Croyez-moi, je ne possède pas une demi-couronne.

— Oui, oui, c’est bien possible ! » répondis-je.

Je le croyais sur parole. Il n’avait aucune raison de mentir pour si peu. Il me sembla du reste que ses yeux bleus étaient presque humides, cependant qu’il fouillait dans ses poches sans y rien trouver. Je me retirai.

« Excusez-moi ! dis-je, j’étais simplement un peu gêné. »

J’avais déjà descendu un bout de la rue quand il me rappela en me montrant le paquet.

« Gardez-le, gardez-le ! répondis-je ; je vous le donne de bon cœur. Ce ne sont que de petites choses, une bagatelle, à peu près tout ce que je possède sur terre. »

Je fus ému par mes propres paroles, tant leur ton était désolé dans la pénombre du crépuscule et je me mis à pleurer.

Le vent fraîchissait, les nuages couraient furieusement dans le ciel et il faisait de plus en plus froid à mesure que la nuit tombait. Je pleurai tout le long de la rue, j’avais de plus en plus pitié de moi-même et je répétais coup sur coup quelques mots, un appel qui me tirait de nouveau les larmes chaque fois qu’elles voulaient s’arrêter : « Mon Dieu, que je suis malheureux ! Mon Dieu, que je suis malheureux ! »

Une heure passa, se traîna avec une lenteur infinie. Je me tins un bon moment dans la rue du Marché, m’asseyant sur les perrons, me dissimulant sous les portes cochères, quand quelqu’un venait à passer, guettant, sans penser à rien, dans les petites boutiques éclairées où des gens s’affairaient autour des marchandises et de l’argent. Finalement, je trouvai un coin tiède derrière un tas de planches, entre l’église et la halle aux viandes.

Non, je ne pouvais pas aller dans le bois ce soir, advienne que pourrait ! Je n’en avais pas la force et la route était si infiniment longue ! J’allais m’arranger de mon mieux pour la nuit et rester où j’étais. Si le froid devenait trop vif, je pouvais me promener un peu du côté de l’église, je n’avais pas l’intention d’en faire plus d’histoires que ça ! Je m’adossai au tas de planches et m’assoupis.

Autour de moi, le bruit diminuait, les boutiques fermaient, les pas des promeneurs résonnaient de moins en moins fréquents et, peu à peu, l’obscurité se fit dans toutes les fenêtres.

J’ouvris les yeux et aperçus une silhouette devant moi. Les boutons polis dont le reflet luisait dans l’ombre me firent soupçonner un agent. Je ne pouvais pas voir le visage de l’homme.

« Bonsoir ! dit-il.

— Bonsoir ! » répondis-je, et la peur me prit.

Je me levai, très embarrassé. Il resta un moment immobile.

« Où demeurez-vous ? » demanda-t-il.

Par vieille habitude et sans y réfléchir, je lui donnai mon ancienne adresse, la petite mansarde que je venais de quitter.

Il resta de nouveau un moment immobile.

« Ai-je fait quelque chose de mal ? demandai-je, plein d’anxiété.

— Pas le moins du monde ! répondit-il. Mais vous devriez rentrer chez vous, il fait trop froid pour coucher ici.

— Oui, il fait frais, je m’en aperçois. »

Je lui dis bonsoir et pris instinctivement le chemin de mon ancien domicile. En marchant avec précaution, je pourrais très bien y monter sans être entendu ; l’escalier n’avait en tout que huit volées et les marches ne craquaient que dans les deux plus élevées.

Sous la porte, j’enlevai mes souliers. Et je montai. Tout était tranquille. Au premier étage, j’entendis le lent tic-tac d’une pendule et un enfant qui pleurnichait ; puis je n’entendis plus rien. Je trouvai ma porte, la soulevai un peu sur les gonds et l’ouvris sans clef, comme j’en avais l’habitude. J’entrai dans la chambre et refermai la porte sans bruit.

Tout était dans l’état où je l’avais laissé ; aux fenêtres, les rideaux étaient tirés de côté et le lit était vide. Là-bas, sur la table, j’aperçus un papier, c’était peut-être mon billet pour l’hôtesse. Ainsi elle n’était même pas montée depuis que j’étais parti. J’avançai vers la tache blanche une main tâtonnante et je sentis à ma stupéfaction que c’était une lettre. Une lettre ? Je la prends et m’approche de la fenêtre, j’étudie, autant que faire se peut dans l’obscurité, ces caractères mal formés et je déchiffre finalement mon propre nom. Aha ! pensé-je, une réponse de l’hôtesse, une défense de remettre les pieds dans la chambre au cas où j’aurais l’intention d’y revenir chercher abri.

Et lentement, très lentement, je ressors de la chambre, portant mes souliers d’une main, la lettre de l’autre et la couverture sous mon bras. Sur les marches qui craquent, je me fais léger, je serre les dents et, finalement, j’arrive sans encombre au bas de tous les étages et me revoilà sous le porche.

Je remets mes souliers, en prenant mon temps pour les lacer, je reste même un moment tranquille après avoir fini, les yeux dans le vague, sans penser à rien, en tenant la lettre à la main.

Puis, je me lève et m’en vais.

L’éclat vacillant d’un bec de gaz clignote en haut de la rue, je vais me poster droit sous la lumière, pose mon paquet contre le réverbère, et j’ouvre la lettre, le tout avec une lenteur extrême.

Comme un torrent de lumière traverse ma poitrine et je m’entends pousser un petit cri, une note absurde de joie : la lettre venait du rédacteur en chef, mon feuilleton était accepté, envoyé d’emblée à la composition immédiatement. « Quelques petites modifications… Corrigé quelques erreurs de plume… plein de talent… imprimé demain… dix couronnes. »

Je riais et je pleurais, je me mis à courir en grimpant la rue, puis je m’arrêtai, me tapai les cuisses, jurai mes grands dieux, en l’air, comme ça, pour rien. Et le temps passait.

Toute la nuit, jusqu’au grand jour, je chantais dans les rues, abruti de joie, et je répétais : plein de talent. Ainsi un petit chef-d’œuvre, un trait de génie. Et dix couronnes !

DEUXIÈME PARTIE

Quelques semaines plus tard, je me trouvais dehors un soir.

De nouveau j’étais allé m’asseoir dans l’un des cimetières et j’avais écrit un article pour un journal. Pendant que j’étais en train d’y travailler, dix heures étaient venues, la nuit tombait et on allait fermer les portes.