Dieu m’a défendu de m’en glorifier, mais non d’en tirer une légitime victoire. Pourquoi donc entre deux beautés égales, les hommes préfèrent-ils souvent la fleur que tout le monde a respirée, à celle qui s’est toujours gardée des passants dans les allées les plus obscures du jardin conjugal ? Pourquoi donc les femmes prodigues de leur corps, trésor dont un seul sultan doit avoir la clef, possèdent-elles plus d’adorateurs que nous autres, malheureuses martyres d’un amour unique ? De quel charme si magique le vice auréole-t-il certaines créatures ? Quel aspect gauche et repoussant leur vertu donne-t-elle à certaines autres ? Répondez donc, vous qui, par état, devez connaître tous les sentiments de la vie et leurs raisons diverses !
Samuel n’eut pas le temps de répondre, car elle continua ardemment :
– M. de Cosmelly a des choses bien graves sur la conscience, si la perte d’une âme jeune et vierge intéresse le Dieu qui la créa pour le bonheur d’une autre. Si M. de Cosmelly mourait ce soir même, il aurait bien des pardons à implorer ; car il a, par sa faute, enseigné à sa femme d’affreux sentiments, la haine, la défiance de l’objet aimé et la soif de la vengeance. – Ah ! monsieur, je passe des nuits bien douloureuses, des insomnies bien inquiètes ; je prie, je maudis, je blasphème. Le prêtre me dit qu’il faut porter sa croix avec résignation ; mais l’amour en démence, mais la foi ébranlée, ne savent pas se résigner. Mon confesseur n’est pas une femme, et j’aime mon mari ; je l’aime, monsieur, avec toute la passion et toute la douleur d’une maîtresse battue et foulée aux pieds. Il n’est rien que je n’aie tenté. Au lieu des toilettes sombres et simples auxquelles son regard se plaisait autrefois, j’ai porté des toilettes folles et somptueuses comme les femmes de théâtre. Moi, la chaste épouse qu’il était allé chercher au fond d’un pauvre château, j’ai paradé devant lui avec des robes de fille ; je me suis faite spirituelle et enjouée quand j’avais la mort dans le cœur. J’ai pailleté mon désespoir avec des sourires étincelants. Hélas ! il n’a rien vu. J’ai mis du rouge, monsieur, j’ai mis du rouge ! – Vous le voyez, c’est une histoire banale, l’histoire de toutes les malheureuses – un roman de province !
Pendant qu’elle sanglotait, Samuel faisait la figure de Tartufe empoigné par Orgon, l’époux inattendu, qui s’élance du fond de sa cachette, comme les vertueux sanglots de cette dame qui s’élançaient de son cœur, et venaient saisir au collet l’hypocrisie chancelante de notre poète.
L’abandon extrême, la liberté et la confiance de madame de Cosmelly l’avaient prodigieusement enhardi, – sans l’étonner. Samuel Cramer, qui a souvent étonné le monde, ne s’étonnait guère. Il semblait dans sa vie vouloir mettre en pratique et démontrer la vérité de cette pensée de Diderot : « L’incrédulité est quelquefois le vice d’un sot, et la crédulité le défaut d’un homme d’esprit. L’homme d’esprit voit loin dans l’immensité des possibles. Le sot ne voit guère de possible que ce qui est. C’est là peut-être ce qui rend l’un pusillanime et l’autre téméraire. » Ceci répond à tout. Quelques lecteurs scrupuleux et amoureux de la vérité vraisemblable trouveront sans doute beaucoup à redire à cette histoire, où pourtant je n’ai eu d’autre besogne à faire que de changer les noms et d’accentuer les détails ; comment, diront-ils, Samuel, un poète de mauvais ton et de mauvaises mœurs, peut-il aborder aussi prestement une femme comme madame de Cosmelly ? lui verser, à propos d’un roman de Scott, un torrent de poésie romantique et banale ? madame de Cosmelly, la discrète et vertueuse épouse, lui verser aussi promptement, sans pudeur et sans défiance, le secret de ses chagrins ? À quoi je réponds que madame de Cosmelly était simple comme une belle âme, et que Samuel était hardi comme les papillons, les hannetons et les poètes ; il se jetait dans toutes les flammes et entrait par toutes les fenêtres. La pensée de Diderot explique pourquoi l’une fut si abandonnée, l’autre si brusque et si impudent. Elle explique aussi toutes les bévues que Samuel a commises dans sa vie, bévues qu’un sot n’eût pas commises. Cette portion du public qui est essentiellement pusillanime ne comprendra guère le personnage de Samuel, qui était essentiellement crédule et imaginatif, au point qu’il croyait, – comme poète, à son public, – comme homme, à ses propres passions.
Dès lors il s’aperçut que cette femme était plus forte, plus escarpée qu’elle n’en avait l’air, et qu’il ne fallait pas heurter de front cette piété candide. Il lui défila de nouveau son jargon romantique. Honteux d’avoir été bête, il voulut être roué ; il lui parla quelque temps encore en patois séminariste de blessures à fermer ou à cautériser par l’ouverture de nouvelles plaies saignant largement et sans douleur. Quiconque a voulu, sans avoir en lui la force absolutrice de Valmont ou de Lovelace, posséder une honnête femme qui ne s’en souciait guère, sait avec quelle risible et emphatique gaucherie chacun dit en montrant son cœur : prenez mon ours ; – cela me dispensera donc de vous expliquer combien Samuel fut bête. – Madame de Cosmelly, cette aimable Elmire qui avait le coup d’œil clair et prudent de la vertu, vit promptement le parti qu’elle pouvait tirer de ce scélérat novice, pour son bonheur et pour l’honneur de son mari. Elle le paya donc de la même monnaie ; elle se laissa presser les mains ; on parla d’amitié et de choses platoniques. Elle murmura le mot de vengeance ; elle dit que, dans ces douloureuses crises de la vie d’une femme, on donnerait volontiers à son vengeur le reste du cœur que le perfide a bien voulu vous laisser, – et autres niaiseries et marivaudages dramatiques. Bref, elle fit de la coquetterie pour le bon motif, et notre jeune roué, qui était plus nigaud qu’un savant, promit d’arracher la Fanfarlo à M.
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