Elle lui enfile une ample chemise qui lui retombe sur les pieds et, après l’avoir installé à califourchon sur son dos, elle le porte d’une mezouza2 à l’autre pour qu’il les embrasse avant de se coucher. Le petit Georg embrasse les mezouzas comme sa mère le lui demande. Il ne sait pas vraiment ce que ça représente mais il sait que, s’il les embrasse, de bons anges s’installeront à son chevet pour veiller sur son sommeil toute la nuit. De plus, ces mezouzas sont enchâssées dans de petits étuis ciselés brillants comme de l’or qui lui plaisent beaucoup. Mais quand sa mère commence à lui faire réciter la prière « Écoute, Israël », il éclate de rire. Les mots hébreux prennent à son oreille une consonance étrangère comique, encore plus comique que ses discours en yiddish, et il les répète en les déformant complètement, et il se tord de rire lorsque sa mère fixe le plafond mouluré en étirant la dernière syllabe : « L’Éternel est un-un… » Elle lui fait penser à une poule en train de boire et il se met à caqueter comme une volaille. Il transforme les paroles sacrées en gloussement de gallinacé « co-co-co… ».
Léa Karnovski devient blême de peur : elle redoute que les bons anges qu’elle appelle à veiller auprès du lit de son fils — Michel à droite, Gabriel à gauche, Uriel devant et Raphaël derrière — ne se fâchent contre le petit garçon qui contrefait les paroles sacrées. Elle le supplie :
« Il ne faut pas faire ça, mon chéri, mon trésor, répète : Bekhol levavkho uvekhol nafshekho3.
— Belebebekhe, kheleleshekhe », dit l’enfant en partant d’un grand rire sonore qui résonne dans toutes les pièces du vaste appartement.
Malgré sa frayeur d’entendre profaner les saintes paroles, Léa ne peut se retenir et éclate elle aussi de rire face au discours cocasse et aux grimaces effrénées du garçonnet. Elle sent bien que c’est un péché mais quand quelqu’un rit, elle ne peut s’empêcher d’en faire autant. Elle rit bruyamment, jusqu’aux larmes. Mais, immédiatement, elle se dit que son David, dans son bureau, peut l’entendre. Elle sait qu’il déteste cela. En outre, il y a avec lui des étrangers, des personnes respectables. Elle étouffe son rire dans l’oreiller de son fils.
« Il faut dormir, c’est l’heure ! » Elle fait semblant de se fâcher contre l’enfant qui ne pense qu’à jouer et elle l’embrasse de la tête aux pieds, d’abord, chacun des petits doigts de ses menottes puis chacun des petits orteils. Finalement, elle le retourne sur le ventre et lui dépose un baiser en plein sur le derrière en murmurant : « Doux comme le miel. »
Après l’avoir bordé et demandé à Dieu de pardonner ces enfantillages, elle pénètre dans la salle à manger, épuisée par ces violentes émotions maternelles et par tous ces rires.
« Ema, du thé pour ces messieurs ! » crie-t-elle à la bonne dans la cuisine.
Elle remet de l’ordre dans sa toilette, arrange ses cheveux ébouriffés par son fils et se rend dans le fumoir de son mari afin de servir une collation pour lui et ses invités. Il n’y a là que des hommes, tous plus âgés que lui, beaucoup plus. Ils portent des vestes sombres qui leur arrivent aux genoux et du linge étincelant de blancheur. La plupart ont des lunettes. L’un d’entre eux est un vieillard avec des cheveux blancs comme neige retombant jusqu’aux épaules ; sa barbe, ses moustaches et ses sourcils sont du même blanc. Au centre de toute cette blancheur éblouissante rayonne un joyeux visage rougeaud au nez court et charnu chaussé de lunettes à monture dorée. Il porte une petite kippa et fume une longue pipe de porcelaine, ce qui lui donne l’aspect d’un rabbin traditionnel ou même d’un rabbi hassidique, mais cependant, il parle allemand, un allemand châtié, et c’est un professeur.
« Guten Abend, bonsoir, Herr Professor ! dit Léa en rougissant.
— Guten Abend, bonsoir, ma petite fille ! » répond le professeur Breslauer dont le visage rougeaud et enfantin s’illumine au milieu de la masse blanche, immaculée, des cheveux et de la barbe. Puis elle salue les autres messieurs qui, malgré leur costume à l’occidentale, leur barbe rasée et leur parler allemand, portent inscrit sur leur visage leur passé d’étudiants de yeshiva. Ils sont cependant excessivement mondains et cérémonieux dans leurs manières. Ils s’adressent à Mme Karnovski avec une politesse outrancière.
« Bonsoir, très chère madame ! disent-ils en s’inclinant avec maladresse. Comment se porte cette très chère madame ? »
Chacun d’entre eux sort de sa poche une petite kippa, la pose sur sa tête pour dire la bénédiction sur la collation, puis la retire immédiatement. Ils disent la bénédiction très bas en remuant à peine les lèvres. Le professeur Breslauer, lui, récite la bénédiction à voix haute. C’est tout aussi fort qu’il complimente Mme Karnovski pour le strudel maison qu’elle leur sert avec le thé.
« Hm… Vous êtes une cuisinière, une artiste ! Un strudel au goût juif aussi authentique, je n’en ai pas mangé au cours de ces soixante dernières années. Vous avez vraiment une épouse parfaite, monsieur Karnovski. »
Les messieurs à lunettes acquiescent d’un signe de tête, l’air gêné. Le seul à faire plus de compliments à Mme Karnovski que le professeur Breslauer, est le rabbin, le docteur Spayer.
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