Moi, je suis un idiot, vous m’entendez bien, un triple idiot. Jamais je n’aurais trouvé ça. Grâce à vous, je vais pouvoir faire quelque chose de propre. Voyez-vous, mon petit corbeau noir, nous sommes si crétins, dans l’huile, que nous n’arrivons jamais à nous mettre au vrai point de vue. Nous ne savons pas être simples comme il faudrait, parce que nous voulons être spirituels et faire entrer nos idées de deux sous dans la tire-lire du Bon Dieu, et porter nos têtes de cochons, comme des saints Sacrements de bêtise, à quarante pas devant nous, dans les processions des imbéciles ! Je dis ça pour les plus malins autant que pour moi-même… Votre idée me transporte et, tenez ! je m’en vais la fixer tout de suite.
À ces mots, il se précipita sur un carton, s’empara fougueusement d’une vaste feuille de papier qu’il boucla sur un châssis et se mit à dessiner à grands traits, sans interrompre le monologue.
– Vous allez voir. Restez là, ma bonne fille, je n’ai pas besoin de la pose. Je vais tâcher, d’abord, de bâtir un peu mon affaire. Nous allons leur parler à ces lions, ne craignez rien… Naturellement, nous sommes en plein cirque romain… De ce côté-ci, la canaille, dans le lointain. On la verra si peu que ce n’est pas la peine d’en parler… Ici, vous, c’est-à-dire Philomène, avec le Bon Dieu qu’on ne voit pas, mais dont il faudra faire sentir la présence, si je ne suis pas une bourrique… Au fait, combien nous faut-il de lions ? Si j’en mettais quarante ? Une académie de lions ! Non, décidément, ce serait trop spirituel. Contentons-nous de quatre. Ça fera penser aux vertus cardinales justice, prudence, tempérance et force. Entre parenthèse, je vous conseillerais de vous adresser particulièrement à la dernière, quand vous leur ferez votre petit discours. Je me défierais des autres… À propos de discours, il y a bien toujours l’inconvénient de faire parler une figure peinte, avec cette diablesse de bouche ouverte pour le silence éternel, – ce qui fera le désespoir des nobles cœurs jusqu’à la consommation des siècles. Tant pis ! je vous fermerai la bouche. On supposera naturellement que la conversation est finie et, d’ailleurs, les lions n’exigent pas qu’on leur parle comme à des hommes. C’est surtout avec leurs yeux qu’ils écoutent, ce dont la brute humaine est presque toujours incapable. Nous en savons quelque chose… Bien… Nous les voulons énormes, n’est-ce pas ? Les lions de Daniel, par Victor Hugo. Non ? Vous ne connaissez pas ? Des lions qui causent entre eux, mon enfant. Il y en a même un qui parle comme un âne. N’importe ! ils ont de l’allure. Tenez ! voyez-vous celui-là. Il a l’air assez bon garçon. Si vous lui passiez la main sur la crinière, ça le flatterait peut-être. Essayons… Tiens ! tiens !… Ce petit geste étonne sans doute nos Vestales. Au fond, je m’en fiche, de ces prêtresses ; oui, mais les dames du vernissage, – ces vestales de mes petits boyaux, – si elles allaient trouver ça gentil, maintenant ? Ah ! Diable ! non, par exemple, nous tomberions dans la crucherie sentimentale. Cherchons autre chose…
Soudainement il se dressa, les cheveux épars, en secouant tout l’Olympe de ses pensées.
– Mais, sacrebleu ! s’écria-t-il, je n’ai jamais fait de lions, moi ! Je ne les ai pas du tout dans l’œil, ces fauves ! Regardez-moi celui-là qui nous tourne le dos au premier plan. On le prendrait pour une vache, les yeux fermés. Il faudra que j’aille les étudier au Jardin des Plantes… Une idée ! Si j’y allais avec vous, aujourd’hui même ? J’aime les choses qui se font tout de suite. Il est à peine midi. C’est bien décidé, n’est-ce pas ? vous m’accompagnez ? Alors, partons.
X
Cinq minutes plus tard, on était dans la rue et Gacougnol hélait un fiacre.
– Au Bon Bazar cria-t-il, et vivement.
Puis, ayant fait monter Clotilde, il se laissa tomber à côté d’elle et continua de parler avec abondance pendant que roulait la voiture.
Avant tout, ma chère enfant, vous allez me promettre de me laisser faire tranquillement ce qui me plaira.
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