et tant d’objets que j’ai pu contempler,

rien que de ta puissance et magnanimité.

 

D’esclave, ta faveur vient de me rendre libre,

grâce à tous les recours et par tous les moyens

qui, pour mener au but, étaient en ton pouvoir.

 

Conserve-moi toujours cette magnificence,

en sorte que mon âme, enfin par toi guérie,

sans les liens du corps, jouisse de ta grâce. «

 

Telle fut ma prière ; et elle, d’aussi loin

qu’elle semblait, sourit en regardant vers moi,

puis elle se tourna vers la Source éternelle.

 

Alors le saint vieillard : « Afin que s’accomplisse

de point en point, dit-il, jusqu’au bout ton voyage

auquel m’ont invité l’amour et la prière,

 

survole du regard tout ce vaste jardin !

Sa contemplation préparera ta vue

pour mieux monter ensuite aux célestes rayons.

 

Et la Reine du ciel, qui fait brûler mon cœur

du plus parfait amour, nous donnera sa grâce,

car moi-même, je suis son fidèle Bernard. »[426]

 

Comme celui qui vient, mettons de Croatie

uniquement pour voir chez nous la Véronique[427]

et ne peut assouvir sa faim qui vient de loin,

 

mais se dit en son cœur, pendant qu’on la lui montre :

« Ô Seigneur Jésus-Christ, ô Dieu de vérité,

alors votre visage était-il ainsi fait ? »

 

tel je restais, voyant l’active charité

de celui qui chez nous, dans le monde d’en bas,

goûtait en contemplant un peu de cette paix.

 

« Fils de la grâce, fut son entrée en matière,

comment connaîtras-tu cet état bienheureux,

si tu gardes toujours les yeux fixés en bas ?

 

Regarde donc plutôt ces cercles jusqu’en haut,

et sur le plus lointain tu pourras voir la Reine

à laquelle obéit saintement ce royaume ! «

 

Lors je levai les yeux, et comme le matin

le bord de l’horizon qui touche à l’Orient

passe l’éclat de Vautre où le soleil se couche,

 

de même, en promenant mon regard du plus bas

au plus haut, j’aperçus un endroit au sommet,

dont l’éclat dépassait tout le front opposé.

 

Et tout comme le bord où l’on attend le char

que Phaéton garda si mal, paraît brûler,

tandis que de partout la clarté diminue,

 

telle vers le milieu s’avivait l’oriflamme

qui conduit à la paix, tandis que tout autour

la clarté faiblissait de façon uniforme.

 

Dans ce même milieu, les ailes déployées,

l’air en fête, j’ai vu voler plus de mille anges,

et chacun différait par I’aspect et l’éclat.

 

Et là, parmi leurs jeux et parmi leur musique,

je vis une beauté rire[428], qui dans les yeux

de tous les autres saints devenait de la joie.

 

Si j’avais l’éloquence aussi riche que l’est

l’imagination, je ne craindrais pas moins

d’affronter le portrait de sa grâce la moindre.

 

Bernard, voyant mes yeux qui s’étaient arrêtés

attentifs et fixés sur l’ardeur de sa flamme,

tourna les siens vers elle, avec tant de tendresse

 

que mon regard devint d’autant plus enflammé.

CHANT XXXII

 

Donc ce contemplateur, tout entier à sa joie,

assuma librement l’office de docteur,

commençant son discours par ces saintes paroles :

 

« La blessure qu’oignit et que guérit Marie,

ce fut la belle femme assise au-dessous d’elle[429]

qui l’avait fait ouvrir et qui l’envenima.

 

Au troisième degré que composent ces sièges

est assise Rachel, auprès de Béatrice,

comme tu peux le voir, un peu plus bas que l’autre.

 

Sarah et Rebecca, Judith la bisaïeule

de ce chantre royal qui disait dans ses vers

miserere mei, regrettant ses erreurs[430],

 

suivent, comme tu vois, de gradin en gradin,

toujours en descendant, dans l’ordre de leurs noms

formant de haut en bas de la fleur les pétales.

 

Du septième gradin jusqu’en bas, comme aussi

du sommet jusqu’à lui, une file de Juives,

divisent en longueur la tête de la rosé ;

 

car, suivant le regard dont on considéra

la foi de Jésus-Christ, elles forment le mur

d’où prennent leur départ ces escaliers sacrés[431].

 

Du côté le plus proche, où tous les pétales

semblent s’épanouir, tu vois rester assis

ceux qui crurent d’abord dans le Christ à venir ;

 

et de l’autre côté, dont le vide interrompt

par endroits les degrés, restent assis ceux-là

qui fixaient leurs regards sur le Christ advenu.

 

Comme de ce côté le trône glorieux

de la dame du ciel, avec les autres sièges,

se trouvent au-dessous, formant comme un palier,

 

il fait aussi pendant au trône du grand Jean[432]

qui, toujours aussi saint, a souffert le désert

et le martyre, et puis l’Enfer pendant deux ans432bis ;

 

et au-dessous de lui complètent la coupure

François avec Benoît et avec Augustin

et d’autres jusqu’en bas, passant de cercle en cercle.

 

Admire ici de Dieu l’insigne providence !

Car l’un et l’autre aspect de cette même loi

doivent également remplir tout ce jardin.

 

Et sache aussi qu’en bas du gradin qui distingue

deux étages égaux dans les deux hémicycles,

on ne réside pas par son propre mérite,

 

mais par celui d’autrui, sous certaines réserves[433] ;

car ce sont les esprits de tous ceux qui sont morts

sans avoir disposé de tout leur libre arbitre.

 

Tu peux t’en rendre compte aisément aux visages

et, s’il en est besoin, à leurs voix enfantines,

si tu regardes bien ou si tu les écoutes.

 

Tu doutes maintenant, mais sans vouloir le dire :

je te dégagerai de ces fortes entraves

dans lesquelles t’empêtre un penser trop subtil[434].

 

Dans tout ce que comprend le royaume d’ici,

nulle place n’est faite aux jeux du pur hasard,

à la soif, à la faim ou bien à la tristesse,

 

car tout ce que tu vois se trouve organisé

par la loi éternelle, en sorte que partout,

comme la bague au doigt, tout se trouve à sa place.

 

C’est pourquoi cette gent, qui courut la première

au bonheur éternel[435], n’est pas distribuée

sans raison ici-haut, en plus ou moins parfaite.

 

Car le Roi grâce à qui ce royaume repose

au sein d’un tel amour et de telles délices,

qu’aucune envie en vous n’oserait davantage,

 

créant joyeusement et avec bienveillance

les esprits, les dota de grâces inégales,

selon son bon plaisir[436] : le résultat suffit.

 

Par ailleurs, l’Écriture exprime clairement

la même vérité, parlant de ces jumeaux[437]

qui s’étaient irrités dans le sein de leur mère.

 

C’est par nécessité que la clarté d’en haut

couronne dignement, en respectant toujours

la couleur des cheveux de la grâce qu’on eut.

 

Si donc ils sont placés sur des degrés divers,

ils ne le doivent pas au mérite des actes,

mais à la qualité de leurs vertus innées.

 

Il suffisait jadis, pendant les premiers siècles,

pour gagner le salut, en plus de l’innocence,

le gage unique et seul de la foi des parents.

 

Puis, quand des premiers temps fut révolu le cycle,

la circoncision fournissait seule aux mâles

la force nécessaire à leur aile innocente.

 

Mais depuis que le temps de la grâce est venu,

si l’on n’ajoute point le baptême du Christ,

cette même innocence est reléguée en bas.

 

Regarde maintenant le visage où le Christ

paraît plus ressemblant, car sa seule splendeur

pourra te préparer à contempler le Christ ! «

 

Et je le vis baigné d’un si parfait bonheur,

que venaient lui offrir les esprits sacro-saints

créés pour survoler de si hautes contrées,

 

qu’aucun objet de ceux que j’avais vus avant

n’avait produit en moi tant d’admiration

et ne s’était montré si ressemblant à Dieu.

 

Et cet amour qui fut le premier à descendre

devant elle, en chantant un Ave Maria

gratia plena[438], vint étendre ses deux ailes.

 

Alors de toutes parts le choeur des bienheureux

répondit aussitôt à ce divin cantique,

et sur chaque visage on voyait plus de joie.

 

Je dis : « Ô père saint qui consentis pour moi

à rester ici-bas, délaissant le doux lieu

où l’éternel décret avait fixé ta place,

 

quel est cet ange-là, qui si joyeusement

regarde dans les yeux de notre sainte Reine,

et avec tant d’amour qu’il paraît embrasé ? »

 

C’est ainsi que je fis appel à la doctrine

de celui qui prenait sa beauté de Marie,

comme fait du soleil l’étoile du matin.

 

Et il me répondit : « L’assurance et la joie

pour autant qu’elles sont dans un ange et dans l’âme,

sont entières en lui ; nous l’aimons bien ainsi,

 

car Marie a reçu sur la terre la palme

des mains de celui-ci, lorsque le Fils de Dieu

a voulu se charger du poids de notre corps.

 

Mais suis-moi maintenant du regard, à mesure

que je vais te parler, et contemple les princes

qui forment cette cour de justice et de foi.

 

Les deux qui sont assis tout en haut, plus heureux

comme étant d’Augusta[439] les plus proches voisins,

de cette sainte fleur sont comme deux racines.

 

Celui qui reste assis près d’elle et à sa gauche

est l’ancêtre commun dont le goût trop osé

fait goûter l’amertume à l’espèce des hommes.

 

À sa droite tu vois le père vénérable

de notre sainte Église, à qui jadis le Christ

a confié les clefs de notre belle fleur.

 

Et celui qui connut, étant encore en vie,

tous les temps les plus durs de cette belle épouse

dont l’amour fut acquis par la lance et les clous,

 

est assis près de lui ; tu vois auprès de l’autre

chef, au temps duquel s’était nourri de manne

un peuple rebelle, inconstant et ingrat.

 

Juste en face de Pierre, Anne a sa place assise,

et son bonheur est tel de contempler sa fille,

l chante hosanna sans la perdre des yeux.

 

En face du plus grand des pères de famille

tu vois Lucie aussi, qui t’envoya ta dame,

lorsque, le front baissé, tu courais à ta perte.

 

Mais puisque le temps fuit, qui te pousse à rêver[440],

faisons un point ici, comme le bon tailleur

qui coupe son habit selon le drap qui reste,

 

et vers l’Amour premier dirigeons nos regards,

pour qu’en le contemplant tu puisses pénétrer

autant qu’il est possible à travers sa splendeur.

 

Pourtant, comme je crains que le vol de tes ailes

ne te porte en arrière, en pensant avancer,

il te faut en priant demander cette grâce ;

 

cette grâce de celle où le secours abonde ;

tu devras donc me suivre avec le sentiment,

pour ne pas écarter ton cœur de mes paroles. »

 

Alors il commença cette sainte oraison.

 

 

CHANT XXXIII

 

« Toi, la vierge et la mère et fille de ton fils,

humble et haute au-delà de toutes créatures,

terme prédestiné du dessein éternel,

 

tu rendis sa noblesse à l’humaine nature,

puisque c’est grâce à toi que son Auteur lui-même

a daigné devenir sa propre créature :

 

et ce fut dans ton sein qu’a repris feu l’amour

à la chaleur duquel, dans la paix éternelle,

a pu s’épanouir cette fleur que voici.

 

C’est toi, de notre amour flambeau méridien -

ici-haut et sur terre, au monde des mortels,

c’est toi la source vive où jaillit l’espérance.

 

Femme, tu fus si grande et ta puissance est telle

que qui veut une grâce et n’accourt pas vers toi,

veut que son désir vole et lui refuse l’aile.

 

Ta bonté rejaillit en faveur de celui

qui t’appelle au secours, et prévient bien souvent

et libéralement la demande qui tarde.

 

En toi miséricorde et en toi la pitié,

en toi magnificence, en toi se réunit

tout ce que le créé possède de bonheur.

 

Voici que celui-ci, du plus profond abîme

l’univers, venant jusqu’à notre sommet,

a connu tour à tour les âmes et leurs vies.

 

Il implore à présent de ta grâce la force

je pouvoir élever ses yeux encor plus haut,

afin de contempler le suprême salut.

 

Et moi, qui n’ai jamais désiré pour mes yeux

plus fort que pour les siens, je t’offre mes prières,

te suppliant aussi de vouloir m’écouter,

 

pour que par l’oraison tu dissipes toi-même

tout le brouillard qu’il tient de sa forme mortelle,

et que brille à ses yeux le suprême bonheur.

 

Et je t’implore encore, ô Reine, car tu peux

ce que tu veux, qu’il garde, après un tel spectacle,

les mêmes sentiments immuables et purs.

 

De son cœur trop humain que ta garde triomphe !

Regarde Béatrice et tous ces bienheureux,

qui soutiennent mes vœux avec leurs deux mains jointes ! »

 

Les yeux que Dieu chérit et vénère à la fois

se fixèrent alors sur l’orateur, montrant

combien ils ont en gré les prières dévotes.

 

Puis ils furent chercher la Lumière éternelle

où l’on se tromperait, pensant que l’œil mortel

pourrait s’aventurer avec tant d’assurance.

 

Et moi, qui m’approchais du terme de mes vœux,

je sentis tout à coup, comme on doit le sentir,

s’éteindre dans mon sein l’ardeur de mon désir.

 

Bernard, en souriant, me montrait par des signes

qu’il fallait regarder vers le haut ; mais déjà

j’étais, par moi tout seul, tel qu’il m’avait voulu,

 

puisque par le regard de plus en plus limpide

j’entrais de plus en plus dans le bain de lumière

de la clarté suprême où vit la vérité.

 

À partir de ce point, ce que j’ai vu dépasse

le pouvoir d’exprimer, qui cède à ce tableau,

et la mémoire aussi cède à tout cet excès[441].

 

Comme un homme qui voit des objets dans un songe

et en se réveillant ne garde dans l’esprit

que les impressions, et les détails s’effacent,

 

tel je suis maintenant : ma vision s’estompe

jusqu’à s’évanouir, mais il m’en reste encore

dans le cœur la douceur que je sentais alors :

 

telles sous le soleil disparaissent les neiges,

tel le vent emportait sur de frêles feuillets

les vers mystérieux qu’écrivait la Sibylle.

 

Ô suprême clarté qui t’élèves si haut

au-dessus des concepts des hommes, prête encore

au souvenir l’éclat que je t’ai vu là-haut,

 

et raffermis aussi ma langue par trop faible,

que je puisse léguer à la gent à venir

de toute ta splendeur au moins une étincelle.

 

puisque, si tu reviens un peu dans ma mémoire

et si tu retentis tant soit peu dans mes vers,

on ne saurait y voir que ton propre triomphe !

 

je crois, tant était fort le rayon pénétrant

e j’ai dû soutenir, que j’aurais pu me perdre,

si j’avais détourné mes yeux de son éclat.

 

Ce fut, je m’en souviens, cela qui m’enhardit

à soutenir sa vue, et la Force infinie

qui se fondait en elle et ne faisait plus qu’un.

 

Ô grâce généreuse où j’ai pris le courage

de plonger mon regard dans la Clarté suprême,

jusqu’au point d’épuiser la faculté de voir !

 

Dans cette profondeur j’ai vu se rencontrer

et amoureusement former un seul volume

tous les feuillets épars dont l’univers est fait.

 

Substances, accidents et modes y paraissent

coulés au même moule et si parfaitement,

que ce que j’en puis dire est un pâle reflet.

 

Et je crois avoir vu la forme universelle

de l’unique faisceau, puisque tant plus j’en parle,

plus je sens le bonheur qui me chauffe le cœur.

 

Ce seul point fut pour moi la source d’un oubli

bien plus grand que vingt-cinq siècles pour l’entreprise

où l’ombre de l’Argos intimidait Neptune.

 

C’est ainsi que l’esprit qui restait en suspens

regardait fixement, immobile, attentif,

et son désir de voir ne pouvait s’assouvir.

 

Tel est le résultat produit par sa lumière,

qu’on n’imagine pas qu’on pourrait consentir

à le quitter des yeux pour quelque autre raison

 

puisque en effet le bien, objet de nos désirs,

s’y trouve tout entier ; et tout ce qui s’y trouve,

étant parfait en elle, est imparfait dehors.

 

Désormais mon discours, pour ce dont j’ai mémoire,

sera plus pauvre encor que celui d’un enfant

dont le lait maternel mouille toujours la langue.

 

Ce n’est pas que l’on vît dans le vivant éclat

que j’admirais là-haut, plus qu’une simple image,

car il est toujours tel qu’il a toujours été ;

 

mais comme de mes yeux, pendant qu’ils regardaient,

la force s’augmentait, mon propre changement

modifiait aussi cet aspect uniforme.

 

Dans la substance claire et à la fois profonde

de l’insigne Clarté m’apparaissaient trois cercles

formés de trois couleurs et d’égale grandeur[442] ;

 

et l’un d’eux paraissait être l’effet de l’autre,

comme Iris l’est d’Iris, tandis que le troisième

jaillissait comme un feu des deux en même temps.

 

Ah ! que ma langue est faible et revêt lâchement

mon idée ! et combien, auprès de ce spectacle,

celle-ci reste pauvre et semble moins que peu !

 

Éternelle clarté, qui sièges en toi-même,

qui seule te comprends et qui, te comprenant,

et comprise à la fois, t’aimes et te souris !

 

Lorsque j’eus observé quelque peu du regard

ces cercles assemblés, qui paraissaient conçus

en toi-même, à l’instar des rayons réfléchis,

 

je pensai retrouver tout à coup dans leur sein,

de la même couleur, une figure humaine[443] :

c’est pourquoi mon regard s’y fondit tout entier.

 

Comme le géomètre applique autant qu’il peut

à mesurer le cercle son savoir, sans trouver,

malgré tous ses efforts, la base qui lui manque,

 

tel, devant ce tableau, j’étais resté moi-même :

je voulais observer comment s’unit au cercle

l’image, et de quel mode elle s’était logée.

 

Mais j’étais hors d’état de voler aussi haut ;

quand soudain mon esprit ressentit comme un choc

un éclair qui venait combler tous mes désirs[444].

 

L’imagination perdit ici ses forces ;

mais déjà mon envie avec ma volonté

tournaient comme une roue aux ordres de l’amour

 

qui pousse le soleil et les autres étoiles.

 

Notes de fin d’ouvrage


[1] Selon que les objets créés par lui sont plus ou moins rapprochés de la perfection, et donc plus ou moins aptes à le recevoir.

[2] Le Parnasse a deux sommets, l’un consacré aux Muses et l’autre à Apollon : Dante dit donc qu’il s’est contenté jusqu’à présent du seul concours des Muses.

[3] Apollon vainquit le satyre Marsyas dans un concours musical et s’adjugea pour trophée la peau du vaincu, qu’il écorcha lui-même.

[4] Le laurier, dont on fait les couronnes des poètes; il est appelé plus loin « l’arbre pénéen », car Daphné, qu’Apollon obligea de se transformer en laurier, était fille du fleuve Pénée.

[5] Le sens est clair; mais la forte anacoluthe, qui fait que le poète s’adresse d’abord à Apollon au vocatif, « ô père », et finit par parler à la troisième personne du « dieu de Delphes » a induit certains commentateurs à interpréter autrement. C’est ainsi, par exemple, que Federzoni, Studi e diporti danteschi, Bologne 1902, pp. 471-484, considère que le « dieu de Delphes » doit être plutôt le poète en général, et que l’idée de Dante est que le triomphe d’un poète devrait li1 de joie le cœur de tous ses confrères. Cette explication n’emporte pas la conviction.

[6] L’un des deux sommets du Parnasse, consacré à Apollon.

[7] Le cercle du zodiaque, l’équateur et le cercle équinoxial forment trois croix à leur intersection avec le quatrième cercle, celui de l’horizon; mais l’intention de Dante n’est pas claire, et les interprétations de cette indication varient considérablement. D’après l’opinion la plus courante, il faut entendre que le soleil se lève sur un horizon coïncidant avec les trois croix, ce qui se produit lorsqu’il se trouve dans le signe du Bélier, au commencement du printemps : c’est à cause du printemps qu’il est dit que le soleil suit alors « un cours meilleur ». Pour d’autres, les quatre cercles et les trois croix sont les quatre vertus cardinales et les trois théologales, et le soleil est l’image de Dieu.

[8] Glaucus était un pêcheur de Béotie qui, d’après Ovide, avait vu ses poissons reprendre vie et sauter dans l’eau après avoir mangé d’une certaine herbe; il en fit de même, et devint dieu.

[9] L’âme, qui est insufflée à l’homme lorsque le corps est déjà formé : Dante pense donc qu’il est peut-être réduit à l’état de pur esprit.

[10] Le Premier Mobile, voisin immédiat de l’Empyrée, et qui tourne plus vite que les autres cieux « à cause de l’appétit immense de ce neuvième ciel » de se réunir avec dixième (Dante, Convivio, II, 3); cf. la note 391.

[11] Béatrice et Dante ont déjà abandonné la terre et se dirigent vers le premier ciel, qui est celui de la Lune.

[12] En d’autres termes, de me voir voler.

[13] Le feu tend normalement vers sa sphère, qui se trouve entre celle de l’air et la lune; cf. Purgatoire, note 190.

[14] Dante monte vers la Lune et puis vers les autres cieux « comme à l’endroit prévu » pour l’âme, qui s’y dirige naturellement et sans effort, sitôt qu’elle y a été appelée. Il est vrai que la loi qui pousse l’âme vers le haut peut être contrecarrée parfois par des lois ou des impulsions différentes, de même que le feu, qui est fait pour monter naturellement jusqu’à sa sphère, peut, dans des cas particuliers tomber des nues, sous forme de foudre, au lieu de monter.

[15] Partis angelicus est l’équivalent de la sagesse; cf. Proverbes VIII:17.

[16] Jason, chef des Argonautes qui allèrent en Colchide conquérir la Toison d’or, dut recourir au subterfuge de se faire passer pour laboureur; cette nouvelle condition du chef de l’expédition était moins surprenante que les conditions dans lesquelles le changement s’était opéré : selon Ovide, les bœufs de Jason avaient les cornes de fer et les pieds de bronze, et ils soufflaient le feu par leurs naseaux.

[17] La Lune était une étoile comme les autres, pour les astronomes anciens.

[18] Nous croyons en Dieu comme nous croyons à un axiome, qui s’impose à l’esprit sans qu’on l’ait démontre; ais ce n’est qu’aux cieux que nous verrons avec les yeux £, l’intelligence cette vérité.

[19] Les taches lunaires, interprétées souvent par l’imagination populaire comme composant une figure humaine, essaient en Italie pour représenter Caïn; cf. plus haut, r, XX, 126.

[20] Dante explique donc les taches de la lune par une différence de densité dans la masse lunaire, qui donne à cette masse une luminosité inégale. Cette explication, qu’il tient d’Averroès, se trouvait déjà exposée dans le Convivio, II, 3.

[21] Béatrice reprend l’argument de Dante, mais ce n’est que pour en démontrer l’insuffisance. Dans le ciel des étoiles fixes, qui est le huitième, on voit beaucoup d’étoiles dont la luminosité est différente. Selon Dante, on devrait expliquer ces différences d’intensité par une seule cause, qui est la distribution inégale de leur matière. Mais ces étoiles possèdent des vertus différentes (puisque chaque étoile exerce au-dessou6 d’elle une influence bien caractérisée), et il est certain que les vertus différentes sont le résultat d’une différence dans les principes formels, c’est-à-dire dans la source qui a déterminé leur nature — ce qui s’oppose à l’explication à sens unique de Dante.

[22] S’il y a une inégalité dans la répartition des masses lunaires, elle s’explique ou bien par une absence totale de matière par endroits, ou par une raréfaction de cette matière.

[23] S’il y a une couche de matière moins dense, il existe aussi un point limite, à partir duquel la matière devient plus dense et reflète la lumière. Mais l’intensité de la lumière devrait être partout la même, s’il en était ainsi ;  c’est ce qu’on peut prouver par l’expérience des trois miroirs placés à des distances inégales.

[24] L’Empyrée, autour duquel tourne le Premier Mobile Ce dernier, et tous les cieux au-dessous de lui, diffusent au-dessus d’eux leur influence, qui dépend des intelligences angéliques de leurs moteurs. Ce sont ces idées divines, qui se reflètent diversement dans les objets, qui expliquent, par le degré d’intensité d’irradiation de leur influence, les différences qui existent entre les objets, et, en ce cas précis, dans la luminosité de la lune.

[25] Narcisse, se regardant dans le miroir d’une source, prenait son image pour un être réel; Dante, par contre, prend des êtres réels pour des images.

[26] Le ciel de la Lune est le séjour des âmes bienheureuses, qui ont cependant manqué à leurs vœux.

[27] Piccarda Donati, fille de Simone et sœur de Forese et de Corso Donati (cf. Purgatoire, note 253), était entrée au couvent de Sainte-Claire de Florence. Ses frères l’avaient promise en mariage à un certain Rossellino della Tosa; « et ceci étant parvenu à la connaissance de messire Corso, qui était pour lors podestat de la ville de Bologne, il laissa toute autre chose et courut audit couvent, et là par la force, contre la volonté de Piccarda et des sœurs et de l’abbesse du monastère, il l’en sortit et la donna à son dit mari, contre son gré. Mais elle tomba malade immédiatement et finit ses jours et passa aux bras du Christ, son époux, à qui elle s’était vouée elle-même » (Ottimo Commento).

[28] Sainte Claire d’Assise (1194-1253), fondatrice de l’Ordre des clarisses, auquel avait appartenu Piccarda.

[29] Constance (1154-1198), fille de Roger, roi de Naples, avait été femme de l’empereur Henri IV, le « second ouragan de Souabe », et mère de Frédéric II, dernier représentant de la maison de Souabe.

[30] Ce problème, que Dante avait pu trouver indiqué par saint Thomas d’Aquin, allait être repris par Buridan (1300-1358) ; c’est l’argument sophistique de la liberté d’indifférence, connu sous le nom d’âne de Buridan.

Dante se posait deux questions également pressantes :

1. Si le manquement aux vœux est dû à une cause violente qui nous y oblige, peut-on nous en rendre responsables ? 

2. Platon, dans Tintée (cité par Dante à travers la mention qu’en faisait saint Augustin, Cité de Dieu, XIII, 19), prétend que les âmes existent dans les étoiles, avant la naissance des hommes, et qu’elles y retournent après leur mort : cette opinion répond-elle à la réalité ? La réponse suit l’ordre contraire.

[31] Elle devine et interprète la pensée de Dante, comme Daniel avait deviné et interprété le songe de Nabuchodonosor.

[32] Dante se posait deux questions également pressantes :

1. Si le manquement aux vœux est dû à une cause violente qui nous y oblige, peut-on nous en rendre responsables ? 

2. Platon, dans Tintée (cité par Dante à travers la mention qu’en faisait saint Augustin, Cité de Dieu, XIII, 19), prétend que les âmes existent dans les étoiles, avant la naissance des hommes, et qu’elles y retournent après leur mort : cette opinion répond-elle à la réalité ? La réponse suit l’ordre contraire.

[33] Le séjour des bienheureux, leur bonheur ne sont différents pas d’après les cieux dans lesquels ils font leur demeure.

[34] Comme manifestation sensible de l’Empyrée, qui est le vrai séjour des âmes élues.