de Cosmelly, et de le débarrasser de la courtisane, – espérant trouver dans les bras de l’honnête femme la récompense de cette œuvre méritoire. – Il n’y a que les poètes qui soient assez candides pour inventer de pareilles monstruosités.
Un détail assez comique de cette histoire, et qui fut comme un intermède dans le drame douloureux qui allait se jouer entre ces quatre personnages, fut le quiproquo des sonnets de Samuel ; car, à l’endroit des sonnets, il était incorrigible, – l’un pour madame de Cosmelly, où il louait en style mystique sa beauté de Béatrix, sa voix, la pureté angélique de ses yeux, la chasteté de sa démarche, etc..., l’autre pour la Fanfarlo, où il lui servait un ragoût de galanteries pimentées à faire venir le sang au palais le moins novice, genre de poésie, du reste, où il excellait, et où il avait de bonne heure bien dépassé toutes les andalouseries possibles. Le premier morceau arriva chez la créature qui jeta ce plat de concombres dans la boîte aux cigares ; le second, chez la pauvre délaissée, qui ouvrit d’abord de grands yeux, finit par comprendre, et, malgré ses douleurs, ne put s’empêcher de rire aux éclats, comme en de meilleurs temps.
Samuel alla au théâtre et se mit à étudier la Fanfarlo sur les planches. Il la trouva légère, magnifique, vigoureuse, pleine de goût dans ses accoutrements, et jugea M. de Cosmelly bien heureux de pouvoir se ruiner pour un pareil morceau.
Il se présenta deux fois chez elle, – une maisonnette à l’escalier velouté, pleine de portières et de tapis, dans un quartier neuf et verdoyant ; mais il ne pouvait s’y introduire sous aucun prétexte raisonnable. Une déclaration d’amour était chose profondément inutile et même dangereuse. Un échec lui aurait interdit d’y retourner. Quant à s’y faire présenter, il apprit que la Fanfarlo ne recevait personne. Quelques intimes la voyaient de temps à autre. Que venait-il dire ou faire chez une danseuse magnifiquement appointée et entretenue, et adorée de son amant ? que venait-il lui apporter, lui qui n’était ni tailleur, ni couturière, ni maître de ballets, ni millionnaire ? – Il prit donc un parti simple et brutal ; il fallait que la Fanfarlo vînt à lui. À cette époque, les articles d’éloges et de critiques avaient beaucoup plus de valeur que maintenant. Les facilités du feuilleton, comme disait récemment un brave avocat dans un procès tristement célèbre, étaient bien plus grandes qu’aujourd’hui ; quelques talents ayant parfois capitulé avec les journalistes, l’insolence de cette jeunesse étourdie et aventureuse ne connut plus de bornes. Samuel entreprit donc, – lui qui ne savait pas un mot de musique, la spécialité des théâtres lyriques.
Dès lors la Fanfarlo fut hebdomadairement éreintée au bas d’une feuille importante. On ne pouvait pas dire ni faire soupçonner même qu’elle eût la jambe, la cheville ou le genou mal tourné ; les muscles jouaient sous le bas, et toutes les lorgnettes eussent crié au blasphème. Elle fut accusée d’être brutale, commune, dénuée de goût, de vouloir importer sur le théâtre des habitudes d’outre-Rhin et d’outre-Pyrénées, des castagnettes, des éperons, des talons de bottes, – sans compter qu’elle buvait comme un grenadier, qu’elle aimait trop les petits chiens et la fille de sa portière, – et autres linges sales de la vie privée, qui sont la pâture et la friandise journalière de certains petits journaux. On lui opposait, avec cette tactique particulière aux journalistes, qui consiste à comparer des choses dissemblables, une danseuse éthérée, toujours habillée de blanc, et dont les chastes mouvements laissaient toutes les consciences en repos. Quelquefois la Fanfarlo criait et riait très haut vers le parterre en achevant un bond sur la rampe ; elle osait marcher en dansant. Jamais elle ne portait de ces insipides robes de gaze qui laissent tout voir et ne font rien deviner. Elle aimait les étoffes qui font du bruit, les jupes longues, craquantes, pailletées, ferblantées, qu’il faut soulever très haut d’un genou vigoureux, les corsages de saltimbanque ; elle dansait, non pas avec des boucles, mais avec des pendants d’oreilles, j’oserais presque dire des lustres. Elle eût volontiers attaché au bas de ses jupes une foule de petites poupées bizarres, comme le font les vieilles bohémiennes qui vous disent la bonne aventure d’une manière menaçante, et qu’on rencontre en plein midi sous les arceaux des ruines romaines ; toutes drôleries, du reste, dont le romantique Samuel, l’un des derniers romantiques que possède la France, raffolait fort.
Si bien qu’après avoir dénigré pendant trois mois la Fanfarlo, il en devint éperdument amoureux, et qu’elle voulut enfin savoir quel était le monstre, le cœur d’airain, le cuistre, le pauvre esprit qui niait si opiniâtrement la royauté de son génie.
Il faut rendre cette justice à la Fanfarlo, qu’il n’y eut chez elle qu’un mouvement de curiosité, rien de plus. Un pareil homme avait-il réellement le nez au milieu du visage et était-il tout à fait conformé comme le reste de ses semblables ? Quand elle eut pris une ou deux informations sur Samuel Cramer, qu’elle eut appris que c’était un homme comme un autre, de quelque sens et de quelque talent, elle comprit vaguement qu’il y avait là quelque chose à deviner, et que ce terrible article du lundi pouvait fort bien n’être qu’une sorte particulière de bouquet hebdomadaire ou la carte de visite d’un opiniâtre solliciteur.
Il la trouva un soir dans sa loge. Deux vastes flambeaux et un large feu faisaient trembler leurs lumières sur les costumes bariolés qui traînaient dans ce boudoir.
La reine du lieu, au moment de quitter le théâtre, reprenait une toilette de simple mortelle, et, accroupie sur une chaise, chaussait sans pudeur sa jambe adorable ; ses mains, grassement effilées, faisaient se jouer à travers les œillets le lacet du brodequin comme une navette agile, sans songer au jupon qu’il fallait rabattre. Cette jambe était déjà, pour Samuel, l’objet d’un éternel désir. Longue, fine, forte, grasse et nerveuse à la fois, elle avait toute la correction du beau et tout l’attrait libertin du joli. Tranchée perpendiculairement à l’endroit le plus large, cette jambe eût donné une espèce de triangle dont le sommet eût été situé sur le tibia, et dont la ligne arrondie du mollet eût fourni la base convexe. Une vraie jambe d’homme est trop dure, les jambes de femmes crayonnées par Devéria sont trop molles pour en donner une idée.
Dans cette agréable attitude, sa tête, inclinée vers son pied, étalait un cou de proconsul, large et fort, et laissait deviner l’ornière des omoplates, revêtues d’une chair brune et abondante. Les cheveux lourds et serrés retombaient en avant des deux côtés, lui chatouillaient le sein et lui bouchaient les yeux, de sorte qu’à chaque instant il fallait les déranger et les rejeter en arrière. Une impatience mutine et charmante, comme d’un enfant gâté qui trouve que cela ne va pas assez vite, remuait toute la créature et ses vêtements, et découvrait à chaque instant de nouveaux points de vue, de nouveaux effets de lignes et de couleur.
Samuel s’arrêta avec respect, – ou feignit de s’arrêter avec respect ; car, avec ce diable d’homme, le grand problème est toujours de savoir où le comédien commence.
– Ah ! vous voilà, monsieur ! lui dit-elle sans se déranger, quoiqu’elle eût été prévenue quelques minutes auparavant de la visite de Samuel. – Vous avez quelque chose à me demander, n’est-ce pas ?
L’impudence sublime de cette parole alla droit au cœur du pauvre Samuel ; il avait bavardé comme une pie romantique pendant huit jours auprès de madame de Cosmelly ; ici, il répondit tranquillement :
– Oui, madame.
Et les larmes lui vinrent aux yeux.
Cela eut un succès énorme ; la Fanfarlo sourit.
– Mais quel insecte vous a donc piqué, monsieur, pour me mordre à si belles dents ? Quel affreux métier...
– Affreux, en effet, madame... c’est que je vous adore.
– Je m’en doutais, répliqua la Fanfarlo.
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