Tous ces gens parlaient à la fois et sur le ton le plus aigu. Je n’étais pas assis depuis un quart d’heure et déjà je connaissais la vie de tous mes voisins. Certaines personnes se moquent des gens qui se livrent ainsi. Pour moi, je n’observe jamais sans pitié le besoin qu’ont les âmes simples de crier leurs peines dans le désert.
Tout à coup le train s’arrêta. Nous passions la Sierra de Guadarrama, à quatorze cents mètres d’altitude. Une nouvelle avalanche venait de barrer la route. Le train essaya de reculer : un autre éboulement lui barrait le retour. Et la neige ne cessait pas d’ensevelir lentement les wagons.
C’est un récit de Norvège, que je vous conte là, n’est-il pas vrai ? Si nous avions été en pays protestant, les gens se seraient mis à genoux en recommandant leur âme à Dieu ; mais, hors les journées de tonnerre, nos Espagnols ne craignent pas les vengeances soudaines du ciel. Quand ils apprirent que le convoi était décidément bloqué, ils s’adressèrent à la gitane, et lui demandèrent de danser.
Elle dansa. C’était une femme d’une trentaine d’années au moins, très laide comme la plupart des filles de sa race, mais qui semblait avoir du feu entre la taille et les mollets. En un instant, nous oubliâmes le froid, la neige et la nuit. Les gens des autres compartiments étaient à genoux sur les bancs de bois, et, le menton sur les barrières, ils regardaient la bohémienne. Ceux qui l’entouraient de plus près « toquaient » des paumes en cadence selon le rythme toujours varié du baile flamenco.
C’est alors que je remarquai dans un coin, en face de moi, une petite fille qui chantait.
Celle-ci avait un jupon rose, ce qui me fit deviner aisément qu’elle était de race andalouse, car les Castillanes préfèrent les couleurs sombres, le noir français ou le brun allemand. Ses épaules et sa poitrine naissante disparaissaient sous un châle crème, et, pour se protéger du froid, elle avait autour du visage un foulard blanc qui se terminait par deux longues cornes en arrière.
Tout le wagon savait déjà qu’elle était élève au couvent de San José d’Avila, qu’elle se rendait à Madrid, qu’elle allait retrouver sa mère, qu’elle n’avait pas de novio[2] et qu’on l’appelait Concha Perez.
Sa voix était singulièrement pénétrante. Elle chantait sans bouger, les mains sous le châle, presque étendue, les yeux fermés ; mais les chansons qu’elle chantait là, j’imagine qu’elle ne les avait pas apprises chez les sœurs. Elle choisissait bien, parmi ces copias de quatre vers où le peuple met toute sa passion. Je l’entends encore chanter avec une caresse dans la voix :
Dime, niña, si me quieres ;
Por Dios, descubre tu pecho...
ou :
Tes matelas sont des jasmins,
Tes draps des roses blanches,
Des lis tes oreillers,
Et toi, une rose qui te couches.
Je ne vous dis que les moins vives.
Mais soudain, comme si elle avait senti le ridicule d’adresser de pareilles hyperboles à cette sauvagesse, elle changea de ton son répertoire et n’accompagna plus la danse que par des chansons ironiques comme celle-ci, dont je me souviens :
Petite aux vingt novios
(Et avec moi vingt et un),
Si tous sont comme je suis,
Tu resteras toute seule.
La gitane ne sut d’abord si elle devait rire ou se fâcher. Les rieurs étaient pour l’adversaire et il était visible que cette fille d’Égypte ne comptait pas au nombre de ses qualités l’esprit de repartie qui remplace, dans nos sociétés modernes, les arguments du poing fermé.
Elle se tut en serrant les dents. La petite, complètement rassurée désormais sur les conséquences de son escarmouche, redoubla d’audace et de gaieté.
Une explosion de colère l’interrompit. L’Égyptienne levait ses deux mains crispées :
« Je t’arracherai les yeux ! Je t’arracherai...
– Gare à moi ! » répondit Concha le plus tranquillement du monde et sans même lever les paupières. Puis, au milieu d’un torrent d’injures, elle ajouta de la même voix très calme :
« Gardes ! qu’on me fournisse deux chulos », comme si elle était devant un taureau.
Tout le wagon était en joie. Olé, disaient les hommes. Et les femmes lui jetaient des regards de tendresse.
Elle ne se troubla qu’une fois, sous un outrage plus sensible : la gitane l’appelait : « Fillette ! »
« Je suis femme », dit la petite en frappant ses seins naissants.
Et les deux combattantes se jetèrent l’une sur l’autre avec de vraies larmes de rage.
Je m’interposai : les batailles de femmes sont des spectacles que je n’ai jamais pu regarder avec le désintéressement que leur témoignent les foules. Les femmes se battent mal et dangereusement. Elles ne connaissent pas le coup de main qui terrasse, mais le coup d’ongle qui défigure ou le coup d’aiguille qui aveugle. Elles me font peur.
Je les séparai donc et ce n’était pas facile. Fou qui se glisse entre deux ennemies ! Je fis de mon mieux ; après quoi, elles se renfoncèrent chacune dans un coin avec un battement de pied de la fureur contenue.
Quand tout fut apaisé, un grand escogriffe vêtu d’un uniforme de garde civil[3] surgit d’un compartiment voisin. Il enjamba de ses longues bottes la barrière de bois qui servait de dossier, promena ses regards protecteurs sur le champ de bataille où il n’avait plus rien à faire, et avec cette infaillibilité de la police qui frappe toujours le plus faible, il appliqua sur la joue de la pauvre petite Concha un soufflet stupide et brutal.
Sans daigner expliquer cette sentence sommaire, il fit passer l’enfant dans un autre compartiment, revint lui-même dans le sien par une seconde enjambée de ses bottes caricaturales, et croisa gravement les mains sur son sabre, avec la satisfaction d’avoir rétabli l’ordre public.
Le train s’était remis en marche. Nous passâmes Sainte-Marie-des-Neiges dans un paysage de prodige. Un cirque immense de blancheur sous un précipice de mille pieds se refermait à l’horizon par une ligne de montagnes pâles.
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