– Je n’éprouvais plus de douleur, la faim l’avait émoussée ; au contraire, je me sentais délicieusement vide, sans contact avec ce qui m’entourait, et heureux de n’être vu de personne. J’étendis les jambes sur le banc et me renversai en arrière ; ainsi je pouvais mieux sentir tout le bien-être du détachement. Il n’y avait pas un nuage dans mon âme, pas une sensation de malaise, et aussi loin que pouvait aller ma pensée, je n’avais pas une envie, pas un désir insatisfait. J’étais étendu les yeux ouverts, dans un état singulier ! j’étais absent de moi-même, et je me sentais délicieusement loin.

Et toujours pas un bruit qui vînt me déranger ; la clémente obscurité avait caché l’univers à mes yeux et m’avait enseveli dans un calme introublé… Seule la monotone rumeur assoupie du grand silence vide se tait à mon oreille. Et les monstres noirs là-bas allaient m’aspirer, la nuit venue, et m’emporter bien loin, de l’autre côté de la mer, à travers des contrées étranges où ne demeurent pas d’hommes. Et ils me porteraient au château de la princesse Ylajali, où m’attend une splendeur insoupçonnée, plus grande que toute la splendeur humaine. Et elle-même serait assise dans une salle étincelante où tout est d’améthyste, sur un trône de roses jaunes, et elle me tendrait la main quand j’entrerais, me saluerait et lancerait l’appel de bienvenue à mon approche, et je m’agenouillerais. « Bienvenu ! Chevalier ! Bienvenu chez moi et dans mon pays ! Je t’ai attendu vingt étés et je t’ai appelé dans toutes les nuits claires. Et quand tu avais du chagrin, j’ai pleuré dans cette salle, et quand tu dormais je t’ai inspiré des rêves délicieux… » Et la belle prend ma main et m’accompagne, à travers de longues galeries où de grandes légions d’hommes crient : Hourrah ! et à travers des jardins clairs où trois cents jeunes filles jouent et rient. Elle me conduit à une autre salle où tout est d’émeraude étincelante. Le soleil y rayonne ; dans les galeries et les corridors passe la symphonie d’une musique ravissante, des bouffées de parfums me frappent au visage. Je tiens sa main dans la mienne et je sens courir dans mon sang les folles délices du sortilège. Je passe mon bras autour de sa taille et elle murmure : « Pas ici, plus loin encore ! » Et nous entrons dans la salle rouge où tout est de rubis, une splendeur écumeuse en laquelle je m’abîme. Alors je sens ses bras autour de mon cou, son haleine sur mon visage, et elle murmure : « Bienvenu d’amour ! Donne-moi un baiser ! Encore… encore… »

De mon banc, je vois les étoiles droit au-dessus de mes yeux et ma pensée flotte dans un ouragan de lumière…

Je m’étais endormi, étendu sur le banc, et c’était l’agent qui me réveillait. J’étais impitoyablement rappelé à la vie et à la misère. Mon premier sentiment fut un stupide étonnement de me trouver dehors à la belle étoile, mais il fit bientôt place à un amer découragement. J’étais sur le point de pleurer de chagrin d’être encore en vie. Il avait plu pendant que je dormais ; mes vêtements étaient trempés et je sentais dans mes membres un froid humide. L’obscurité s’était encore épaissie, c’était à peine si je pouvais distinguer les traits de l’agent devant moi.

« Allons, dit-il, levez-vous ! »

Je me levai aussitôt. S’il m’avait commandé de me recoucher, je lui aurais obéi de même… J’étais très déprimé, tout à fait sans force, et de plus je recommençai presque instantanément à sentir la faim.

« Attendez un peu, idiot ! me cria l’agent, vous partez sans votre chapeau. Bon, maintenant, allez !

— Il me semblait bien aussi que j’avais comme qui dirait oublié… comme qui dirait oublié quelque chose, bégayai-je, l’esprit absent. Merci, bonne nuit ! »

Et je partis en titubant.

Si j’avais seulement un peu de pain à me mettre sous la dent ! Un de ces délicieux petits pains de seigle où l’on peut mordre tout en marchant dans la rue. Et je me représentai avec précision la sorte spéciale de pain de seigle qu’il serait bon d’avoir. J’avais cruellement faim, je me souhaitai mort et disparu, je devins sentimental et me mis à pleurer. N’y aurait-il jamais de fin à ma misère ! Brusquement, je m’arrêtai en pleine rue, frappai le pavé du pied et jurai à haute voix. Comment m’avait-il appelé ? Idiot ? Je vais lui montrer, à cet agent, ce qu’il en coûte de m’appeler idiot ! Là-dessus je fis demi-tour et revins en courant sur mes pas. Je me sentais tout rouge et bouillant de colère. Dans le bas de la rue, je fis un faux pas et tombai, mais je n’y pris pas garde, je me relevai d’un bond et continuai à courir. Toutefois, descendu à la place du Chemin-de-Fer, j’étais si fatigué que je me sentis hors d’état de continuer jusqu’au quai. Au reste, durant la course, ma colère s’était apaisée.