À dix-huit ans, nous ne savons guère, pauvres jeunes filles, ce que l’on nous fait faire. J’ai violé les lois du monde, le monde m’a punie ; nous étions justes l’un et l’autre. J’ai cherché le bonheur. N’est-ce pas une loi de notre nature que d’être heureuses ? J’étais jeune, j’étais belle... J’ai cru rencontrer un être aussi aimant qu’il paraissait passionné. J’ai été bien aimée pendant un moment !...
Elle fit une pause.
— Je pensais, reprit-elle, qu’un homme ne devait jamais abandonner une femme dans la situation où je me trouvais. J’ai été quittée, j’aurai déplu. Oui, j’ai manqué sans doute à quelque loi de nature : j’aurai été trop aimante, trop dévouée ou trop exigeante, je ne sais. Le malheur m’a éclairée. Après avoir été long-temps l’accusatrice, je me suis résignée à être la seule criminelle. J’ai donc absous à mes dépens celui de qui je croyais avoir à me plaindre. Je n’ai pas été assez adroite pour le conserver : la destinée m’a fortement punie de ma maladresse. Je ne sais qu’aimer : le moyen de penser à soi quand on aime ? J’ai donc été l’esclave quand j’aurais dû me faire tyran. Ceux qui me connaîtront pourront me condamner, mais ils m’estimeront. Mes souffrances m’ont appris à ne plus m’exposer à l’abandon. Je ne comprends pas comment j’existe encore, après avoir subi les douleurs des huit premiers jours qui ont suivi cette crise, la plus affreuse dans la vie d’une femme. Il faut avoir vécu pendant trois ans seule pour avoir acquis la force de parler comme je le fais en ce moment de cette douleur. L’agonie se termine ordinairement par la mort, eh ! bien, monsieur, c’était une agonie sans le tombeau pour dénouement. Oh ! j’ai bien souffert !
La vicomtesse leva ses beaux yeux vers la corniche à laquelle sans doute elle confia tout ce que ne devait pas entendre un inconnu. Une corniche est bien la plus douce, la plus soumise, la plus complaisante confidente que les femmes puissent trouver dans les occasions où elles n’osent regarder leur interlocuteur. La corniche d’un boudoir est une institution. N’est-ce pas un confessionnal, moins le prêtre ? En ce moment, madame de Beauséant était éloquente et belle, il faudrait dire coquette, si ce mot n’était pas trop fort. En se rendant justice, en mettant, entre elle et l’amour, les plus hautes barrières, elle aiguillonnait tous les sentiments de l’homme : et, plus elle élevait le but, mieux elle l’offrait aux regards. Enfin elle abaissa ses yeux sur Gaston, après leur avoir fait perdre l’expression trop attachante que leur avait communiquée le souvenir de ses peines.
— Avouez que je dois rester froide et solitaire ? lui dit-elle d’un ton calme.
Monsieur de Nueil se sentait une violente envie de tomber aux pieds de cette femme alors sublime de raison et de folie, il craignit de lui paraître ridicule ; il réprima donc et son exaltation et ses pensées : il éprouvait à la fois et la crainte de ne point réussir à les bien exprimer, et la peur de quelque terrible refus ou d’une moquerie dont l’appréhension glace les âmes les plus ardentes. La réaction des sentiments qu’il refoulait au moment où ils s’élançaient de son cœur lui causa cette douleur profonde que connaissent les gens timides et les ambitieux, souvent forcés de dévorer leurs désirs. Cependant il ne put s’empêcher de rompre le silence pour dire d’une voix tremblante : ― Permettez-moi, madame, de me livrer à une des plus grandes émotions de ma vie, en vous avouant ce que vous me faites éprouver. Vous m’agrandissez le cœur ! je sens en moi le désir d’occuper ma vie à vous faire oublier vos chagrins, à vous aimer pour tous ceux qui vous ont haïe ou blessée. Mais c’est une effusion de cœur bien soudaine, qu’aujourd’hui rien ne justifie et que je devrais...
— Assez, monsieur, dit madame de Beauséant. Nous sommes allés trop loin l’un et l’autre. J’ai voulu dépouiller de toute dureté le refus qui m’est imposé, vous en expliquer les tristes raisons, et non m’attirer des hommages.
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