La lune éclatante et glacée était l’âme même de la sierra neigeuse et nulle part je ne l’ai vue plus divine que pendant cette nuit d’hiver. Elle seule luisait, et la neige. Par moments, je me croyais en route dans un train silencieux et fantastique, à la découverte d’un pôle.
J’étais seul à voir ce mirage. Mes voisins dormaient déjà. Avez-vous remarqué, cher ami, que les gens ne regardent jamais rien de ce qui est intéressant ? L’an dernier, sur le pont de Triana, je m’étais arrêté en contemplation devant le plus beau coucher de soleil de l’année. Rien ne peut donner une idée de la splendeur de Séville dans un pareil moment. Eh bien, je regardais les passants : ils allaient à leurs affaires ou causaient en promenant leur ennui ; mais pas un ne tournait la tête. Cette soirée de triomphe, personne ne l’a vue.
... Comme je contemplais la nuit de lune et de neige et que mes yeux se lassaient déjà de son éblouissante blancheur, l’image de la petite chanteuse traversa ma pensée, et je souris du rapprochement. Cette jeune moricaude dans ce paysage scandinave, c’était une mandarine sur une banquise, une banane aux pieds d’un ours blanc, quelque chose d’incohérent et de cocasse.
Où était-elle ? Je me penchai par-dessus la barrière d’appui et je la vis tout près de moi, si près que j’aurais pu la toucher.
Elle s’était endormie, la bouche ouverte, les mains croisées sous le châle, et dans le sommeil sa tête avait glissé sur le bras de la religieuse voisine. Je voulais bien croire qu’elle était femme, puisqu’elle-même nous l’avait dit ; mais elle dormait, monsieur, comme un enfant de six mois. Presque tout son visage était emmitouflé dans son foulard à cornes qui se moulait à ses joues en boule. Une mèche ronde et noire, une paupière fermée sur des cils très longs, un petit nez dans la lumière et deux lèvres marquées d’ombre, je n’en voyais pas plus, et pourtant je m’attardai jusqu’à l’aube sur cette bouche singulière, tellement enfantine et sensuelle ensemble, que je doutais parfois si ses mouvements de rêve appelaient le mamelon de la nourrice ou les lèvres de l’amant.
Le jour vint, comme nous passions l’Escorial. L’hiver sec et terne des alrededores avait remplacé, dans l’horizon des vitres, les merveilles de la sierra. Bientôt nous entrâmes en gare, et comme je descendais ma valise, j’entendis une petite voix qui criait, déjà sur le quai :
« Mira ! Mira ! »
Elle montrait du doigt les massifs de neige, qui d’un bout à l’autre du train couvraient le toit des wagons, s’attachaient aux fenêtres, coiffaient les tampons, les ressorts, les ferrures ; et auprès des trains intacts qui allaient quitter la ville, l’aspect lamentable du nôtre la faisait rire aux éclats.
Je l’aidai à prendre ses paquets ; je voulais les faire porter, mais elle refusa. Elle en avait six. Rapidement, elle enfila les six anses comme elle put, une à l’épaule, la seconde au coude, et les quatre autres dans les mains.
Elle s’enfuit en courant.
Je la perdis de vue.
Vous voyez, monsieur, combien cette première rencontre est insignifiante et vague. Ce n’est pas un début de roman : le décor y tient plus de place que l’héroïne, et j’aurais pu n’en pas tenir compte ; mais quoi de plus irrégulier qu’une aventure de la vie réelle ? Cela commença vraiment ainsi.
J’en jurerais aujourd’hui : si l’on m’avait demandé, ce matin-là, quel était pour moi l’événement de la nuit, quel souvenir j’aurais plus tard de ces quarante heures entre cent mille, j’aurais parlé du paysage et non de Concha Perez.
Elle m’avait amusé vingt minutes. Sa petite image m’occupa une fois ou deux encore, puis le courant de mes affaires m’entraîna autre part et je cessai de penser à elle.
L’été suivant, je la retrouvai tout à coup.
J’étais depuis longtemps revenu à Séville, assez tôt pour reprendre encore une liaison déjà ancienne et pour la rompre.
De ceci, je ne vous dirai rien. Vous n’êtes pas ici pour entendre le récit de mes mémoires et j’ai d’ailleurs peu de goût à livrer des souvenirs intimes. Sans l’étrange coïncidence qui nous réunit autour d’une femme, je ne vous aurais point découvert ce fragment de mon passé. Que du moins cette confidence reste unique, même entre nous.
Au mois d’août, je me retrouvai seul dans ma maison qu’une présence féminine emplissait depuis des années. Le second couvert enlevé, les armoires sans robes, le lit vide, le silence partout : si vous avez été amant, vous me comprenez ; c’est horrible.
Pour échapper à l’angoisse de ce deuil pire que les deuils, je sortais du matin au soir, j’allais n’importe où, à cheval ou à pied, avec un fusil, une canne ou un livre ; il m’arriva même de coucher à l’auberge pour ne pas rentrer chez moi. Une après-midi, par désœuvrement, j’entrai à la Fábrica[4].
C’était une accablante journée d’été. J’avais déjeuné à l’hôtel de Paris, et pour aller de Las Sierpes à la rue San-Fernando, « à l’heure où il n’y a dans les rues que les chiens et les Français », j’avais cru mourir de soleil.
J’entrai, et j’entrai seul, ce qui est une faveur, car vous savez que les visiteurs sont conduits par une surveillante dans ce harem immense de quatre mille huit cents femmes, si libres de tenue et de propos.
Ce jour-là, qui était torride, je vous l’ai dit, elles ne mettaient aucune réserve à profiter de la tolérance qui leur permet de se déshabiller à leur guise dans l’insoutenable atmosphère où elles vivent de juin à septembre. C’est pure humanité qu’un tel règlement, car la température de ces longues salles est saharienne et il est charitable de donner aux pauvres filles la même licence qu’aux chauffeurs des paquebots. Mais le résultat n’en est pas moins intéressant.
Les plus vêtues n’avaient que leur chemise autour du corps (c’étaient les prudes) ; presque toutes travaillaient le torse nu, avec un simple jupon de toile desserré de la ceinture et parfois retroussé jusqu’au milieu des cuisses. Le spectacle était mélangé. C’était la femme à tous les âges, enfant et vieille, jeune ou moins jeune, obèse, grasse, maigre, ou décharnée. Quelques-unes étaient enceintes.
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