L’homme vint tout près du comptoir.
« Ah ! bah, dit-il, et il me regarda curieusement.
— C’était avec ce crayon, continuai-je froidement, que j’avais écrit mon Traité de la Connaissance philosophique en trois volumes. N’en avait-il pas entendu parler ? »
L’homme croyait bien avoir entendu le nom, le titre.
« Oui, dis-je, c’était de moi ce livre ! Aussi ne devait-il pas s’étonner si je tenais à retrouver ce petit bout de crayon. Il avait une bien trop grande valeur à mes yeux ; c’était pour moi comme un petit être humain. Du reste je lui étais sincèrement reconnaissant de son bon vouloir et je lui en garderais le souvenir… Si, si, je lui en garderais réellement le souvenir. Une parole était une parole. Voilà comme j’étais. Et il le méritait. Adieu. »
J’avais sans doute, en gagnant la porte, l’allure d’un homme en passe de vous procurer une haute situation. Le respectable usurier s’inclina devant moi par deux fois pendant que je m’éloignais. Je me retournai encore et lui dis adieu.
Dans l’escalier je rencontrai une femme qui portait une valise à la main. Devant mon attitude hautaine elle se rangea craintivement de côté pour me faire place. Involontairement je fouillai dans ma poche pour lui donner quelque chose. Comme je ne trouvais rien je devins tout penaud et passai devant elle, tête basse. Peu après je l’entendis qui frappait, elle aussi, à la porte de l’échoppe. Il y avait sur cette porte un grillage de fil de fer et je reconnus aussitôt le bruit de cliquetis qu’il rendait au contact de phalanges humaines.
Le soleil était en plein sud, il était environ midi, la ville commençait à se mettre en mouvement, l’heure de la promenade approchait et le flot des gens, souriant et saluant, ondulait dans la rue Karl-Johan. Je collai les coudes au corps, me fis tout petit et passai inaperçu à côté de quelques connaissances qui s’étaient emparées d’un coin, près de l’Université, pour regarder les passants. Je remontai la rampe du Château et tombai en méditation.
Ces gens que je rencontrais, comme ils balançaient légèrement et joyeusement leurs têtes blondes et pirouettaient dans la vie comme dans une salle de bal ! Pas l’ombre de souci dans tous ces yeux que je voyais, pas le moindre fardeau sur ces épaules, peut-être pas une pensée nuageuse, pas une petite peine secrète dans aucune de ces âmes heureuses. Et moi, je marchais à côté de ces gens, jeune, tout frais éclos, et pourtant j’avais oublié déjà la figure du bonheur ! Je me berçais dans cette pensée et je me trouvais victime d’une cruelle injustice. Pourquoi ces derniers mois m’avaient-ils si rudement maltraité ? Je ne reconnaissais plus du tout mon heureux caractère ; de tous côtés j’étais en butte aux plus singuliers tourments. Je ne pouvais pas m’asseoir à l’écart sur un banc ni mettre un pied quelque part sans être assailli par de petites contingences insignifiantes, de misérables bagatelles qui s’insinuaient parmi les représentations de mon esprit et dispersaient mes forces à tous les vents. Un chien qui me frôlait, une rose jaune à la boutonnière d’un monsieur, pouvaient mettre mes pensées en branle et m’occuper pendant longtemps. Quelle était mon infirmité ? Était-ce le doigt de Dieu qui m’avait désigné ? Mais pourquoi précisément moi ? Pourquoi pas tout aussi bien, pendant qu’il y était, un homme dans l’Amérique du Sud ? Plus j’y réfléchissais, plus il me devenait inconcevable que la Grâce Divine m’eût choisi justement comme cobaye pour expérimenter ses caprices. C’était une assez singulière manière d’agir que de sauter par-dessus tout un monde pour m’atteindre, moi, quand Elle avait sous la main et un libraire-antiquaire, Pascha, et un commissionnaire maritime, Hennechen.
J’allais, discutant cette affaire, sans pouvoir en venir à bout. Je trouvais les plus fortes objections contre l’arbitraire du Seigneur qui me faisait expier la faute de tous. Même après avoir trouvé un banc et m’être assis, cette question continuait à m’occuper et m’empêchait de penser à autre chose. Depuis ce jour de mai où avaient commencé mes tribulations, je pouvais constater une faiblesse qui s’accentuait peu à peu ; j’étais devenu en quelque sorte trop las pour me conduire et me diriger où je voulais ; un essaim de petites bêtes malfaisantes avaient pénétré dans mon être intime et l’avaient évidé. Était-ce l’intention arrêtée de Dieu de me détruire complètement ? Je me levai et marchai de long en large devant le banc.
À ce moment tout mon être atteignait au paroxysme de la souffrance. J’avais même des douleurs dans les bras et il m’était presque intolérable de les tenir dans une position normale. De mon dernier repas, trop copieux, je ressentais aussi un fort malaise ; l’estomac surchargé, la tête en feu, je faisais les cent pas sans lever les yeux. Les gens qui allaient et venaient glissaient devant moi comme des lueurs.
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