Le tissu léger de son langage qui laissait voir les formes pures de sa pensée, n’était presque rien de plus qu’un rappel constant des humbles choses de la nature qu’elle avait pu voir.
Cette Primitive se peignait naïvement elle-même avec les couleurs en très petit nombre qu’elle possédait, sans égard aux lois perspectives et aux différentes valeurs, ne craignant pas de faire avancer monstrueusement un horizon ou d’éclabousser de lumière certains points obscurs. Mais, toujours, elle apparaissait lointaine, minuscule, obombrée, comme exilée de son propre drame, – errante et perdue dans des sillons noirs, une petite lampe à la main.
Parfois, cependant, elle avait des mots étranges qui déchiraient ainsi que des éclairs, le fond de son âme : – J’ai cherché l’amour comme les mendiants cherchent les vipères ! – Quand j’ai frappé monsieur Chapuis, j’ai cru qu’il me poussait un chêne dans le cœur !… Et c’était tout. La transparente rivière continuait à travers les bocages de mancenilliers ou les clairières dangereuses de son récit.
Rien ne fut omis. Sa chute vulgaire fut racontée sans excuse, avec toutes les circonstances qui pouvaient la faire détester. Elle montra sa mère telle qu’elle était, sans amertume ni ressentiment, rappelant même deux ou trois conjonctures anciennes où cette sorcière avait paru l’aimer sans calcul.
Enfin, elle ondoya de la plus insolite poésie son auditeur, à qui elle apparut telle qu’une incroyable virtuose du Renoncement chrétien.
– Maintenant, dit-elle en finissant, vous savez tout ce que vous avez voulu savoir. Je ne pourrais pas être plus vraie si j’étais interrogée par Dieu. Pour que rien ne manque à ma confession, j’ajoute ceci. Lorsque, dans la voiture, vous m’avez dit que j’allais être habillée, après m’avoir fait mourir de peur en me disant exactement le contraire, une demi-heure auparavant, je vous assure que j’ai complètement perdu la tête, à force de joie. J’ai eu comme un éblouissement de folie et de cruauté. Nous allions très vite. Cependant j’aurais voulu que le cocher déchirât son pauvre cheval pour aller plus vite encore… Mais depuis que ce rêve s’est réalisé, je suis plus calme et j’espère que vous me trouverez tout à fait raisonnable.
Gacougnol fit un signe pour qu’on lui apportât l’addition, puis, ayant congédié l’homme à la soucoupe, se tourna vers Clotilde et lui tendant une honnête main qu’elle prit aussitôt, lui parla ainsi :
– Mon enfant, ou plutôt Mademoiselle, – décidément car je commence à me trouver ridicule d’être si paternel ou si familier, – j’ai connu de très hautes dames à qui j’enverrais bien volontiers vos hardes de ce matin. Votre confidence m’a donné pour vous une estime sans bornes, en même temps qu’un plaisir extrême que vous ne pouvez guère comprendre, car je vous ai écoutée en artiste et je passe pour un public assez difficile. Je suis donc peu capable de regretter ma curiosité. Cependant, elle a dû vous faire souffrir et je vous prie de me la pardonner… Ne me dites plus un mot, nous manquerions nos bêtes.
En voiture, l’infatigable parleur était devenu silencieux. Il regardait Clotilde avec une sorte de respect vague mélangé d’une évidente perplexité. Deux ou trois fois, il entr’ouvrit la bouche et la referma immédiatement comme la porte d’un mauvais lieu, sans avoir proféré une syllabe.
La jeune femme, attentive au mouvement de la rue, observait la consigne du parfait silence, et ils arrivèrent ainsi, pleins de leurs pensées, à la grille du Jardin des Plantes.
XII
Gacougnol s’étant débarrassé de son cocher, ils marchèrent dans la direction présumée du pavillon des grands fauves. Mais l’un et l’autre connaissaient peu ce Jardin célèbre que fréquentent seuls les Parisiens du voisinage ou les étrangers et, naturellement, ils s’égarèrent.
Chemin faisant, Clotilde admira les zèbres et les antilopes qu’elle s’arrêta pour contempler amoureusement.
– Vous aimez beaucoup les bêtes ? lui dit le peintre, la voyant caresser un de ces charmants êtres dont les yeux ressemblaient aux siens.
– Je les aime de tout mon cœur, répondit-elle ; je voudrais qu’il me fût permis de les soigner et de vivre près d’elles dans une de ces petites maisons ravissantes qu’on leur a bâties. Leur voisinage me serait plus doux que celui de monsieur Chapuis.
Ce mot parut agir sur Gacougnol, qui se préparait visiblement à dire quelque chose de considérable, lorsqu’une main se posa familièrement sur son épaule.
– Tiens ! c’est vous, Marchenoir ! cria-t-il en se retournant. Je pensais à vous, il n’y a qu’un instant. Comment diable êtes-vous ici ?
– J’y suis presque tous les jours, répliqua le nouveau venu. Mais comment y êtes-vous vous-même ? Je vous assure que votre présence m’étonne…
À ce moment, ses yeux rencontrèrent Clotilde et devinrent légèrement interrogateurs. Gacougnol fonctionna sur-le-champ.
– Ma chère Clotilde, permettez-moi de vous présenter un de nos plus redoutables écrivains, Caïn Marchenoir. Nous l’appelons, entre nous, le grand Inquisiteur de France. Caïn, je recommande à votre admiration mademoiselle Clotilde… Maréchal, une amie que j’ai rencontrée ce matin, mais que j’ai dû connaître vers l’An Mil, dans un pèlerinage antérieur. C’est la poétesse de l’Humilité.
Marchenoir s’inclina profondément et dit à Clotilde :
– Mademoiselle, si mon ami ne se moque pas de moi, vous êtes ce qu’il y a de plus grand au monde.
– Alors, Monsieur, il se moque de vous, n’en doutez pas, répondit-elle en riant, et cela me surprend, car vous avez un nom terrible… Caïn ? ajouta-t-elle, dans une sorte d’effroi rêveur ; il n’est pas possible que ce soit votre vrai nom.
– Ma mère m’a fait baptiser sous le nom de Marie-Joseph, mais celui de Caïn figure très réellement sur le registre municipal, par la volonté formelle de mon père. Je signe Caïn quand je fais la guerre aux fratricides et je garde Marie-Joseph pour parler à Dieu… M’expliquerez-vous, mon cher Gacougnol, cette randonnée au Jardin des Plantes ?
– Je suis venu pour les lions, dit à son tour l’interpellé. J’ai quelques croquis à prendre et précisément nous cherchons leur tanière.
– S’il en est ainsi, vous ne m’aurez pas rencontré inutilement, car vous ne me paraissez pas très au fait et vous auriez certainement perdu la demi-heure de jour qui vous reste. En ce moment, les animaux féroces ne sont pas visibles pour la multitude. Mais je vais vous introduire dans leur maison. C’est un peu chez moi, vous savez.
Quelques minutes après, Marchenoir, ayant frappé trois coups maçonniques à la porte du « palais », entrait avec ses deux compagnons dans la galerie intérieure où les fauves achevaient leur repas du soir.
– Voici les lions, dit-il à Gacougnol, croquez-les à votre aise.
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