Souvent, le soir, ses confortables fauteuils de cuir étaient occupés non seulement par le rabbin de sa synagogue, le docteur Spayer, mais aussi par d’autres savants et talmudistes érudits, des bibliothécaires, des conférenciers et même le vieux professeur Breslauer, doyen de la faculté rabbinique, qui se réunissaient tous chez lui pour parler de la religion et des dernières recherches sur le judaïsme.
Quand, après trois ans de mariage, sa femme Léa lui donna un fils, il lui choisit deux prénoms : Moïse, comme Mendelssohn, prénom juif par lequel on l’appellerait à la Torah quand il serait plus grand, et un prénom allemand, Georg, rappelant le prénom de son propre père, Gershom, prénom qu’il pourrait utiliser en société et dans son activité commerciale.
« Heve yehudi beveysekho veodem betseysekho, Sei Jude im Hause und Mensch in der Strasse6 », c’est ce que David Karnovski dit à son fils aussitôt après la circoncision, en hébreu et en allemand, comme si la traduction pouvait rendre l’injonction plus claire pour le nourrisson.
Les invités, docteur Spayer le rabbin et les notables maskilim, tous en habit noir et haut-de-forme, approuvaient ces paroles d’un hochement de tête satisfait.
« Ja, ja, cher Herr Karnovski, dit le docteur Spayer en passant la main dans sa barbiche en pointe aussi fine et aiguisée qu’un crayon bien taillé, toujours le juste milieu, “juif parmi les Juifs et allemand parmi les Allemands”.
— Toujours la bonne vieille règle d’or du juste milieu », reprirent les autres en glissant leur serviette d’un blanc immaculé dans leur col haut et rigide et en s’apprêtant à accomplir leur devoir d’invités à ce riche banquet.
1. Guemara : partie du Talmud qui commente les lois rassemblées dans la Mishna. (Toutes les notes sont de la traductrice.)
2. Misnaged, pluriel misnagdim : « opposant » ou « rationaliste », courant de Juifs orthodoxes opposés au hassidisme.
3. Litvak : Juif de Lituanie mais ce terme désigne aussi l’adepte d’un courant prônant la suprématie de l’érudition et de la raison sur la ferveur mystique du hassidisme.
4. Moses (Moïse, Moshé en yiddish) Mendelssohn, né à Dessau, mort à Berlin (1729-1786), représentant du courant des Lumières juives (Haskala) et réformateur du judaïsme.
5. Maskilim : adeptes du mouvement juif des Lumières (Haskala) qui critiquent sévèrement l’obscurantisme du hassidisme.
6. « Sois un Juif dans ta maison et un homme dans la rue » (en hébreu puis en allemand).
2
Il n’est pas de plus grand bonheur pour Léa Karnovski que d’entendre louer son enfant, surtout quand on lui dit qu’il ressemble à son mari.
Durant ces cinq années, depuis la naissance de son fils unique, elle a entendu les femmes lui faire des compliments innombrables : qu’il est beau, qu’il a toutes les qualités, que c’est son père trait pour trait, mais elle veut se l’entendre répéter et encore et toujours.
Elle interrompt la bonne en plein travail pour qu’elle regarde le petit garçon comme si elle ne le connaissait pas :
« Regarde-le, Ema, n’est-il pas adorable ?
— Bien sûr, madame.
— Son père tout craché, n’est-ce pas, Ema ?
— C’est exact, madame. »
Comme toutes les femmes, Ema sait que les mères aiment s’entendre dire que leurs enfants ressemblent à leur père, même si ce n’est pas le cas. Mais là, elle n’a pas à mentir. Le petit Georg est le portrait craché de David Karnovski. Il a des yeux sombres étincelants, précocement soulignés par des sourcils noirs, trop épais et trop durement dessinés pour son âge. Ses joues sont d’un brun mat et ses petits bras solides et potelés. Le nez des Karnovski pointe déjà avec détermination et insolence dans son visage enfantin. Ses cheveux longs que sa mère refuse de faire couper, sont si noirs qu’ils en paraissent bleus. Ema voudrait trouver dans le petit garçon un trait de sa mère mais c’est difficile. Léa Karnovski a les cheveux châtains, la peau claire, des yeux gris qui tournent parfois au vert et beaucoup de douceur féminine dans son visage rond et sa silhouette épanouie.
« Sa bouche est tout à fait celle de Madame », finit par dire Ema, essayant de déceler chez l’enfant ne serait-ce qu’un petit quelque chose de sa maîtresse.
Mais même cela, Léa ne veut pas le lui accorder.
« Non, c’est la bouche de son père, tu vois bien, Ema. »
Toutes deux se mettent à examiner l’enfant qui, complètement absorbé par son jeu, chevauche avec fureur son cheval de bois. Prenant conscience de l’attention des femmes et de sa propre valeur, il leur tire la langue. Ema est offusquée. Elle le gronde.
« Espèce d’insolent petit diable. »
L’enfant est si brun qu’il lui fait toujours penser à un diable. Le fait qu’il ait tiré la langue plonge Léa dans une béatitude maternelle si profonde qu’elle l’attrape, l’assoit de force sur ses genoux et le noie sous une pluie de baisers brûlants.
« Ma fierté, mon bonheur, mon trésor, mon roi, je donnerais ma vie pour le moindre de tes petits ongles, mon adorable Moshele », chuchote-t-elle avec fougue en pressant la tête du garçonnet contre sa généreuse poitrine.
Georg tente de s’arracher à son étreinte, ses jambes potelées labourent les cuisses de sa mère.
« Lasse mich doch, Mutti, ich muss doch zu meinen Pferd gehen1 », s’écrie-t-il, emporté par une rage enfantine.
Il n’aime pas que sa mère le couvre de baisers ou lui pince les joues. Mais ce qu’il aime moins encore, c’est qu’elle lui parle avec des mots étrangers, incompréhensibles, en l’appelant d’un nom qui n’est pas le sien. Personne, ni son père, ni Ema, la bonne, ni ses camarades au jardin d’enfants, ne lui parle dans cette langue étrange. De même qu’ils l’appellent tous par son vrai prénom, Georg ou bien son diminutif, Oriè. Sa mère est la seule à lui parler autrement et à l’appeler autrement et ça, il ne le supporte pas. Fâché, il lui fait la leçon.
« Je ne suis pas Moshele, je suis Georg. »
Pour cela Léa dépose un baiser sur ses yeux noirs, les deux, l’un après l’autre. Puis, dans un irrépressible afflux de ravissement, elle chuchote :
« Garnement, méchant garnement, têtu comme un vrai Karnovski, Moshele, Moshele, Moshele. »
Afin de l’amadouer, elle lui donne un gros morceau de chocolat, bien que David lui répète de ne pas le bourrer de sucreries pour ne pas le gâter. L’enfant enfonce ses dents blanches dans le chocolat brun et, tout au plaisir de la gourmandise, il oublie ce prénom qu’il ne reconnaît pas comme sien. Il laisse même sa mère l’embrasser autant que le cœur lui en dit.
Lorsque la grosse pendule murale de la salle à manger sonne solennellement huit coups, Léa se prépare à mettre son fils au lit. Ema le ferait bien mais Léa l’en empêche, elle prend plaisir à le coucher elle-même. Elle lui lave les menottes et le visage barbouillés de chocolat, elle lui retire la veste et le pantalon bleus de son costume marin décoré de boutons dorés, de liserés blancs et d’une ancre.
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