Son regard est étrange. Dans l’enfoncement de l’orbite, il a des lueurs profondes et sourdes. On sent qu’il a dû connaître bien des spectacles exceptionnels : il a quelque chose de lointain, de voyageur, de nostalgique, comme le regard des marins. La moustache se retrousse, courte et mangée aux bords, sur une lèvre pleine de bonté. Physionomie d’expression double, énergique et tendre, ardente et contenue, pénétrante et voilée, fière et triste et, marquée çà et là aux joues creuses, aux narines pincées et reniflantes, des signes de la souffrance, elle impressionne et retient longtemps l’esprit.

Knut Hamsun n’a que trente-quatre ans, et je crois bien qu’aucune vie ne fut plus aventureuse que la sienne. De bonne heure, elle fut trempée au malheur.

À vingt-deux ans, il quitta la Norvège, chassé par la misère et la faim. Las de lutter, avec un incroyable courage, contre les fatalités qui ne cessaient de l’accabler, désespérant de gagner par le travail un morceau de pain, préservé d’ailleurs par une nature strictement loyale et une indomptable fierté contre les tentations mauvaises, il s’embarqua un beau jour sur un navire qui s’en allait pêcher la morue sur les bancs de Terre-Neuve. Lui-même, dans d’étonnantes pages publiées, il y a un an, par La Revue blanche, il a raconté son existence là-bas…

Il faudrait lire en entier ces courtes et impressionnantes pages, qui ont un autre accent d’humanité frénétique et bestiale que celui de Pêcheurs d’Islande. L’apparition soudaine des grands steamers dans la brume, les hallucinations qu’elle provoque dans la nuit, sont rendues par Knut Hamsun avec une force, une terreur, une grandeur d’expression inconnues de Pierre Loti.

 Après trois ans de cette existence, Knut Hamsun partit pour l’Amérique où, sans ressources, sans appui, sans relations, il se fit ouvrier. Durant trois ans encore, il travailla la terre, gagnant à peine sa vie, réduit aux privations mais n’en souffrant pas, car il avait acquis une force d’endurance extraordinaire. Alors, il rêva de retourner en Norvège. Mais comment faire ? Il n’avait pas d’économies, pas d’argent pour payer son voyage et il était trop fier pour solliciter son rapatriement. D’ailleurs, il n’y songea pas, sans doute. Il put, enfin, se faire accepter comme conducteur de sleeping-car, sur une des grandes lignes d’Amérique. Nourri, logé, suffisamment payé, il put, au bout de quatre ans, réunir des économies assez notables pour entreprendre son voyage de retour et se mettre au travail littéraire dont il avait toujours, en soi, gardé la passion.

Mais quelque temps après son arrivée en Norvège, il fut obligé, je ne sais pour quelle raison, de s’expatrier de nouveau. Et il se réfugia à Paris où, seul, pauvre, ignoré de tous, il poursuivit avec acharnement une des plus belles œuvres de ce temps.

Il faut aimer cet homme ; il faut suivre, avec passion, cet admirable et rare artiste, à la simple image de qui j’ai vu briller la flamme du génie.

OCTAVE MIRBEAU.
Mars 1895.

PREMIÈRE PARTIE

C’était au temps où j’errais, la faim au ventre, dans Christiana, cette ville singulière que nul ne quitte avant qu’elle lui ait imprimé sa marque…

Je suis couché dans ma mansarde, éveillé, et j’entends au-dessous de moi une pendule sonner six heures. Il faisait déjà grand jour et les gens commençaient à circuler dans l’escalier. Là-bas, près de la porte, ma chambre était tapissée avec de vieux numéros du Morgenbladet. Je pouvais y voir distinctement un AVIS du directeur des Phares et, un peu à gauche, grasse et rebondie, une annonce de pain frais, de Fabian Olsen, boulanger.

Aussitôt j’ouvris les yeux tout grands et, suivant une vieille habitude, je me mis à réfléchir, cherchant si j’avais aujourd’hui quelque sujet de me réjouir. J’avais été un peu serré dans les derniers temps ; l’un après l’autre, mes effets avaient pris le chemin de « Ma tante », j’étais devenu nerveux et susceptible ; à deux ou trois reprises aussi j’étais resté au lit toute la journée, à cause de vertiges. De temps en temps, quand la chance me souriait, je pouvais à la rigueur toucher cinq couronnes pour un feuilleton dans un journal ou l’autre.

Le jour grandissait et je me mis à lire les annonces là-bas, près de la porte ; je pouvais distinguer jusqu’aux maigres caractères grimaçants de : Suaires, chez Demoiselle Andersen, à droite sous la porte cochère. Cela m’occupa un long moment ; j’entendis la pendule au-dessous sonner huit heures avant de me lever pour m’habiller.

J’ouvris la fenêtre et regardai dehors. D’où j’étais, j’avais vue sur une corde à linge et un terrain vague ; tout au bout, il restait, de l’incendie d’une forge, un foyer éteint que quelques ouvriers étaient en train de déblayer. Je m’accoudai à la fenêtre, et examinai le ciel. Il allait certainement faire une belle journée. L’automne était venu, la saison délicate et fraîche où toutes choses changent de couleur et passent de vie à trépas. Dans les rues le vacarme avait déjà commencé et ce bruit m’attirait dehors. Cette chambre vide dont le plancher ondulait à chaque pas que j’y faisais était pareille à un lugubre cercueil disjoint. Il n’y avait pas de serrure convenable à la porte et pas de poêle dans la chambre ; j’avais coutume de coucher la nuit sur mes chaussettes pour les avoir à peu près sèches le lendemain matin. Le seul objet avec lequel je pusse me distraire était un petit fauteuil rouge, à bascule, où je m’asseyais le soir pour y somnoler en songeant à maintes et maintes choses. Quand le vent soufflait fort et que les portes, au-dessous, étaient ouvertes, toutes sortes de sifflements bizarres se faisaient entendre à travers le plancher et les cloisons.