Finalement, je m’arrêtai pour reprendre haleine. Après tout, n’était-ce pas complètement indifférent, ce qu’avait dit cette espèce d’agent ? – Oui, mais il y avait des choses que je ne saurais tolérer ! – Sans doute ! m’interrompis-je moi-même, mais il ne s’était pas rendu compte. Et je trouvai cette excuse satisfaisante. Je me répétai à moi-même qu’il ne s’était pas rendu compte. Là-dessus, je fis de nouveau demi-tour.

Mon Dieu ! ce que tu vas inventer ! pensais-je avec indignation. Courir comme un fou par ces rues mouillées, en pleine nuit ! La faim me rongeait intolérablement et ne me laissait pas de répit. Coup sur coup, j’avalais ma salive dans l’espoir de me ressaisir ; il me semblait que cela me réussissait. Durant de nombreuses semaines déjà, avant ce jeûne complet, j’avais pris trop peu de nourriture et mes forces avaient considérablement diminué ces derniers temps. Quand même j’aurais la chance de dénicher un billet de cinq couronnes par une manœuvre ou une autre, cet argent ne durerait jamais assez longtemps pour me permettre de me rétablir complètement avant qu’une nouvelle période de jeûne s’abattît sur moi. Mon dos et mes épaules surtout avaient souffert. Ce grignotement dans la poitrine, je pouvais encore l’arrêter un moment en toussant fort, ou en marchant tout à fait courbé ; mais pour le dos et les épaules je n’avais pas de remède. Comment pouvait-il se faire que ma situation refusât absolument de s’éclaircir ? N’avais-je peut-être pas autant de droit à vivre que n’importe qui, qu’un libraire-antiquaire, Pascha, par exemple, ou un commissionnaire maritime, Hennechen ? Comme si je n’avais pas des épaules de géant, et deux bras solides au travail ! Comme si je n’avais pas été jusqu’à solliciter une place de fendeur de bois, rue des Meuniers, pour gagner mon pain quotidien ? Étais-je paresseux ? N’avais-je pas cherché des places, et suivi des cours, écrit des articles, étudié et travaillé nuit et jour comme un enragé ? Et n’avais-je pas vécu comme un avare, me nourrissant de pain et de lait, quand j’avais beaucoup d’argent, de pain sec, quand j’en avais peu et jeûnant quand je n’avais rien ? Est-ce que je demeurais à l’hôtel ? Avais-je tout un appartement au rez-de-chaussée ? Je demeurais dans un grenier, dans un atelier de ferblantier d’où tout le monde avait fui l’hiver dernier parce qu’il y neigeait. Aussi, je ne pouvais absolument rien y comprendre.

J’allais, réfléchissant à toutes ces choses, et dans ma pensée, il n’y avait pas même une ombre de méchanceté, d’envie ou d’amertume. Devant un marchand de couleurs je m’arrêtai et regardai par la vitrine. J’essayai de lire les étiquettes sur quelques boîtes de fer-blanc, mais il faisait trop sombre. Agacé contre moi-même à cause de cette nouvelle lubie, furieux, exaspéré de ne pouvoir découvrir ce que contenaient ces boîtes, je donnai un coup dans la vitrine et m’en allai. J’aperçus un agent en haut de la rue, je hâtai le pas, allai droit à lui et lui dis à brûle-pourpoint :

« Il est dix heures.

— Non, il est deux heures, répondit-il, étonné.

— Non, il est dix heures, dis-je. Il est dix heures. » Et, gémissant de colère, j’avançai encore de quelques pas, serrai le poing et dis : « Écoutez-moi donc ! Il est dix heures. »

Il médita un petit moment, examina ma personne, me fixa d’un œil stupéfait. Enfin il dit tout doucement :

« En tout cas, il est grand temps de rentrer chez vous. Voulez-vous que je vous accompagne ? »

Cette amabilité me désarma ; je sentis les larmes me monter aux yeux et me hâtai de répondre :

« Non, merci ! Je me suis simplement un peu trop attardé au café. Je vous remercie beaucoup. »

Il porta la main à son casque quand je le quittai. Son amabilité m’avait accablé et je pleurai de ne pas avoir cinq couronnes à lui donner. Je m’arrêtai et le suivis du regard tandis qu’il continuait son chemin à pas lents, je me frappai le front et pleurai de plus en plus violemment à mesure qu’il s’éloignait. J’invectivai contre moi-même à cause de ma pauvreté, je me donnai des noms d’oiseaux, inventai des dénominations blessantes, des trouvailles précieuses d’injures grossières dont je m’accablai moi-même. Je continuai presque jusqu’à ma porte. En y arrivant, je découvris que j’avais perdu mes clefs.

Naturellement ! me dis-je avec amertume, pourquoi ne perdrais-je pas mes clefs ? Je demeure ici dans une cour où il y a une écurie en bas et un atelier de ferblantier au-dessus. La porte est fermée la nuit et personne, absolument personne ne peut l’ouvrir ; alors, pourquoi ne perdrais-je pas mes clefs ? J’étais mouillé comme un chien, j’avais faim, un peu, un tout petit peu faim, et j’avais les genoux un brin ridiculement fatigués… alors, pourquoi ne perdrais-je pas mes clefs ? Au fait, pourquoi toute la maison n’aurait-elle pas déménagé dans le quartier d’Aker, pour que je ne la retrouve plus quand je voudrais rentrer ?… Et je riais dans ma barbe, endurci par la faim et le froid.

J’entendais les chevaux piaffer dans l’écurie, et je pouvais voir ma fenêtre au-dessus. Quant à la porte, impossible de l’ouvrir, et impossible de m’introduire dans la cour. Las et l’âme pleine d’amertume, je me décidai donc à retourner au quai chercher mes clefs.

Il s’était remis à pleuvoir et je sentais déjà l’eau transpercer ma jaquette aux épaules. Devant le dépôt, j’eus tout à coup une idée lumineuse : j’allais demander à la police d’ouvrir ma porte.