– Mais que lisiez-vous donc là ?
– Un roman de Walter Scott.
– Je m’explique maintenant vos fréquentes interruptions. – Oh ! l’ennuyeux écrivain ! – Un poudreux déterreur de chroniques ! un fastidieux amas de descriptions de bric-à-brac, – un tas de vieilles choses et de défroques de tout genre : – des armures, des vaisselles, des meubles, des auberges gothiques et des châteaux de mélodrame, où se promènent quelques mannequins à ressort, vêtus de justaucorps et de pourpoints bariolés ; – types connus, dont nul plagiaire de dix-huit ans ne voudra plus dans dix ans ; des châtelaines impossibles et des amoureux parfaitement dénués d’actualité, – nulle vérité de cœur, nulle philosophie de sentiments ! Quelle différence chez nos bons romanciers français, où la passion et la morale l’emportent toujours sur la description matérielle des objets ! – Qu’importe que la châtelaine porte fraise ou paniers, ou sous-jupe Oudinot, pourvu qu’elle sanglote ou trahisse convenablement ? L’amoureux vous intéresse-t-il beaucoup plus pour porter dans son gilet un poignard au lieu d’une carte de visite, et un despote en habit noir vous cause-t-il une terreur moins poétique qu’un tyran bardé de buffle et de fer ?
Samuel, comme on le voit, rentrait dans la classe des gens absorbants, – des hommes insupportables et passionnés, chez qui le métier gâte la conversation, et à qui toute occasion est bonne, même une connaissance improvisée au coin d’un arbre ou d’une rue, – fût-ce d’un chiffonnier, – pour développer opiniâtrement leurs idées. – Il n’y a entre les commis voyageurs, les industriels errants, les allumeurs d’affaires en commandite et les poètes absorbants, que la différence de la réclame à la prédication ; le vice de ces derniers est tout à fait désintéressé.
Or, la dame lui répliqua simplement :
– Mon cher monsieur Samuel, je ne suis que public, c’est assez vous dire que mon âme est innocente. Aussi le plaisir est-il pour moi la chose du monde la plus facile à trouver. – Mais parlons de vous ; – je m’estimerais heureuse si vous me jugiez digne de lire quelques-unes de vos productions.
– Mais, madame, comment se fait-il... ? fit la grosse vanité du poète étonné.
– Le maître de mon cabinet de lecture dit qu’il ne vous connaît pas.
Et elle sourit doucement comme pour amortir l’effet de cette taquinerie fugitive.
– Madame, dit sentencieusement Samuel, le vrai public du XIXe siècle est les femmes ; votre suffrage me constituera plus grand que vingt académies.
– Eh bien, monsieur, je compte sur votre promesse. – Mariette, l’ombrelle et l’écharpe ; on s’impatiente peut-être à la maison. Vous savez que monsieur revient de bonne heure.
Elle lui fit un salut gracieusement écourté, qui n’avait rien de compromettant, et dont la familiarité n’excluait pas la dignité.
Samuel ne s’étonna point de retrouver un ancien amour de jeunesse asservi au lien conjugal. Dans l’histoire universelle du sentiment, cela est de rigueur. – Elle s’appelait madame de Cosmelly, et demeurait dans une des rues les plus aristocratiques du faubourg Saint-Germain.
Le lendemain il la trouva, la tête inclinée par une mélancolie gracieuse et presque étudiée, vers les fleurs de la plate-bande, et il lui offrit son volume des Orfraies, recueil de sonnets, comme nous en avons tous fait et tous lu, dans le temps où nous avions le jugement si court et les cheveux si longs.
Samuel était fort curieux de savoir si ses Orfraies avaient charmé l’âme de cette belle mélancolique, et si les cris de ces vilains oiseaux lui avaient parlé en sa faveur ; mais quelques jours après elle lui dit avec une candeur et une honnêteté désespérantes :
– Monsieur, je ne suis qu’une femme, et, par conséquent, mon jugement est peu de chose ; mais il me paraît que les tristesses et les amours de messieurs les auteurs ne ressemblent guère aux tristesses et aux amours des autres hommes. Vous adressez des galanteries, fort élégantes sans doute et d’un choix fort exquis, à des dames que j’estime assez pour croire qu’elles doivent parfois s’en effaroucher. Vous chantez la beauté des mères dans un style qui doit vous priver du suffrage de leurs filles. Vous apprenez au monde que vous raffolez du pied et de la main de madame une telle, qui, supposons-le pour son honneur, dépense moins de temps à vous lire qu’à tricoter des bas et des mitaines pour les pieds ou les mains de ses enfants. Par un contraste des plus singuliers, et dont la cause mystérieuse m’est encore inconnue, vous réservez votre encens le plus mystique à des créatures bizarres qui lisent encore moins que les dames, et vous vous pâmez platoniquement devant des sultanes de bas lieu, qui doivent, ce me semble, à l’aspect de la délicate personne d’un poète, ouvrir des yeux aussi grands que des bestiaux qui se réveillent dans un incendie. De plus, j’ignore pourquoi vous chérissez tant les sujets funèbres et les descriptions d’anatomie. Quand on est jeune, qu’on a comme vous un beau talent et toutes les conditions présumées du bonheur, il me paraît bien plus naturel de célébrer la santé et les joies de l’honnête homme, que de s’exercer à l’anathème et de causer avec des Orfraies.
Voici ce qu’il lui répondit :
– Madame, plaignez-moi, ou plutôt plaignez-nous, car j’ai beaucoup de frères de ma sorte ; c’est la haine de tous et de nous-mêmes qui nous a conduits vers ces mensonges. C’est par désespoir de ne pouvoir être nobles et beaux suivant les moyens naturels, que nous nous sommes si bizarrement fardé le visage. Nous nous sommes tellement appliqués à sophistiquer notre cœur, nous avons tant abusé du microscope pour étudier les hideuses excroissances et les honteuses verrues dont il est couvert, et que nous grossissons à plaisir, qu’il est impossible que nous parlions le langage des autres hommes. Ils vivent pour vivre, et nous, hélas ! nous vivons pour savoir. Tout le mystère est là. L’âge ne change que la voix et n’abolit que les cheveux et les dents ; nous avons altéré l’accent de la nature, nous avons extirpé une à une les pudeurs virginales dont était hérissé notre intérieur d’honnête homme. Nous avons psychologisé comme les fous, qui augmentent leur folie en s’efforçant de la comprendre. Les années n’infirment que les membres, et nous avons déformé les passions. Malheur, trois fois malheur aux pères infirmes qui nous ont faits rachitiques et mal venus, prédestinés que nous sommes à n’enfanter que des mort-nés !
– Encore des Orfraies ! dit-elle ; voyons, donnez-moi votre bras et admirons ces pauvres fleurs que le printemps rend si heureuses !
Au lieu d’admirer les fleurs, Samuel Cramer, à qui la phrase et la période étaient venues, commença à mettre en prose et à déclamer quelques mauvaises stances composées dans sa première manière. La dame le laissait faire.
– Quelle différence, et combien il reste peu du même homme, excepté le souvenir ! mais le souvenir n’est qu’une souffrance nouvelle. Le beau temps que celui où le matin ne réveilla jamais nos genoux engourdis ou rompus par la fatigue des songes, où nos yeux clairs riaient à toute la nature, où notre âme ne raisonnait pas, mais où elle vivait et jouissait ; où nos soupirs s’écoulaient doucement sans bruit et sans orgueil ! que de fois, dans les loisirs de l’imagination, j’ai revu l’une de ces belles soirées automnales où les jeunes âmes font des progrès comparables à ces arbres qui poussent de plusieurs coudées par un coup de foudre. Alors je vois, je sens, j’entends ; la lune réveille les gros papillons ; le vent chaud ouvre les belles-de-nuit ; l’eau des grands bassins s’endort. – Écoutez en esprit les valses subites de ce piano mystérieux. Les parfums de l’orage entrent par les fenêtres ; c’est l’heure où les jardins sont pleins de robes roses et blanches qui ne craignent pas de se mouiller. Les buissons complaisants accrochent les jupes fuyantes, les cheveux bruns et les boucles blondes se mêlent en tourbillonnant ! – Vous souvient-il encore, madame, des énormes meules de foin, si rapides à descendre, de la vieille nourrice si lente à vous poursuivre, et de la cloche si prompte à vous rappeler sous l’œil de votre tante, dans la grande salle à manger ?
Madame de Cosmelly interrompit Samuel par un soupir, voulut ouvrir la bouche, sans doute pour le prier de s’arrêter, mais il avait déjà repris la parole.
– Ce qu’il y a de plus désolant, dit-il, c’est que tout amour fait toujours une mauvaise fin, d’autant plus mauvaise qu’il était plus divin, plus ailé à son commencement. Il n’est pas de rêve, quelque idéal qu’il soit, qu’on ne retrouve avec un poupard glouton suspendu au sein ; il n’est pas de retraite, de maisonnette si délicieuse et si ignorée, que la pioche ne vienne abattre.
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