D’abondants cheveux noirs assez mal peignés entouraient sa tête carrée, et Clémentine put voir, brillant comme un bloc de marbre, un front large, car Paz tenait à la main une casquette à visière. Cette main ressemblait à celle de l’Hercule à l’Enfant. La santé la plus robuste fleurissait sur ce visage également partagé par un grand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins à Clémentine. Une cravate en taffetas noir achevait de donner une tournure martiale à ce mystère de cinq pieds sept pouces aux yeux de jais et d’un éclat italien. L’ampleur d’un pantalon à plis qui ne laissait voir que le bout des bottes, trahissait le culte de Paz pour les modes de la Pologne. Vraiment, pour une femme romanesque, il y aurait eu du burlesque dans le contraste si heurté qui se remarquait entre le capitaine et le comte, entre ce petit polonais à figure étroite et ce beau militaire, entre ce paladin et ce palatin.

― Bonjour, Adam, dit-il familièrement au comte.

Puis il s’inclina gracieusement en demandant à Clémentine en quoi il pouvait la servir.

― Vous êtes donc l’ami de Laginski ? dit la jeune femme.

― À la vie, à la mort, répondit Paz, à qui le jeune comte jeta le plus affectueux sourire en lançant sa dernière bouffée de fumée odorante.

― Eh bien ! pourquoi ne mangez-vous pas avec nous ? pourquoi ne nous avez-vous pas accompagnés en Italie et en Suisse ? pourquoi vous cachez-vous ici de manière à vous dérober aux remerciements que je vous dois pour les services constants que vous nous rendez ? dit la jeune comtesse avec une sorte de vivacité mais sans la moindre émotion.

En effet, elle démêlait en Paz une sorte de servitude volontaire. Cette idée n’allait pas alors sans une sorte de mésestime pour un amphibie social, un être à la fois secrétaire et intendant, ni tout à fait intendant ni tout à fait secrétaire, quelque parent pauvre, un ami gênant.

― C’est, comtesse, répondit-il assez librement, qu’il n’y a pas de remerciements à me faire : je suis l’ami d’Adam, et je mets mon plaisir à prendre soin de ses intérêts.

― Tu restes debout pour ton plaisir aussi, dit le comte Adam.

Paz s’assit sur un fauteuil auprès de la portière.

― Je me souviens de vous avoir vu lors de mon mariage, et quelquefois dans la cour, dit la jeune femme. Mais pourquoi vous placer dans une condition d’infériorité, vous, l’ami d’Adam ?

― L’opinion des Parisiens m’est tout à fait indifférente, dit-il. Je vis pour moi, ou, si vous voulez, pour vous deux.

― Mais l’opinion du monde sur l’ami de mon mari ne peut pas m’être indifférente...

― Oh ! madame, le monde est bientôt satisfait avec ce mot : c’est un original ! Dites-le.

Un moment de silence.

― Comptez-vous sortir, demanda-t-il.

― Voulez-vous venir au bois ? répondit la comtesse.

― Volontiers.

Sur ce mot, Paz sortit en saluant.

― Quel bon être ! il a la simplicité d’un enfant, dit Adam.

― Racontez-moi maintenant vos relations avec lui, demanda Clémentine.

― Paz, ma chère âme, dit Laginski, est d’une noblesse aussi vieille et aussi illustre que la nôtre. Lors de leurs désastres, un des Pazzi se sauva de Florence en Pologne, où il s’établit avec quelque fortune, et y fonda la famille Paz, à laquelle on a donné le titre de comte. Cette famille, qui s’est distinguée dans les beaux jours de notre république royale, est devenue riche. La bouture de l’arbre abattu en Italie a poussé si vigoureusement, qu’il y a plusieurs branches de la maison comtale des Paz. Ce n’est donc pas t’apprendre quelque chose d’extraordinaire que de te dire qu’il existe des Paz riches et des Paz pauvres. Notre Paz est le rejeton d’une branche pauvre. Orphelin, sans autre fortune que son épée, il servait dans le régiment du grand-duc Constantin lors de notre révolution. Entraîné dans le parti polonais, il s’est battu comme un Polonais, comme un patriote, comme un homme qui n’a rien : trois raisons pour se bien battre. À la dernière affaire, il se crut suivi par ses soldats et courut sur une batterie russe, il fut pris. J’étais là. Ce trait de courage m’anime : ― Allons le chercher ! dis-je à mes cavaliers. Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs, et je délivre Paz, moi septième. Nous étions partis vingt, nous revînmes huit, y compris Paz. Varsovie une fois vendue, il a fallu songer à échapper aux Russes. Par un singulier hasard, Paz et moi nous nous sommes trouvés ensemble, à la même heure, au même endroit, de l’autre côté de la Fistule. Je vis arrêter ce pauvre capitaine par des Prussiens qui se sont faits alors les chiens de chasse des Russes. Quand on a repêché un homme dans le Styx, on y tient. Ce nouveau danger de Paz me fit tant de peine, que je me laissai prendre avec lui dans l’intention de le servir. Deux hommes peuvent se sauver là où un seul périt. Grâce à mon nom et à quelques liaisons de parenté avec ceux de qui notre sort dépendait, car nous étions alors entre les mains des Prussiens, on ferma les yeux sur mon évasion. Je fis passer mon cher capitaine pour un soldat sans importance, pour un homme de ma maison, et nous avons pu gagner Dantzick. Nous nous y fourrâmes dans un navire hollandais partant pour Londres, où deux mois après nous abordâmes.