La Femme aux deux sourires
Maurice Leblanc
LA FEMME AUX DEUX SOURIRES
(1933)
Chapitre I – Prologue : L’étrange blessure
Le drame, avec les circonstances qui le préparèrent et les péripéties qu’il comporte, peut être résumé en quelques pages, sans qu’il y ait risque de laisser dans l’ombre le plus mince épisode dont il faille tenir compte pour atteindre l’inaccessible vérité.
Cela se passa le plus naturellement du monde. Aucune de ces menaces sournoises que multiplie parfois le destin à l’approche des événements de quelque grandeur. Aucun souffle annonçant l’orage. Aucune angoisse. Pas même une inquiétude parmi ceux qui furent les spectateurs confondus de cette toute petite chose, si tragique par l’immensité du mystère qui l’enveloppa.
Voici les faits : M. et Mme de Jouvelle et les invités qu’ils recevaient dans leur château de Volnic en Auvergne – un vaste manoir à tourelles, couvert de tuiles rousses – avaient assisté à un concert donné à Vichy par l’admirable chanteuse Élisabeth Hornain. Le jour suivant, le 13 août, sur l’invitation de Mme de Jouvelle, qui avait connu Élisabeth avant qu’elle n’eût demandé le divorce contre le banquier Hornain, celle-ci vint déjeuner, le château n’étant séparé de Vichy que par une douzaine de kilomètres.
Déjeuner fort gai. Les châtelains savaient mettre dans leur accueil cette bonne grâce et cette délicatesse qui donnent du relief à chacun des invités. Ceux-ci, au nombre de huit, faisaient assaut de verve et d’esprit. Il y avait trois jeunes couples, un général en retraite et le marquis Jean d’Erlemont, gentilhomme d’une quarantaine d’années, ayant grande allure et une séduction à laquelle aucune femme n’était insensible.
Mais l’hommage de ces dix personnes, leur effort pour plaire et pour briller, allaient vers Élisabeth Hornain, comme si, en sa présence, aucune parole ne pouvait être prononcée qui n’eût pour motif de la faire sourire ou d’attirer son regard. Elle, cependant, ne s’évertuait ni à plaire ni à briller. Elle ne laissait tomber que des phrases assez rares, où il y avait du bon sens, de la finesse, mais point d’esprit, ni de vivacité. À quoi bon ? Elle était belle. Sa beauté lui tenait lieu de tout. Elle eût dit les choses les plus profondes qu’elles se fussent perdues dans le rayonnement de sa beauté. En face d’elle, on ne pensait qu’à cela, à ses yeux bleus, à ses lèvres sensuelles, à l’éclat de son teint, à la forme de son visage. Même au théâtre, malgré sa voix chaude et son réel talent d’artiste lyrique, elle conquérait d’abord à force d’être belle.
Elle portait toujours des robes très simples, que l’on n’eût pas remarquées davantage si elles eussent été plus élégantes, car on ne songeait qu’à la grâce de son corps, à l’harmonie de ses gestes et à la splendeur de ses épaules. Sur son corsage ruisselaient de merveilleux colliers, qui s’entrelaçaient les uns aux autres dans un désordre éblouissant de rubis, d’émeraudes et de diamants. Si on l’en complimentait, elle réprimait l’admiration avec un sourire :
« Bijoux de théâtre… Mais j’avoue qu’ils sont bien imités.
– J’aurais juré… », disait-on.
Elle affirmait :
« Moi aussi… et tout le monde s’y laisse prendre… »
Après le déjeuner, le marquis d’Erlemont manœuvra de telle sorte qu’il réussit à la tenir à l’écart et à lui parler en tête à tête. Elle écoutait avec intérêt et un certain air de rêverie.
Les autres invités formaient groupe autour de la maîtresse de maison, que cet aparté semblait agacer.
« Il perd son temps, murmurait-elle. Voilà des années que je connais Élisabeth. Aucun espoir pour les amoureux. C’est une belle statue, indifférente. Va, mon bonhomme, tu peux jouer ta petite comédie et sortir tes meilleurs trucs… Rien à faire. »
Ils étaient tous assis sur la terrasse, à l’ombre du château. Un jardin creux s’allongeait à leurs pieds, étirant sous le soleil ses lignes droites, ses pelouses vertes, ses allées de sable jaune, ses plates-bandes plantées d’ifs taillés. Tout au bout, l’amas des ruines qui restaient de l’ancien château, des tours, du donjon et de la chapelle, s’étageait sur des monticules où grimpaient des chemins parmi le fouillis des lauriers, des buis et des houx.
L’endroit était majestueux et puissant, et le spectacle prenait d’autant plus de caractère que l’on savait qu’au-delà de cet entassement prodigieux, c’était le vide d’un précipice. L’envers de ce que l’on voyait tombait à pic sur un ravin qui encerclait le domaine, et au creux duquel mugissait, à une profondeur de cinquante mètres, l’eau tumultueuse d’un torrent.
« Quel cadre ! fit Élisabeth Hornain. Quand on pense au carton peint de nos décors ! à la toile des murs qui tremble et à la tapisserie des arbres découpés !… Ce serait bon de jouer ici.
– Qui vous empêche d’y chanter, tout au moins, Élisabeth ? dit Mme de Jouvelle.
– La voix se perd dans cette immensité.
– Pas la vôtre, protesta Jean d’Erlemont. Et ce serait si beau ! Offrez-nous cette vision… »
Elle riait. Elle cherchait des excuses et se débattait au milieu de tous ces gens qui insistaient auprès d’elle et la suppliaient.
« Non, non, disait-elle… j’ai eu tort de parler ainsi… je serais ridicule… je paraîtrais si frêle !… »
Mais sa résistance mollissait. Le marquis lui avait saisi la main et cherchait à l’entraîner.
« Venez… je vous montre la route… Venez… cela nous ferait un tel plaisir ! »
Elle hésita encore, puis, prenant son parti :
« Soit.
1 comment