La Faim

Knut Hamsun

LA FAIM

1890

Traduit du norvégien par
Georges Sautreau – 1926

Préface d’André Gide
Introduction d’Octave Mirbeau

PRÉFACE

On tourne les feuillets de ce livre étrange. Au bout de peu de temps on a des larmes et du sang plein les doigts, plein le cœur. Dans son édition d’avant guerre(1), je crois que j’avais été l’un des premiers à le lire ; puis aussitôt à le faire admirer autour de moi. L’attention du public à son égard ne commença pourtant de s’éveiller que lorsque Jean-Louis Barrault s’avisa de porter ce vaste soliloque sur la scène ; c’était, si je ne fais erreur, concurremment avec le Hamlet de Laforgue. Je n’étais pas en France à ce moment et garde le très vif regret de n’avoir pu voir notre grand mime assumer paradoxalement un rôle, tout inventé par lui, où il sut, me dit-on ensuite, se montrer admirable. « Inventé » ? Non précisément. Knuth Hamsun lui-même n’a rien inventé du tout. C’est là le propre de ce chef-d’œuvre de s’imposer par le seul fait de sa réalité. Aucune histoire, aucune intrigue : au cours du livre rien d’autre ne nous est offert que le lamentable spectacle d’un homme sans cesse sur le point de mourir de faim. La faim est le sujet même du livre avec tous les troubles intellectuels et les déformations morales qu’entraîne une inanition prolongée. C’est moins un héros de roman qu’un cas de clinique. Vais-je oser dire que ceci me gêne un peu ; que cet homme, dès le début, ne soit pas normal ?

Knut Hamsun est parfaitement dans son droit de nous présenter un être bizarre, dont le comportement, même s’il est repu, nous désoriente ; mais alors nous changeons de sujet ; ou, plus précisément, le sujet bifurque : il y a ce qui est dû à la faim et ce qui est dû à un état pathologique, fort intéressant par lui-même, mais qui ne dépend plus de la faim. Sans doute cet effroyable orgueil qui l’entraîne en dépit de tout vers la souffrance, vers l’abnégation gratuite et parfaitement inutile, sans doute tous ces sursauts absurdes de fierté sont-ils de naturelles réactions d’une nature très particulière : ou faut-il admettre que son être même, comme son estomac, reste à ce point façonné par le jeûne, qu’il ne peut rien garder. La réserve physiologique, intellectuelle ou morale, lui est (devenue ?) intolérable. Tout ce qu’il prend ou qu’on lui donne, il le vomit presque aussitôt. De sorte que son amour-propre malade est, de beaucoup, ce qui lui coûte le plus cher à nourrir. Il ne se fait aucun scrupule de profiter de la double sortie d’un immeuble pour ne point payer un fiacre dans lequel il est monté sans raison ; mais prend un macératoire plaisir à jeter à la tête de quelqu’un, à qui il ne doit rien, quantité de couronnes qu’il vient inespérément de recevoir et qui suffiraient à le tirer d’affaire, du moins pour un temps, à lui permettre de travailler en paix. Avons-nous affaire à un fou ? Non ; pas précisément comme dans l’Inferno de Strindberg ; mais du moins à quelqu’un qu’attire l’abîme et qui reste sans cesse sur le point de s’y précipiter à cœur perdu.

Ah ! combien toute notre littérature paraît, auprès d’un tel livre, raisonnable. Quels gouffres nous environnent de toutes parts, dont nous commençons seulement à entrevoir les profondeurs ! Notre culture méditerranéenne a dressé dans notre esprit des garde-fous, dont nous avons le plus grand mal à secouer enfin les barrières ; et c’est là ce qui permettait à La Bruyère d’écrire, il y a déjà deux siècles de cela : « Tout est dit ». Tandis que devant La Faim on est presque en droit de penser que, jusqu’à présent, presque rien n’est dit, au contraire, et que l’Homme reste à découvrir.

Façon de parler, il va sans dire, et sans doute serait-il bien de préciser : ce qui se déplace lentement ce n’est point tant la limite des connaissances, l’étendue des terræ incognitæ, mais bien plutôt celle de l’ostracisme ; j’allais dire : de la pudeur – ou, si l’on préfère, regardant de l’autre côté de la barrière : de l’obscénité. Il y a des régions humaines qu’il n’est pas décent d’exposer sur la scène ; mais qui n’en existent pas moins. Ces régions « tabou » varient d’époque en époque ; et, durant un long temps, notre littérature, par exemple, se montra beaucoup plus soucieuse d’approfondir que d’élargir notre champ d’investigation. Mais celui-ci varie plus encore de pays à pays. Le Français se montre aujourd’hui beaucoup plus soucieux qu’il n’était au temps de ma jeunesse de porter les yeux non plus constamment sur soi-même : il jette des regards de côté et découvre, parfois avec une surprise un peu naïve, que bien des comportements ne cessent pas d’être humains, pour cesser, en apparence du moins, d’être spécifiquement français ; qu’ils pourraient bien devenir intéressants du jour où lui, Français, commencerait à s’y intéresser. C’est une remarque que je faisais il y a déjà quelque cinquante ans ; de nos jours elle a presque perdu sa raison d’être. La Faim de Knut Hamsun m’invite à y revenir.

ANDRÉ GIDE.

INTRODUCTION

Je voudrais parler aujourd’hui d’un homme singulièrement doué, d’un personnage original et puissant qui mérite, à tous égards, l’attention des lettrés et des curieux d’âmes peu banales. Il s’appelle Knut Hamsun, et l’éditeur Albert Langen vient de nous révéler une œuvre extraordinaire de ce Norvégien : La Faim.

Extraordinaire, vraiment, et qui ne ressemble à aucune œuvre connue. N’allez pas vous imaginer que ce titre cache un livre de révolte sociale, des prêches ardents, des anathèmes et des revendications. Nullement, La Faim est le roman d’un jeune homme qui a faim, voilà tout, qui passe des jours et des jours sans manger, et qui n’a pas une plainte, et qui n’a pas une haine…

Nul autre drame, nulle autre action, dans ce livre, que la faim. Et, dans ce sujet poignant mais qu’on pourrait croire à la longue monotone, c’est une diversité d’impressions, d’épisodes renouvelés de rencontres dans la rue, de paysages nocturnes, un défilé curieux de figures imprévues, étrangement bizarres, qui font de ce livre une œuvre unique, de premier ordre et qui passionne.

Autobiographie, sûrement.

J’ai là, sous les yeux, la photographie de Knut Hamsun. C’est un homme de forte carrure, de membres vigoureux et souples. Sous des cheveux rudes, impeignés, son front est modelé en coups de pouce énergiques et nets.