J’étais tout le temps sur leurs talons, aussi près que je l’osais. Une fois elles se retournèrent et me jetèrent un regard mi-effrayé, mi-curieux. Je ne vis dans leurs mines aucune indignation, pas un froncement de sourcils. Cette patience devant mon importunité me remplit de honte et je baissai les yeux. Je ne voulais plus les contrarier, je voulais seulement, par pure gratitude, les suivre du regard, ne pas les perdre de vue, jusqu’au moment où elles entreraient n’importe où et disparaîtraient.
Devant le n° 2, une grande maison à trois étages, elles se retournèrent encore une fois, puis entrèrent. Je m’appuyai à un réverbère près de la fontaine et tendis l’oreille. Le bruit de leurs pas dans l’escalier s’éteignit au premier étage. Je m’écarte du réverbère et regarde la maison. Il se passe alors quelque chose de singulier. Là-haut des rideaux s’agitent, l’instant d’après une fenêtre s’ouvre, une tête se penche et deux yeux au regard étrange se posent sur moi. « Ylajali ! » dis-je à mi-voix et je me sentis rougir. Pourquoi n’appelait-elle pas au secours ? Pourquoi ne poussait-elle pas un des pots de fleurs pour m’écraser la tête ? Pourquoi n’envoyait-elle pas quelqu’un pour me chasser ? Nous restons là à nous regarder dans les yeux sans faire un mouvement ; cela dure une minute ; des pensées éclosent entre la fenêtre et la rue, sans qu’un mot soit prononcé. Elle se détourne, cela me donne une secousse, un léger choc à l’âme. Je vois une épaule tourner, un dos disparaître dans la chambre. Cette démarche lente en quittant la fenêtre, l’accentuation de ce mouvement de l’épaule, on eût dit des signes à mon adresse. Mon sang perçut ce délicat salut et d’un coup je me sentis merveilleusement joyeux. Alors je fis demi-tour et redescendis la rue.
Je n’osais pas regarder derrière moi et je ne savais pas si elle était revenue à la fenêtre ; à mesure que j’approfondissais cette question je devenais de plus en plus inquiet et nerveux. Probablement elle était là en ce moment à suivre avec attention tous mes mouvements et c’était absolument insupportable de se sentir ainsi épié par-derrière. Je me redressai du mieux que je pus et continuai mon chemin. Je commençais à sentir des secousses dans les jambes et ma démarche devint incertaine par la tension de ma volonté pour la rendre élégante. Afin de paraître calme et indifférent, je balançais les bras d’une manière absurde, je crachais par terre et levais le nez en l’air ; mais rien n’y faisait. Je sentais constamment sur ma nuque les yeux persécuteurs, et des frissons glacés me parcouraient le corps. Enfin je cherchai refuge dans une rue latérale d’où je fis route vers la rue des Saules pour rentrer en possession de mon crayon.
Je n’eus aucune peine à me le faire rendre. L’homme m’apporta le gilet et me pria d’examiner toutes les poches par la même occasion. J’y trouvai aussi quelques reconnaissances que je pris sur moi et je remerciai cet homme aimable de sa complaisance. Je me sentais de plus en plus attiré vers lui, et tout à coup il me parut d’une grande importance de donner à cet individu une bonne opinion de moi. Je fis un pas vers la porte, puis revins au comptoir comme si j’avais oublié quelque chose. J’estimais lui devoir une explication, un éclaircissement, et je me mis à fredonner pour attirer son attention. Puis je pris le crayon dans ma main et le levai en l’air.
« Je n’aurais jamais eu l’idée, dis-je, de faire ce long chemin pour un crayon quelconque ; mais pour celui-ci, c’est une autre affaire, une raison spéciale. Tout insignifiant qu’il paraisse, c’est ce bout de crayon, tout simplement, qui m’a fait ce que je suis dans le monde, qui m’a, pour ainsi dire, mis à mon rang dans la vie… »
Je n’en dis pas davantage.
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