Et là-bas, près de ma porte, des fissures, longues d’une main, s’ouvraient dans le Morgenbladet.
Je me redressai, allai dans le coin du lit inspecter un paquet, à la recherche d’un peu de nourriture pour déjeuner, mais je ne trouvai rien et revins à la fenêtre.
Dieu sait, pensais-je, si jamais cela me servira à quelque chose de chercher une situation ! Ces multiples refus, ces demi promesses, ces « non » tout secs, ces espoirs tour à tour nourris et déçus, ces nouvelles tentatives qui à chaque fois tournaient à rien, avaient eu raison de mon courage. En dernier lieu j’avais sollicité une place de garçon de caisse, mais j’étais arrivé trop tard ; au surplus je ne pouvais fournir caution pour cinquante couronnes. Toujours il se trouvait un obstacle ou un autre. Je m’étais aussi présenté au corps des sapeurs-pompiers. Nous étions une cinquantaine d’hommes dans le préau, bombant la poitrine pour donner une impression de force et de grande hardiesse. Un inspecteur faisait la ronde et examinait ces postulants, leur tâtait les bras et leur posait des questions. Devant moi il passa tout droit et se contenta de secouer la tête en disant que j’étais refusé à cause de mes lunettes. Je me présentai une seconde fois, sans lunettes ; je me tenais les sourcils froncés, les yeux aigus comme des couteaux, et de nouveau l’homme passa tout droit devant en souriant… il avait dû me reconnaître. Le pire de tout, c’était que mes vêtements avaient commencé à devenir si minables que je ne pouvais plus me présenter dans une place en homme convenable.
Avec quelle régularité, quel mouvement uniforme j’avais descendu la pente, constamment ! J’avais fini par être si singulièrement dénué de tout qu’il ne me restait pas même un peigne, pas même un livre à lire quand la vie me devenait par trop triste. Tout l’été durant j’avais rôdé dans les cimetières ou dans le parc du Château où je m’asseyais et composais des articles pour les journaux, colonne après colonne, sur les choses les plus diverses : inventions bizarres, lubies, fantaisies de mon cerveau agité. Dans mon désespoir je choisissais souvent les sujets les plus inactuels, qui me coûtaient de longues heures d’efforts et n’étaient jamais acceptés. Quand un morceau était fini, je m’attaquais à un nouveau et me laissais rarement décourager par le « non » des rédacteurs en chef : je me disais sans cesse qu’un jour cela finirait bien par réussir. Et, en effet, quand j’avais la veine et que mon article était assez bien tourné, je pouvais parfois toucher cinq couronnes pour le travail d’un après-midi.
De nouveau, je me redressai, quittai la fenêtre, allai vers la chaise qui me servait de toilette. J’humectai avec un peu d’eau les genoux luisants de mon pantalon pour les noircir et leur donner l’air plus neuf. Cela fait, je mis, comme à l’ordinaire, du papier et un crayon dans ma poche et je sortis. Je me glissai en grand silence en bas de l’escalier pour ne pas éveiller l’attention de mon hôtesse ; quelques jours étaient passés depuis l’échéance de mon terme et il ne me restait plus de quoi le payer.
Il était neuf heures. Le bruit des voitures et des voix emplissait l’air : immense chœur matinal où se fondaient les pas des piétons et les claquements de fouet des cochers. Ce bruyant trafic de toutes parts me redonna aussitôt de l’énergie et je commençais à me sentir de plus en plus content. Rien n’était plus loin de ma pensée qu’une simple promenade dans l’air frais du matin. Qu’importait l’air à mes poumons ? J’étais fort comme un géant et j’aurais pu arrêter une voiture avec mon épaule. Un sentiment étrange et délicat s’était emparé de moi, le sentiment de toute cette joyeuse insouciance. Je me mis à observer les gens que je croisais ou dépassais, et j’allais, lisant les affiches sur les murs, cueillant l’impression d’un regard qu’on me lançait d’un tram en marche, laissant entrer en moi les moindres bagatelles, toutes les menues contingences qui croisaient ma route et disparaissaient.
Si seulement on avait un peu à manger par une si belle journée ! L’impression de ce gai matin me subjuguait, j’étais incapable de refréner ma joie et je me mis à fredonner de contentement, sans motif précis. Devant une boucherie, une bonne femme, le panier au bras, était arrêtée et méditait sur des saucisses pour son déjeuner ; quand je passai près d’elle, elle me regarda. Elle n’avait plus qu’une dent de devant. Nerveux et facilement impressionnable comme je l’étais devenu ces derniers jours, le visage de la femme me causa soudain une sensation de dégoût. Sa longue dent jaune avait l’air d’un petit doigt qui lui sortait de la mâchoire, et son regard était encore tout chargé de saucisses quand elle le tourna vers moi. Du coup je perdis l’appétit et le cœur me leva. En arrivant à la halle aux viandes, j’allai à la fontaine et bus un peu d’eau ; je levai les yeux… il était dix heures au clocher de Notre-Sauveur.
Je continuai à marcher par les rues, flânant sans me soucier de rien, m’arrêtai à un coin sans nécessité, changeai de direction et pris une rue latérale où je n’avais aucune affaire. Je laissais aller les choses, errant dans le matin joyeux, berçant mon insouciance de-ci, de-là parmi les autres heureux mortels. L’air était vide et clair et il n’y avait pas une ombre sur mon âme.
Depuis dix minutes j’avais eu constamment devant moi un vieil homme boiteux.
1 comment