Alors, pourquoi me déranges-tu ? Laisse-moi dormir, sacrebleu ! Je n’ai rendez-vous qu’à cinq heures, pour aller prendre le thé avec la magnifique Olga. »
Il referma. Mais la communication avait dû le réveiller tout à fait, car il alluma une cigarette, sans néanmoins quitter le creux de son fauteuil.
Des ronds de fumée bleue montaient au-dessus du dossier. L’horloge marquait quatre heures dix.
Et, brusquement, un coup de timbre électrique, qui venait du vestibule, de la porte d’entrée. Et en même temps, entre les deux fenêtres, sous la corniche, un panneau glissa, sous l’action, évidemment, d’un mécanisme commandé par le coup de timbre.
Un espace en forme de rectangle, de la longueur d’un petit miroir, fut découvert, un petit miroir illuminé comme un écran de cinéma et qui réfléchissait le visage charmant d’une jeune fille blonde aux bandeaux ondulés.
M. Raoul bondit, en chuchotant :
« Ah ! la jolie fille ! »
Il la regarda une seconde. Non, décidément, il ne la connaissait pas… il ne l’avait jamais vue.
Il fit jouer un ressort qui ramena le panneau. Ensuite il se regarda, à son tour, dans une autre glace qui lui renvoya l’image agréable d’un monsieur de trente-cinq ans environ, bien découplé, de tournure élégante, et de mise impeccable. Un monsieur de cette sorte peut recevoir avec avantage la visite de n’importe quelle jolie fille.
Il courut au vestibule.
La visiteuse blonde attendait, une enveloppe à la main, une valise près d’elle sur le tapis du palier.
« Vous désirez, madame ?
– Mademoiselle », dit la personne à voix basse.
Il reprit :
« Vous désirez, mademoiselle ?
– C’est bien ici le marquis d’Erlemont ? »
M. Raoul comprit que la visiteuse se trompait d’étage. Tandis que la jeune fille avançait de deux ou trois pas dans le vestibule, il saisit la valise et répliqua, avec aplomb :
« C’est moi-même, mademoiselle. »
Elle s’arrêta au seuil du salon, et murmura, décontenancée :
« Ah !… on m’avait dit que le marquis était… d’un certain âge…
– Je suis son fils, affirma froidement M. Raoul.
– Mais il n’a pas de fils…
– Pas possible ? En ce cas, mettons que je ne sois pas son fils. Ça n’a d’ailleurs aucune importance. Je suis au mieux avec le marquis d’Erlemont, quoique je n’aie pas l’honneur de le connaître. »
Habilement, il la fit entrer et referma la porte.
Elle protesta :
« Mais, monsieur, il faut que je m’en aille… je me suis trompée d’étage.
– Justement… Reprenez haleine… L’escalier est abrupt comme une falaise… »
Il avait un air si allègre et des manières si dégagées qu’elle ne put s’empêcher de sourire, tout en essayant de sortir du salon.
Mais, à ce moment, le même coup de timbre retentit sur le palier, et de nouveau l’écran lumineux apparut, entre les deux fenêtres, offrant un visage maussade, barré d’une grosse moustache.
« Zut ! la police ! s’écria M. Raoul, qui éteignit l’écran. Qu’est-ce qu’il vient faire ici, celui-là ? »
La jeune fille s’inquiétait, confondue par l’apparition de cette tête.
« Je vous en prie, monsieur, laissez-moi partir.
– Mais c’est l’inspecteur principal Gorgeret ! un vilain coco ! une rosse !… dont la bobine ne m’est pas inconnue… Il ne faut pas qu’il vous voie et il ne vous verra pas…
– Il m’est tout à fait indifférent qu’il me voie, monsieur… Je désire m’en aller.
– À aucun prix, mademoiselle. Je ne veux pas que vous soyez compromise…
– Je ne serai pas compromise.
– Si, si… Tenez, veuillez passer dans ma chambre. Non ?… Alors, quoi, il faut bien cependant… »
Il se mit à rire, assailli d’une idée qui l’amusait, offrit galamment sa main à la jeune fille, et la fit asseoir dans le vaste fauteuil.
« Ne bougez pas, mademoiselle. Ici vous êtes à l’abri de tous les regards, et, dans trois minutes, vous serez libre. Si vous ne voulez pas ma chambre comme refuge, vous acceptez bien un fauteuil, n’est-ce pas ? »
Elle obéit malgré elle, tant son air joyeux et bon enfant se mêlait de décision et d’autorité.
Il eut un léger sautillement sur place, comme pour manifester son contentement. L’aventure s’annonçait sous les couleurs les plus agréables. Il alla ouvrir.
L’inspecteur Gorgeret entra, d’un bond, suivi par son collègue Flamant, et il cria aussitôt, d’un ton brutal :
« Il y a une dame ici. La concierge l’a vue passer et l’a entendue sonner. »
M. Raoul l’empêcha doucement d’avancer, et lui dit avec beaucoup de politesse :
« Puis-je savoir ?…
– Inspecteur principal Gorgeret, de la Police judiciaire.
– Gorgeret ! s’exclama M. Raoul, le fameux Gorgeret ! celui qui a presque arrêté Arsène Lupin !
– Et qui compte bien l’arrêter un jour ou l’autre, dit l’inspecteur en se rengorgeant. Mais, pour aujourd’hui, il s’agit d’autre chose… ou plutôt d’un autre gibier. Une dame est montée, n’est-ce pas ?
– Une blonde ? fit Raoul, très jolie ?
– Si l’on veut…
– Alors, ce n’est pas cela. Celle dont je parle est très jolie, remarquablement jolie… le sourire le plus délicieux… le visage le plus frais…
– Elle est ici ?
– Elle sort d’ici. Il n’y a pas trois minutes qu’elle a sonné et m’a demandé si j’étais M. Frossin, demeurant au numéro 63 du boulevard Voltaire. Je lui ai expliqué son erreur et lui ai donné les indications nécessaires pour se rendre au boulevard Voltaire. Elle est repartie aussitôt.
– Quelle déveine ! bougonna Gorgeret qui, machinalement, regarda autour de lui, jeta un coup d’œil distrait sur le fauteuil tourné, et scruta les portes.
– J’ouvre ? proposa M. Raoul.
– Inutile. Nous la retrouverons là-bas.
– Avec vous, inspecteur Gorgeret, je suis tranquille.
– Moi aussi », dit naïvement Gorgeret.
Et il ajouta, en remettant son chapeau :
« À moins qu’elle n’ait manigancé quelque tour de sa façon… Ça m’a l’air d’une fieffée coquine !
– Une coquine, cette admirable blonde ?
– Enfin quoi, tout à l’heure, à la gare Saint-Lazare, je l’ai presque cueillie à l’arrivée du train où elle était signalée… Et voilà deux fois qu’elle se défile.
– Elle m’a paru si posée, si sympathique ! »
Gorgeret eut un mouvement de protestation et jeta, malgré lui :
« Une sacrée femme, que je vous dis ! Savez-vous qui c’est ? La maîtresse du grand Paul, tout simplement.
– Hein ? le fameux bandit ? cambrioleur… assassin peut-être… Le grand Paul, que vous avez presque arrêté ?
– Et que j’arrêterai, comme sa maîtresse, comme cette fouine de Clara la Blonde.
– Pas possible ! la jolie blonde, ce serait cette Clara dont les journaux ont parlé et que l’on recherche depuis six semaines…
– Elle-même. Et vous comprenez que la prise a de la valeur. Tu viens, Flamant ? Alors, monsieur, pour l’adresse, nous sommes d’accord, il s’agit de M. Frossin, 63, boulevard Voltaire ?
– Parfaitement, c’est l’adresse qu’elle m’a donnée. »
M. Raoul le conduisit et, très aimable, déférent :
« Bonne chance, lui dit-il, en se penchant sur la rampe de l’escalier. Et, tandis que vous y êtes, arrêtez aussi le sieur Lupin. Tout ça, c’est fripouille et compagnie. »
Quand il rentra dans le salon, la jeune fille s’y tenait debout, un peu pâle, avec une certaine anxiété.
« Qu’avez-vous donc, mademoiselle ?
– Rien… rien… Seulement, voilà des hommes qui m’attendaient à la gare !… j’étais signalée !…
– Alors, vous êtes bien Clara la Blonde, la maîtresse du fameux grand Paul ? »
Elle haussa les épaules.
« Je ne sais même pas qui est le grand Paul.
– Vous ne lisez donc pas les journaux ?
– Rarement.
– Et votre nom de Clara la Blonde ?
– Je l’ignore. Je m’appelle Antonine.
– En ce cas, que craignez-vous ?
– Rien.
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