Le belluaire en costume de garçon de bureau que vous voyez là fera semblant de vous oublier une demi-heure. Je viens d’arranger cela. Il compte bien entendu, que vous ne l’oublierez pas vous-même en sortant. Je vais causer un peu avec Mademoiselle.

S’éloignant alors de Pélopidas, qui avait déjà tiré son carnet, il emmena Clotilde à quelque distance et la mit en face d’un tigre superbe envoyé tout récemment par le gouverneur de Cochinchine.

Ils étaient à deux pas de la bête, séparés d’elle seulement par une chaîne tendue au-devant de la formidable cage.

– Ne craignez rien, dit-il à sa compagne qui tremblait un peu, vous êtes hors de portée et, d’ailleurs, ce tigre est mon ami. Il est ici depuis trois semaines environ et il ne se passe guère un jour sans que je vienne le voir et le consoler. Oh ! notre conversation est ce qu’elle peut. Je ne me flatte pas de parler le tigre sans fautes, mais on se comprend. Voyez plutôt l’aimable accueil !

Le tigre qui, d’abord, s’était dressé de toute sa taille contre les barreaux, avait, en effet, paru se calmer à la voix de son visiteur. Il retomba sur ses pattes antérieures, éteignit la puissante rumeur de ses cordes, et parcourut sa cage d’une extrémité à l’autre, évoluant, chaque fois, par le train de derrière, de façon à ne pas perdre un instant de vue Marchenoir qu’il fixait de ses yeux d’avare défiant, particuliers à cette race de félins et qui lui ont valu, en grande partie, son exceptionnelle réputation de cruauté.

Enfin, sur un regard plus appuyé du dompteur, il se retourna et s’étendit de son long, adossé au pied de la grille. Alors, à l’inexprimable terreur de Clotilde, qui n’eut pas même la force de pousser un cri, Marchenoir, penché sur la mobile barrière, passa la main sur le dos de la bête formidable qui s’étira voluptueusement sous la caresse, en exhalant un rauquement prolongé dont frémirent toutes les parois.

– Vous le voyez, Mademoiselle, dit-il après avoir accompli cette politesse, on calomnie beaucoup ces créatures admirables, que j’excuserais, pourtant, d’être enragées de leur ignoble prison. Pensez-vous que ce pauvre tigre soit si effrayant ? Il était dans sa belle forêt de l’Inde, il y a quelques mois à peine, et maintenant, il meurt de froid et de chagrin sous les yeux de la canaille. C’est pour cela que nous nous aimons. Quelque chose l’avertit, sans doute, que je ne suis pas moins triste et moins exilé que lui-même. Mais nous avons encore d’autres affinités. Le nom diffamé de sa race correspond à celui de Caïn, dont vous me savez accoutré, et mon autre nom de Joseph n’implique-t-il pas la belle robe rayée du patriarche enfant dont vous voyez que ce captif est revêtu ? Je ne saurais vous dire à quel point je me sens solidaire de la plupart des animaux qui sont ici et qui me semblent, en vérité, bien plus près de moi que beaucoup d’hommes. Il n’y en a pas un seul, je crois, dont je ne puisse dire qu’il m’a secouru dans la détresse du cœur ou dans la détresse de l’esprit. On ne remarque pas que les bêtes sont aussi mystérieuses que l’homme et on ignore profondément que leur histoire est une Écriture en images, où réside le Secret divin. Mais aucun génie ne s’est encore présenté, depuis six mille ans, pour déchiffrer l’alphabet symbolique de la Création…

Cet étrange Marchenoir ayant été fort décrit dans un autre livre{1}, il serait oiseux de réitérer ici sa peinture. Mais l’ignorante Clotilde, qui le voyait et l’entendait pour la première fois, s’étonna d’un homme qui avait l’air de parler du fond d’un volcan et qui naturalisait l’Infini dans les conversations les plus ordinaires.

L’instruction très primaire de la jeune femme, et surtout l’horrible dénûment intellectuel de son entourage, l’avaient peu préparée aux incartades souvent inouïes de ce contemplateur nostalgique, de qui certaines aperceptions en arrière étaient quelque chose de déconcertant.

Néanmoins, la droiture de sa raison l’avertissait d’une présence intellectuelle qu’il ne fallait pas mépriser. Instinctivement, elle devinait là de la profondeur et de la grandeur et, bien qu’elle eût à peine compris, elle sentit tout à coup la joie d’une pauvresse morfondue qui s’appuierait, sans le savoir, au mur d’un four seigneurial où cuirait le pain des mendiants.

– La Création ! dit-elle. Je sais que l’esprit humain ne peut la comprendre. J’ai même entendu dire qu’aucun homme ne pouvait rien comprendre parfaitement. Mais, Monsieur, parmi tant de mystères, il y en a un surtout qui me confond et me décourage. Voici, par exemple, une belle créature, innocente, malgré sa férocité, puisqu’elle est privée de raison. Pourquoi faut-il qu’elle soit, en même temps, privée de sa liberté ? Pourquoi les animaux souffrent-ils ? J’ai vu souvent maltraiter les bêtes et je me suis demandé comment Dieu pouvait supporter cette injustice exercée sur de pauvres êtres qui n’ont pas mérité, comme nous, leur châtiment.

– Ah ! Mademoiselle, il faudrait demander auparavant où est la limite de l’homme. Les zoologistes qui font leurs petites étiquettes à deux pas d’ici vous apprendraient exactement les particularités naturelles qui distinguent de toutes les espèces inférieures l’animal humain. Ils vous diraient que c’est tout à fait essentiel de n’avoir que deux pieds ou deux mains et de ne posséder, en naissant, ni des plumes ni des écailles. Mais cela ne vous expliquerait pas pourquoi ce malheureux tigre est prisonnier. Il faudrait savoir ce que Dieu n’a révélé à personne, c’est-à-dire quelle est la place de ce félin dans l’universelle répartition des solidarités de la Chute. On a dû vous enseigner, ne fût-ce qu’au catéchisme, qu’en créant l’homme, Dieu lui a donné l’empire des bêtes.