J’avais faim, très faim. Malheureusement, les dix couronnes n’avaient duré que trop peu de temps. Il y avait maintenant deux, presque trois jours que je n’avais rien mangé et je me sentais déprimé, un peu fatigué rien qu’à tenir mon crayon. J’avais en poche la moitié d’un canif et un trousseau de clefs, mais pas un sou.

Quand on ferma la porte du cimetière, j’aurais dû rentrer tout droit chez moi, mais j’errai encore quelque temps. J’avais une terreur instinctive de ma chambre où tout était sombre et vide : un atelier de ferblantier abandonné où j’avais finalement obtenu la permission de demeurer provisoirement. Je flânai au hasard, passai devant le dépôt, descendis jusqu’à la mer, et allai m’asseoir sur un banc, quai du Chemin-de-Fer.

Pour le moment, je n’avais pas une pensée triste, j’oubliais ma misère et me sentais rasséréné par la vue du port, paisible et beau dans la demi-obscurité. Par une vieille habitude, je voulus me donner une joie en relisant le morceau que je venais d’écrire et qui apparaissait à mon cerveau malade comme la meilleure des choses que j’eusse jamais faite. Je tirai le manuscrit de ma poche, rapprochai de mes yeux pour y voir et le parcourus page à page. À la fin, cela me fatigua et je remis le papier dans ma poche. Tout était tranquille : la mer s’étendait pareille à une nacre bleue et devant moi les petits oiseaux voletaient en silence de place en place. Un peu plus loin, un agent fait les cent pas ; à part cela, on ne voit pas âme qui vive et tout le port est muet.

Je recompte ma fortune : la moitié d’un canif, un trousseau de clefs, mais pas un sou. Tout à coup, je fouille dans ma poche et tire de nouveau mon papier. C’était un acte mécanique, un réflexe inconscient. Je cherche une feuille blanche, une belle feuille vierge et… Dieu sait d’où me vint cette idée… j’en fais un cornet, le ferme avec précaution pour qu’il ait l’air plein, et le jette aussi loin que possible sur le pavé. Le vent le poussa encore un peu plus loin, mais il s’arrêta.

La faim avait commencé à m’attaquer le système nerveux. Je regardais ce cornet de papier blanc qui avait l’air gonflé de pièces d’argent luisantes, et je me leurrais moi-même, me faisant accroire qu’il contenait quelque chose. Tout haut, je m’invitais à deviner la somme… si je devinais juste elle était à moi ! Je me représentais les jolies petites pièces de dix öre dans le fond, et les grosses couronnes à cannelures sur le dessus… tout un cornet plein d’argent ! Je le regardais avec des yeux dilatés et, complice de moi-même, je m’excitais à aller le voler.

Alors j’entendis l’agent tousser… Comment l’idée me vint-elle d’en faire autant ? Je me levai de mon banc et toussai, à trois reprises, pour qu’il m’entendît. Comme il allait se jeter sur le cornet, quand il viendrait par là ! Je me réjouissais de ce bon tour, je me frottais les mains, ravi, et je jurais, grandiosement, à tous les vents ! Il allait en faire un nez, le bougre ! Du diable s’il ne dégringolait pas au fin fond de l’enfer et dans les plus cuisants tourments pour ce tour de canaille ! J’étais ivre d’inanition, la faim m’avait complètement grisé.

Quelques minutes après, l’agent arrive, faisant claquer ses talons ferrés sur le pavé, guettant de tous les côtés. Il prend son temps, il a toute la nuit devant lui ; il ne voit pas le cornet… pas avant d’être tout près. Alors il s’arrête et le considère. Il a l’air si blanc et si précieux, bien posé sur le pavé. Peut-être une petite somme, hein ? Une petite somme en pièces d’argent ?… Et il le ramasse… Hem ! Il est léger, bien léger. Peut-être une plume de prix, une parure de chapeau… Et il ouvre précautionneusement avec ses grosses pattes et y risque un œil. Je riais, je riais en me tapant les cuisses, je riais comme un enragé. Et pas un son ne me sortait de la gorge, mon rire était silencieux et fébrile, il avait la profondeur d’un sanglot…

Puis des pas claquent de nouveau sur le pavé, et l’agent fait un tour sur le quai. J’avais les larmes aux yeux, le hoquet me suffoquait, j’étais hors de moi, de joie fébrile. Je me mis à parler tout haut, je me racontais l’histoire du cornet, je contrefaisais les gestes du pauvre agent, risquais un œil dans le creux de ma main, et je me répétais sans cesse : il a toussé en le jetant ! Il a toussé en le jetant ! À ces mots, j’en adjoignais d’autres, je leur donnais une suite piquante, je remaniais toute la phrase et l’aiguisais en : Il toussa une fois… houhou !

J’épuisai toutes les variations possibles sur ces mots, et la soirée était fort avancée quand ma gaieté cessa. Un calme assoupi tomba sur moi, une agréable lassitude à laquelle je m’abandonnai sans résistance. L’obscurité était devenue un peu plus dense, une petite brise creusait des sillons dans la nacre de la mer. Les navires dont je voyais les mâts contre le ciel avaient l’air, avec leurs coques noires, de monstres silencieux au poil hérissé qui m’attendaient, aux aguets.