Ma mère était tombée malade en Angleterre, et m’y attendait ; Paz et moi, nous l’avons soignée jusqu’à sa mort, que les catastrophes de notre entreprise avancèrent. Nous avons quitté Londres, et j’emmenai Paz en France. En de pareilles adversités, deux hommes deviennent frères. Quand je me suis vu dans Paris, à vingt-deux ans, riche de soixante et quelques mille francs de rentes, sans compter les restes d’une somme provenant des diamants et des tableaux de famille vendus par ma mère, je voulus assurer le sort de Paz avant de me livrer aux dissipations de la vie à Paris. J’avais surpris un peu de tristesse dans les yeux du capitaine, quelquefois il y roulait des larmes contenues. J’avais eu l’occasion d’apprécier son âme, qui est foncièrement noble, grande, généreuse. Peut-être regrettait-il de se voir lié par des bienfaits à un jeune homme de six ans moins âgé que lui, sans avoir pu s’acquitter envers lui. Insouciant et léger comme l’est un garçon, je devais me ruiner au jeu, me laisser entortiller par quelque Parisienne, Paz et moi nous pouvions être un jour désunis. Tout en me promettant de pourvoir à tous ses besoins, j’apercevais bien des chances d’oublier ou d’être hors d’état de payer la pension de Paz. Enfin, mon ange, je voulus lui épargner la peine, la pudeur, la honte de me demander de l’argent ou de chercher vainement son compagnon dans un jour de détresse. Dunquè, un matin, après déjeuner, les pieds sur les chenets, fumant chacun notre pipe, après avoir bien rougi, pris bien des précautions, le voyant me regarder avec inquiétude, je lui tendis une inscription de rentes au porteur de deux mille quatre cents francs.
Clémentine quitta sa place, alla s’asseoir sur les genoux d’Adam, lui passa son bras autour du cou, le baisa au front en lui disant : ― Cher trésor, combien je te trouve beau ! ― Et qu’a fait Paz ?
― Thaddée, reprit le comte, a pâli sans rien dire...
― Ah ! il se nomme Thaddée ?
― Oui, Thaddée a replié le papier, me l’a rendu en me disant : ― J’ai cru, Adam, que c’était entre nous à la vie, à la mort, et que nous ne nous quitterions jamais, tu ne veux donc pas de moi ? ― Ah ! fis-je, tu l’entends ainsi, Thaddée, eh ! bien, n’en parlons plus. Si je me ruine, tu seras ruiné. ― Tu n’as pas, me dit-il, assez de fortune pour vivre en Laginski, ne te faut-il pas alors un ami qui s’occupe de tes affaires, qui soit un père et un frère, un confident sûr ? Ma chère enfant, en me disant ces paroles, Paz a eu dans le regard et dans la voix un calme qui couvrait une émotion maternelle, mais qui révélait une reconnaissance d’Arabe, un dévouement de caniche, une amitié de sauvage, sans faste et toujours prête. Ma foi, je l’ai pris comme nous nous prenons, nous autres Polonais, la main sur l’épaule, et je l’embrassai sur les lèvres. ― À la vie et à la mort, donc ! Tout ce que j’ai t’appartient, et fais comme tu voudras ! C’est lui qui m’a trouvé cet hôtel pour presque rien. Il a vendu mes rentes en hausse, les a rachetées en baisse, et nous avons payé cette baraque avec les bénéfices. Connaisseur en chevaux, il en trafique si bien que mon écurie coûte fort peu de chose, et j’ai les plus beaux chevaux, les plus charmants équipages de Paris. Nos gens, braves soldats polonais choisis par lui, passeraient dans le feu pour nous. J’ai eu l’air de me ruiner, et Paz tient ma maison avec un ordre et une économie si parfaites qu’il a réparé par là quelques pertes inconsidérées au jeu, des sottises de jeune homme. Mon Thaddée est rusé comme deux Génois, ardent au gain comme un juif polonais, prévoyant comme une bonne ménagère. Jamais je n’ai pu le décider à vivre comme moi quand j’étais garçon. Parfois, il a fallu les douces violences de l’amitié pour l’emmener au spectacle quand j’y allais seul, ou dans les dîners que je donnais au cabaret à de joyeuses compagnies. Il n’aime pas la vie des salons.
― Qu’aime-t-il donc ? demanda Clémentine.
― Il aime la Pologne, il la pleure. Ses seules dissipations ont été les secours envoyés plus en mon nom qu’au sien à quelques-uns de nos pauvres exilés.
― Tiens, mais je vais l’aimer, ce brave garçon, dit la comtesse, il me paraît simple comme ce qui est vraiment grand.
― Toutes les belles choses que tu as trouvées ici, reprit Adam qui trahissait la plus noble des sécurités en vantant son ami, Paz les a dénichées, il les a eues aux ventes ou dans des occasions. Oh ! il est plus marchand que les marchands. Quand tu le verras se frottant les mains dans la cour, dis-toi qu’il a troqué un bon cheval contre un meilleur. Il vit par moi, son bonheur est de me voir élégant, dans un équipage resplendissant. Les devoirs qu’il s’impose à lui-même, il les accomplit sans bruit, sans emphase. Un soir, j’ai perdu vingt mille francs au whist. Que dira Paz ! me suis-je écrié en revenant.
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