Je voudrais que chacune de ces pauvres petites, avant de subir le lien conjugal, pût entendre dans un lieu secret, et sans être vue, deux hommes causer entre eux des choses de la vie, et surtout des femmes. Après cette première et redoutable épreuve, elles pourraient se livrer avec moins de danger aux chances terribles du mariage, connaissant le fort et le faible de leurs futurs tyrans.

Samuel ne savait pas au juste où cette charmante victime en voulait venir ; mais il commençait à trouver qu’elle parlait beaucoup trop de son mari pour une femme désillusionnée.

Après avoir fait une pause de quelques minutes, comme si elle craignait d’aborder l’endroit funeste, elle reprit ainsi :

– Un jour, M. de Cosmelly voulut revenir à Paris ; il fallait que je brillasse dans mon jour et que je fusse encadrée selon mes mérites. Une femme belle et instruite, disait-il, se doit à Paris. Il faut qu’elle sache poser devant le monde et faire tomber quelques-uns de ses rayons sur son mari. – Une femme qui a l’esprit noble et du bon sens sait qu’elle n’a de gloire à attendre ici-bas qu’autant qu’elle fait une partie de la gloire de son compagnon de voyage, qu’elle sert les vertus de son mari, et surtout qu’elle n’obtient de respect qu’autant qu’elle le fait respecter. – Sans doute, c’était le moyen le plus simple et le plus sûr pour se faire obéir presque avec joie ; savoir que mes efforts et mon obéissance m’embelliraient à ses yeux, à coup sûr, il n’en fallait pas tant pour me décider à aborder ce terrible Paris, dont j’avais instinctivement peur, et dont le noir et éblouissant fantôme dressé à l’horizon de mes rêves faisait se serrer mon pauvre cœur de fiancée. – C’était donc là, à l’entendre, le vrai motif de notre voyage. La vanité d’un mari fait la vertu d’une femme amoureuse. Peut-être se mentait-il à lui-même avec une sorte de bonne foi, et rusait-il avec sa conscience sans trop s’en apercevoir. – À Paris, nous eûmes des jours réservés pour des intimes, dont M. de Cosmelly s’ennuya à la longue, comme il s’était ennuyé de sa femme. Peut-être s’était-il un peu dégoûté d’elle, parce qu’elle avait trop d’amour ; elle mettait tout son cœur en avant. Il se dégoûta de ses amis par la raison contraire. Ils n’avaient rien à lui offrir que les plaisirs monotones des conversations où la passion n’a aucune part. Dès lors, son activité prit une autre direction. Après les amis vinrent les chevaux et le jeu. Le bourdonnement du monde, la vue de ceux qui étaient restés sans entraves et qui lui racontaient sans cesse les souvenirs d’une jeunesse folle et occupée, l’arrachèrent au coin du feu et aux longues causeries. Lui, qui n’avait jamais eu d’autre affaire que son cœur, il eut des affaires. Riche et sans profession, il sut se créer une foule d’occupations remuantes et frivoles qui remplissaient tout son temps ; les questions conjugales : « – Où vas-tu ? – À quelle heure te reverra-t-on ? – Reviens vite », il fallut les refouler au fond de ma poitrine ; car la vie anglaise, – cette mort du cœur, – la vie des clubs et des cercles, l’absorba tout entier. – Le soin exclusif de sa personne et le dandysme qu’il affecta me choquèrent tout d’abord ; il est évident que je n’en étais pas l’objet. Je voulus faire comme lui, être plus que belle, c’est-à-dire coquette, coquette pour lui, comme il l’était pour le monde ; autrefois j’offrais tout, je donnais tout, je voulus désormais me faire prier. Je voulais ranimer les cendres de mon bonheur éteint, en les agitant et en les retournant ; mais il paraît que je suis bien malhabile à la ruse et bien gauche au vice ; il ne daigna pas s’en apercevoir. – Ma tante, cruelle comme toutes les femmes vieilles et envieuses, qui sont réduites à admirer un spectacle où jadis elles furent actrices, et à contempler les jouissances qu’on leur refuse, eut grand soin de me faire savoir, par l’entremise intéressée d’un cousin de M. de Cosmelly, qu’il s’était épris d’une fille de théâtre fort en vogue. Je me fis conduire dans tous les spectacles, et toute femme un peu belle que je voyais entrer en scène, je tremblais d’admirer en elle ma rivale. Enfin j’appris, par une charité du même cousin, que c’était la Fanfarlo, une danseuse aussi bête que belle. – Vous qui êtes auteur, vous la connaissez sans doute. – Je ne suis pas très vaniteuse ni très fière de ma figure ; mais, je vous jure, monsieur Cramer, que maintes fois, la nuit, vers trois ou quatre heures du matin, fatiguée d’attendre mon mari, les yeux rouges de larmes et d’insomnies, après avoir fait de longues et suppliantes prières pour son retour à la fidélité et au devoir, j’ai demandé à Dieu, à ma conscience, à mon miroir, si j’étais aussi belle que cette misérable Fanfarlo. Mon miroir et ma conscience m’ont répondu : Oui.