Ah ! ma pauvre enfant !… Il était très saoul, le monsieur, et sans la lettre de votre propriétaire, qui est mon vieil ami, je ne l’aurais certes pas reçu. Le drôle parlait de vous comme d’une marchandise. J’ai même cru démêler d’obscures intentions qui ne m’ont pas paru fleurer la plus fine bergamote. Il a fini par essayer de me soutirer de l’argent et je m’admire de ne l’avoir pas jeté plus rudement à la porte. Vous comprendrez, ma chère petite, que ce préambule me disposait mal à vous octroyer de superlatives révérences… Mais n’en parlons plus. Voici ce que je vous propose. Voulez-vous poser pour la tête seulement ? Vous avez une figure de sainte que je cherche depuis des mois. Je vous offre trois francs par heure. Ça vous va-t-il ? Remarquez bien que c’est un service que je vous demande…

Clotilde croyait sortir des cavernes de l’âge de pierre. Sans l’honnête et bonasse physionomie de cet étonnant Gacougnol, qu’on prendrait quelquefois pour le marguillier de Notre-Dame des Paternités, elle n’aurait pu s’empêcher de craindre, une minute, quelque hideuse mystification.

– Monsieur, dit-elle enfin, je suis une très pauvre fille et je ne sais pas m’exprimer convenablement. Si vous pouviez voir dans mon cœur, si vous connaissiez ma vie surtout, vous comprendriez ce que j’éprouve. J’avais si grand’peur de vous ! Je suis venue comme les damnés vont dans l’enfer. Pardonnez-moi de vous avoir ennuyé de mon pleurnichage, et si vous pouvez vous contenter de ma figure triste, je suis bien, bien heureuse ! Pensez donc, jamais on ne m’adresse une parole de bonté !

Et tout de suite, sans que Gacougnol pût le prévoir ni l’empêcher, elle lui prit la main et la baisa.

Ce mouvement fut si vrai, si gracieux, si touchant, que le digne Pélopidas, complètement désorienté, craignit, à son tour, de laisser voir un attendrissement peu compatible avec la sérénité d’un Dominateur de lui-même et, brusquement, retira sa lourde patte.

Allons ! allons ! c’est bien. Pas de sentiment, s’il vous plaît, Mademoiselle, et au travail ! Venez par ici, en pleine lumière, que j’étudie votre pose. Levez les yeux et fixez avec attention cette solive qui est là, au-dessus de votre tête… Oui… ce n’est pas mal, c’est même très bien, mais quel poncif ! mes enfants ! Quelle bondieuserie déchaînée ! Il y a peut-être cinq cent mille paires d’yeux comme ça, en peinture, qui contemplent le séjour des élus ! Que diable pourrais-je bien lui faire regarder à sainte Philomène ? Le truc des visions célestes est insoutenable… C’est tout de même dur à peindre, un sujet pareil, quand on n’a jamais été le spectateur d’aucun martyre ! Lui ferai-je regarder la multitude, en ayant l’air de demander grâce ? Stupide ! D’ailleurs, il n’y a pas moyen, puisqu’on veut que tous les chrétiens livrés aux bêtes aient ardemment désiré de leur servir de pâture. Il est vrai qu’en la supposant incapable de crainte, j’aurais encore la ressource de lui faire exhorter le populo… Ce n’est pas non plus très inédit, sans compter que les personnages qui font des discours dans les tableaux ne sont pas précisément irrésistibles… Alors, quoi ? pas moyen d’échapper aux yeux vers le ciel. Évidemment, c’est encore ce qu’il y a de plus propre à considérer… Et puis, après ? Elle est debout, c’est entendu ; on ne leur apportait pas de fauteuils. Sans doute, mais qu’est-ce que je vais faire des bras ? des deux bras ? ô juste Juge !… Impossible de les couper. On me demanderait si c’est le martyre de la Vénus de Milo… Liés ? croisés ? étendus en croix ? levés au ciel ? Toujours le ciel ! Ah ! zut… Dites-moi, mon enfant,… quel est donc votre nom, déjà ?

– Clotilde, Monsieur.

– Eh bien ! Mademoiselle Clotilde, ou Clotilde tout court, si vous le permettez, vous allez peut-être me donner une idée. J’ai à peindre une petite martyre qui va être mangée par les lions. Mettez-vous à sa place ? Que feriez-vous si vous étiez exactement à sa place ? Faites bien attention qu’il s’agit d’une vraie sainte, qui est déjà aussi dévorée que possible par le désir d’entrer dans le Paradis, avec une belle palme, et qui n’a pas peur du tout de ces animaux. Encore une fois, que feriez-vous en attendant le premier coup de griffe ?

Clotilde put à peine s’empêcher de sourire en songeant à sa mère dont le célèbre martyre avait saturé son enfance. À son propre insu, l’horreur perpétuelle de ce praticable d’hypocrisie, déployé au fond de toutes les scènes de sa vie, avait mis en elle une convoitise extrême, un besoin famélique de simplicité et de vérité. Sa naïve réponse ne se fit donc pas attendre.

– Ma foi ! Monsieur Gacougnol, je n’ai jamais pensé à rien de semblable. Même quand j’étais meilleure que je ne suis aujourd’hui, je n’ai jamais cru que Dieu pourrait m’appeler à lui rendre gloire de cette manière. Cependant, la chose que vous me demandez me paraît bien simple. Si j’étais une sainte, comme vous dites, une de ces filles généreuses qui ont aimé leur Sauveur plus que tout au monde, et qu’il me fallut mourir sous la dent des bêtes, je crois, malgré tout, que j’aurais très peur. Seulement, étant sûre d’entrer, aussitôt après, dans la gloire de mon Bien-Aimé, je penserais que ce n’est pas bien difficile ni bien long de me donner la mort et je prierais les lions, au Nom de Jésus, de ne pas me faire trop longtemps souffrir. Je suppose que ces animaux féroces me comprendraient, car je leur parlerais avec une grande foi. Ne le croyez-vous pas ?

La joie de Pélopidas fut extrême et se manifesta spontanément par des cris et des gambades.

– Ma petite Clotilde, beuglait-il, vous êtes simplement ravissante et je vous adore.