Ses traits, quoique mûris et engraissés par quelques années de pratique, avaient la grâce profonde et décente de l’honnête femme ; au fond de ses yeux brillait encore par intervalles la rêverie humide de la jeune fille. Elle allait et venait, habituellement escortée par une bonne assez élégante, et dont le visage et la tournure accusaient plutôt la confidente et la demoiselle de compagnie que la domestique. Elle semblait rechercher les endroits abandonnés, et s’asseyait tristement avec des attitudes de veuve, tenant parfois dans sa main distraite un livre qu’elle ne lisait pas.
Samuel l’avait connue aux environs de Lyon, jeune, alerte, folâtre et plus maigre. À force de la regarder et pour ainsi dire de la reconnaître, il avait retrouvé un à un tous les menus souvenirs qui se rattachaient à elle dans son imagination ; il s’était raconté à lui-même, détail par détail, tout ce jeune roman, qui, depuis, s’était perdu dans les préoccupations de sa vie et le dédale de ses passions.
Ce soir-là, il la salua, mais avec plus de soin et plus de regards. En passant devant elle, il entendit derrière lui ce lambeau de dialogue :
– Comment trouvez-vous ce jeune homme, Mariette ?
– Mais cela dit avec un ton de voix si distrait, que l’observateur le plus malicieux n’y eût rien trouvé à redire contre la dame.
– Mais je le trouve fort bien, madame. – Madame sait que c’est M. Samuel Cramer ?
Et sur un ton plus sévère :
– Comment se fait-il que vous sachiez cela, Mariette ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
C’est pourquoi le lendemain Samuel eut grand soin de lui rapporter son mouchoir et son livre, qu’il trouva sur un banc, et qu’elle n’avait pas perdus, puisqu’elle était près de là, regardant les moineaux se disputer des miettes, ou ayant l’air de contempler le travail intérieur de la végétation. Comme il arrive souvent entre deux êtres dont les destinées complices ont élevé l’âme à un égal diapason, – engageant la conversation assez brusquement, – il eut néanmoins le bonheur bizarre de trouver une personne disposée à l’écouter et à lui répondre. – Serais-je assez heureux, madame, pour être encore logé dans un coin de votre souvenir ? Suis-je tellement changé que vous ne puissiez reconnaître en moi un camarade d’enfance, avec qui vous avez daigné jouer à cache-cache et faire l’école buissonnière ?
– Une femme, – répondit la dame avec un demi-sourire, – n’a pas le droit de reconnaître aussi facilement les gens ; c’est pourquoi je vous remercie, monsieur, de m’avoir, le premier, offert l’occasion de me reporter vers ces beaux et gais souvenirs. – Et puis... chaque année de la vie contient tant d’événements et de pensées... et il me semble vraiment qu’il y a bien des années ?...
– Années, répliqua Samuel, – qui pour moi ont été tantôt bien lentes, tantôt bien promptes à s’envoler, mais toutes diversement cruelles !
– Et la poésie ?... fit la dame avec un sourire dans les yeux.
– Toujours, mMadame ! répondit Samuel en riant.
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