Il n’y a que le présent qui compte. Et si ce présent-là pouvait durer !
– Pourquoi pas ?
– Pourquoi ? parce que le château va être vendu aux enchères cet après-midi et que demain soir nous serons à Paris. Quel dommage ! On respire si bien ici ! On a de la joie plein le cœur et plein les yeux ! »
Le marquis gardait le silence. Elle passa sa main sur la sienne, et, gentiment :
« Il faut que vous le vendiez, sans doute ?
– Oui, dit-il. Que veux-tu ? Depuis que je l’ai acheté dans un coup de tête à mes amis Jouvelle, je n’y suis pas venu dix fois, et en courant, pour vingt-quatre heures. Alors, comme j’ai besoin d’argent, je me suis décidé, et à moins qu’un miracle ne se produise… »
Il ajouta, en souriant :
« D’ailleurs, puisque tu aimes ce pays, il y aurait un moyen pour toi de l’habiter. »
Elle le regarda, sans comprendre. Il se mit à rire.
« Dame ! Depuis avant-hier, il me semble que le notaire Audigat, fils et successeur de défunt son père, multiplie ses visites. Oh ! je sais, il n’est pas très séduisant, mais, tout de même, il s’est allumé d’un tel feu pour ma filleule !… »
Elle avait rougi.
« Ne me taquinez pas, parrain. Je n’ai même pas remarqué maître Audigat… et la raison pour laquelle ce château m’a plu tout de suite, c’est que vous y étiez avec moi.
– C’est bien vrai ?
– Absolument vrai, parrain. »
Il fut ému. Dès la première heure, cette enfant, qu’il savait être sa fille, avait attendri son cœur quelque peu endurci de vieux célibataire, et l’avait troublé par ce qu’il sentait en elle de grâce profonde et d’ingénuité. Il n’était pas non plus sans être attiré par la sorte de mystère qui l’enveloppait, par une réticence continuelle sur les faits de son passé. Très abandonnée à certains moments, et pleine d’élans qui paraissaient venir d’une nature expansive, elle se reprenait souvent avec lui, se tenait sur une réserve déconcertante et semblait indifférente, presque hostile même, aux attentions et aux égards de celui qu’elle avait appelé si spontanément parrain.
Et, chose bizarre, il donnait à la jeune fille, depuis leur arrivée au château, cette même impression un peu heurtée que causaient des alternatives de gaieté et de silence et une certaine contradiction dans ses actes.
En réalité, quels que fussent la sympathie et le désir d’affection qui les poussaient l’un vers l’autre, ils ne pouvaient en si peu de temps briser tous les obstacles qui s’interposent entre deux êtres qui ne se connaissent pas. Jean d’Erlemont essayait souvent de la comprendre, et il la regardait en disant :
« Ce que tu ressembles à ta mère ! Je retrouve en toi ce sourire qui transforme le visage. »
Elle n’aimait point qu’il parlât de sa mère, et répondait toujours par d’autres questions. Ainsi fut-il amené à lui raconter brièvement le drame du château et la mort d’Élisabeth Hornain, ce qui passionna la jeune fille.
Ils déjeunèrent, servis par la veuve Lebardon.
À deux heures, le notaire, maître Audigat, vint prendre le café et veiller aux préparatifs de la vente aux enchères qui devait s’effectuer à quatre heures, dans un des salons ouverts pour la circonstance. C’était un jeune homme pâle, gauche d’aspect, phraseur et timide, épris de poésie, et qui jetait négligemment dans la conversation des alexandrins spécialement fabriqués par lui, tout en ajoutant : « Comme l’a dit le poète. »
Et il lançait un coup d’œil à la jeune fille pour voir l’effet produit.
Après un long effort de patience, ce petit manège, indéfiniment répété, agaça tellement Antonine qu’elle laissa les deux hommes ensemble et sortit dans le parc.
À l’approche de l’heure fixée pour la vente, la cour principale s’était remplie de monde qui, contournant une des ailes du château, commençait à former des groupes sur la terrasse et devant le jardin creux. C’étaient, pour la plupart, de riches paysans, des bourgeois des petites villes voisines, et quelques gentilshommes de la région. Des curieux surtout, parmi lesquels une demi-douzaine d’acheteurs éventuels, selon les prévisions de maître Audigat.
Antonine rencontra quelques personnes qui profitaient de l’occasion pour visiter les ruines, depuis si longtemps fermées aux touristes. Elle y flâna aussi, telle une promeneuse attirée par le spectacle grandiose. Mais le tintement d’une petite clochette ayant ramené les gens vers le château, elle resta seule et s’aventura par les chemins que l’on n’avait pas nettoyés de leurs herbes et de leurs plantes entrelacées.
Elle s’engagea même à son insu en dehors de tout sentier et gagna ainsi le terre-plein qui entourait le tertre où le crime s’était commis quinze ans auparavant. Si tant est que le marquis lui eût révélé toutes les circonstances de ce drame, elle n’aurait pu en retrouver l’emplacement exact dans le fouillis inextricable que formaient les ronces, les fougères et les rameaux de lierre.
Antonine en sortit avec peine, et soudain, comme elle arrivait à un espace plus libre, elle s’arrêta net en étouffant un cri. À dix pas d’elle, et, comme elle, s’arrêtant net dans un même mouvement de surprise, apparaissait la silhouette d’un homme dont elle n’avait pu oublier, à quatre jours d’intervalle, la stature puissante, les épaules énormes et l’âpre visage.
C’était l’inspecteur Gorgeret.
Si peu qu’elle l’eût entr’aperçu dans l’escalier du marquis, elle ne s’y trompa pas : c’était lui. C’était le policier dont elle avait entendu la voix rude et les intonations hargneuses, celui qui l’avait suivie dans la gare et qui avait annoncé son dessein de mettre la main sur elle.
Le dur visage prit une expression barbare. Un rire méchant tordit sa bouche, et il grogna :
« Ça, c’est de la veine ! La petite blonde que j’ai ratée trois fois l’autre jour… Qu’est-ce que vous faites là, petite demoiselle ? Alors, vous aussi, vous vous intéressez à la vente du château ? »
Il fit un pas en avant. Effrayée, Antonine eût voulu s’enfuir, mais, outre qu’elle n’en avait pas la force, comment l’aurait-elle pu, acculée aux obstacles qui l’eussent empêchée de courir ?
Il fit un pas de plus, en se moquant.
« Pas moyen de s’enfuir. On est bloquée. Quelle revanche pour Gorgeret, hein ? Voilà que Gorgeret qui depuis tant d’années ne quitte pas de l’œil l’affaire ténébreuse de ce château, et qui n’a pas cru devoir manquer l’occasion de venir fureter ici au jour de la vente, voilà qu’il se trouve nez à nez avec la maîtresse du grand Paul. Si vraiment il y a une providence, vous avouerez qu’elle me protège outrageusement. »
Un pas encore. Antonine se raidissait pour ne pas tomber.
« Il me semble qu’on a peur. On en fait, une grimace ! De fait, la situation est mauvaise, doublement mauvaise, et il va falloir expliquer à Gorgeret en quoi la liaison de Clara la Blonde et du grand Paul se rattache à l’aventure du château et le rôle que le grand Paul joue là-dedans. Tout cela est captivant, et je ne donnerais pas pour beaucoup la position de Gorgeret. »
Trois pas encore.
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