Passant sa main sur sa barbiche en pointe aiguisée comme un crayon, il la complimente non seulement pour son strudel mais aussi sur sa beauté.
La très digne Mme Karnovski, dit le rabbin, surpasse même la femme parfaite des Proverbes. En effet, il est écrit à propos de cette dernière : « Mensonge est sa grâce, fumée sa beauté », seules ses œuvres sont louées. Mais la très chère Mme Karnovski a toutes les vertus.
« L’épouse parfaite, son charme et sa beauté ne sont pas mensonge et vanité mais ils vont main dans la main avec ses qualités morales, mes chers messieurs. »
Le professeur Breslauer rayonne de joie, il le menace du doigt et le met en garde.
« Mon cher maître, vous êtes un véritable séducteur, je vais le dire à votre épouse, la rabbine. »
Tous sourient et prennent plaisir à cette conversation légère, ce moment de détente après les sérieuses discussions sur des sujets profanes ou religieux dans lesquelles ils étaient plongés jusqu’alors. Tous, sauf le maître de maison, David Karnovski. Bien qu’il soit plus jeune que les autres, le plus jeune de tous, et que son visage soit plein d’énergie et de vie, il n’aime pas les discours oiseux ; ce qui le passionne, c’est la Haskala et l’érudition. Il désire justement parler à ses invités d’une rareté qu’il a dénichée parmi les livres pieux chez le bouquiniste reb Efroïm Walder de la Dragonerstrasse, et il ne supporte pas que l’on perde son temps à bavarder avec une femme. Il les interrompt :
« Vous savez, messieurs, j’ai trouvé un Midrash de Tankhem extrêmement vieux, il a été publié en l’an… »
Léa quitte le cabinet de son mari. Sur le Midrash de Tankhem, elle n’a rien à dire. D’ailleurs, elle sait bien que son David n’aime pas particulièrement la voir dans son bureau lorsqu’il reçoit ses honorables hôtes. Jusqu’à présent, elle n’a pas réussi à apprendre correctement l’allemand. Elle fait des fautes en parlant et utilise parfois des mots de Melnitz, ce qui plonge son mari dans le plus grand embarras. Gênée, elle sort de la pièce. Malgré tous les compliments exagérés que lui ont adressés ces messieurs, elle a soudain l’impression d’être une bonne qui peut disposer, une fois son travail terminé. La lampe à huile suspendue dans la salle à manger dessine des ombres épaisses et Léa est saisie d’une profonde tristesse en s’asseyant toute seule dans la vaste pièce pour repriser les chaussettes de son mari.
Elle vit dans cette grande ville étrangère depuis déjà pas mal d’années, pourtant elle y est toujours aussi solitaire que dans les premiers temps après leur installation. Elle soupire sans cesse après ses parents au pays, ses amies, chaque petit coin du shtetl où elle est née et a grandi, de l’autre côté de la frontière. Son mari la traite très bien. Il est fidèle, lui procure tout ce dont elle a envie. Mais il passe peu de temps avec elle. La journée, il est pris par son commerce de bois, le soir, par ses livres religieux ou profanes, ou bien il a ses invités avec lesquels il discute de religion ou de science. Elle ne comprend rien à son négoce, elle ne comprend rien à ses études. Les voisins lui sont étrangers. Ce n’est que lorsqu’elle les croise dans les escaliers qu’ils échangent un salut. Dans sa solitude et son isolement Léa n’a personne vers qui se tourner. Il est rare qu’elle sorte avec son mari. Pour les fêtes seulement, ils vont ensemble à la synagogue. Ils s’y rendent à pied en se tenant par le bras, lui, en haut-de-forme, elle, parée de ses plus beaux vêtements et de ses bijoux. Chemin faisant, ils rencontrent d’autres couples qui se tiennent tout pareillement par le bras et avancent lentement, du pas tranquille et majestueux des jours de fête. Les messieurs se découvrent, les dames font un signe de tête. On s’enquiert parfois de la précieuse santé de… Et on en reste là.
Quoique d’un caractère avenant, enjoué et facile, Léa a beau faire, elle n’arrive pas à se lier avec les dames distinguées de sa synagogue. Elle n’est sûre ni de son allemand ni de ses manières.
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