Mais vous êtes un monstre ; cette tactique est abominable. – Pauvres filles que nous sommes ! ajouta-t-elle en riant. – Flore, mon bracelet. – Donnez-moi le bras jusqu’à ma voiture, et dites-moi si vous m’avez trouvée bien ce soir ?
Ils allèrent ainsi, bras dessus, bras dessous, comme deux vieux amis ; Samuel aimait, ou du moins sentait son cœur battre fort. – Il fut peut-être singulier, mais à coup sûr cette fois il ne fut pas ridicule.
Dans sa joie, il avait presque oublié de prévenir madame de Cosmelly de son succès, et de porter un espoir à son foyer désert.
Quelques jours après, la Fanfarlo jouait le rôle de Colombine dans une vaste pantomime faite pour elle par des gens d’esprit. Elle y paraissait par une agréable succession de métamorphoses sous les personnages de Colombine, de Marguerite, d’Elvire et de Zéphirine, et recevait, le plus gaiement du monde, les baisers de plusieurs générations de personnages empruntés à divers pays et diverses littératures. Un grand musicien n’avait pas dédaigné de faire une partition fantastique et appropriée à la bizarrerie du sujet. La Fanfarlo fut tour à tour décente, féerique, folle, enjouée ; elle fut sublime dans son art, autant comédienne par les jambes que danseuse par les yeux.
Chez nous, l’on méprise trop l’art de la danse, cela soit dit en passant. Tous les grands peuples, d’abord ceux du monde antique, ceux de l’Inde et de l’Arabie, l’ont cultivée à l’égal de la poésie. La danse est autant au-dessus de la musique, pour certaines organisations païennes toutefois, que le visible et le créé sont au-dessus de l’invisible et de l’incréé. – Ceux-là seuls peuvent me comprendre à qui la musique donne des idées de peinture. – La danse peut révéler tout ce que la musique recèle de mystérieux, et elle a de plus le mérite d’être humaine et palpable. La danse, c’est la poésie avec des bras et des jambes, c’est la matière, gracieuse et terrible, animée, embellie par le mouvement. – Terpsichore est une Muse du midi ; je présume qu’elle était très brune, et qu’elle a souvent agité ses pieds dans les blés dorés ; ses mouvements, pleins d’une cadence précise, sont autant de divins motifs pour la statuaire. Mais Fanfarlo la catholique, non contente de rivaliser avec Terpsichore, appela à son secours tout l’art des divinités plus modernes. Les brouillards mêlent des formes de fées et d’ondines moins vaporeuses et moins nonchalantes. Elle fut à la fois un caprice de Shakespeare et une bouffonnerie italienne.
Le poète était ravi ; il crut avoir devant les yeux le rêve de ses jours les plus anciens. Il eût volontiers gambadé dans sa loge d’une manière ridicule, et se fût cassé la tête contre quelque chose, dans l’ivresse folle qui le dominait.
Une calèche basse et bien fermée emportait rapidement le poète et la danseuse vers la maisonnette dont j’ai parlé.
Notre homme exprimait son admiration par des baisers muets qu’il lui appliquait avec ferveur sur les pieds et les mains. – Elle aussi l’admirait fort, non pas qu’elle ignorât le pouvoir de ses charmes, mais jamais elle n’avait vu d’homme si bizarre ni de passion si électrique.
Le temps était noir comme la tombe, et le vent qui berçait des monceaux de nuages faisait de leurs cahotements ruisseler une averse de grêle et de pluie. Une grande tempête faisait trembler les mansardes et gémir les clochers ; le ruisseau, lit funèbre où s’en vont les billets doux et les orgies de la veille, charriait en bouillonnant ses mille secrets aux égouts ; la mortalité s’abattait joyeusement sur les hôpitaux, et les Chatterton et les Savage de la rue Saint-Jacques crispaient leurs doigts gelés sur leurs écritoires, – quand l’homme le plus faux, le plus égoïste, le plus sensuel, le plus gourmand, le plus spirituel de nos amis arriva devant un beau souper et une bonne table, en compagnie d’une des plus belles femmes que la nature ait formées pour le plaisir des yeux. Samuel voulut ouvrir la fenêtre pour jeter un coup d’œil de vainqueur sur la ville maudite ; puis abaissant son regard sur les diverses félicités qu’il avait à côté de lui, il se hâta d’en jouir.
En compagnie de pareilles choses, il devait être éloquent : aussi, malgré son front trop haut, ses cheveux en forêt vierge et son nez de priseur, la Fanfarlo le trouva presque bien.
Samuel et la Fanfarlo avaient exactement les mêmes idées sur la cuisine et le système d’alimentation nécessaire aux créatures d’élite. Les viandes niaises, les poissons fades étaient exclus des soupers de cette sirène. Le champagne déshonorait rarement sa table. Les bordeaux les plus célèbres et les plus parfumés cédaient le pas au bataillon lourd et serré des bourgognes, des vins d’Auvergne, d’Anjou et du Midi, et des vins étrangers, allemands, grecs, espagnols. Samuel avait coutume de dire qu’un verre de vrai vin devait ressembler à une grappe de raisin noir, et qu’il y avait dedans autant à manger qu’à boire. – La Fanfarlo aimait les viandes qui saignent et les vins qui charrient l’ivresse. – Du reste, elle ne se grisait jamais. – Tous deux professaient une estime sincère et profonde pour la truffe. – La truffe, cette végétation sourde et mystérieuse de Cybèle, cette maladie savoureuse qu’elle a cachée dans ses entrailles plus longtemps que le métal le plus précieux, cette exquise matière qui défie la science de l’agromane, comme l’or celle des Paracelse ; la truffe, qui fait la distinction du monde ancien et du moderne, et qui, avant un verre de Chio, a l’effet de plusieurs zéros après un chiffre.
Quant à la question des sauces, ragoûts et assaisonnements, question grave et qui demanderait un chapitre grave comme un feuilleton de science, je puis vous affirmer qu’ils étaient parfaitement d’accord, surtout sur la nécessité d’appeler toute la pharmacie de la nature au secours de la cuisine. Piments, poudres anglaises, safraniques, substances coloniales, poussières exotiques, tout leur eût semblé bon, voire le musc et l’encens.
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