– Il paraît qu’on ne m’aurait pas reçu sans la lettre du proprio. C’est un peu vexant tout de même d’avoir besoin de la protection de ces jean-foutres qui se défient de l’ouvrier comme si c’était du caca… En revenant, j’ai patiné jusqu’à la Croix-rouge pour taper un copain qui fait des journées de quinze francs dans la piété. Encore un qui n’est pas large des épaules, celui-là ! Il m’a allongé trois francs et encore j’ai payé la seconde tournée. Il est temps que Clotilde nous vienne en aide. J’ai fait assez de sacrifices. Et puis, moi d’abord, je suis pour la politique et la rigolade et l’atelier commence à me faire de l’effet par en bas, zut !
Ici, la vieille fit entendre un nouveau soupir de colombe sépulcrale et dit :
– Quatre heures à deux francs, huit francs. Ça nous soutiendrait. Mais tu n’as pas peur que ce monsieur lui demande des choses trop difficiles ? Je te dis ça, mon Zidore, parce que je suis sa mère, à cet’ enfant. Il faudrait lui faire comprendre que c’est pour son bien. J’y en ai parlé ce matin. J’y ai dit que c’était pour se faire tirer en portrait par un grand artisse et ça lui a fichu le trac.
– Ah ! la sacrée garce ! Est-ce qu’elle va encore nous la faire à l’impératrice ? Attends un peu, je vas t’en fourrer de la dignité. Quand on n’a pas d’argent, on travaille pour en gagner et pour nourrir sa famille ; je ne connais que ça, moi !
Une rafale de silence vint couper le dialogue. Il semblait que ces deux êtres eussent peur de se refléter l’un dans l’autre, en trahissant les sales miroirs de leurs cœurs.
Chapuis se mit à bourrer sa pipe avec des gestes oratoires pendant que sa très digne femelle, toujours assise, les bras croisés et la tête légèrement inclinée sur l’épaule gauche, dans une attitude piaculaire d’hostie résignée, se tapotait du bout des doigts les os des coudes, en laissant flotter son regard dans la direction des cieux.
III
Le tabernacle était sinistre, éclairé par le livide plafond de ce ciel glacé de fin d’automne. Mais on peut supposer que le soleil rutilant des Indes l’aurait fait paraître encore plus horrible.
C’était la noire misère parisienne attifée de son mensonge, l’odieux bric-à-brac d’une ancienne aisance d’ouvriers bourgeois lentement démeublés par la noce et les fringales.
D’abord, un grand lit napoléonien qui avait pu être beau en 1810, mais dont les cuivres dédorés depuis les Cent Jours, le vernis absent, les roulettes percluses, les pieds eux-mêmes lamentablement rapiécés et les éraflures sans nombre attestaient la décrépitude. Cette couche sans délices, à peine garnie d’un matelas équivoque et d’une paire de draps sales insuffisamment dissimulés par une courte-pointe gélatineuse, avait dû crever sous elle trois générations de déménageurs.
Dans l’ombre de ce monument, qui remplissait le tiers de la mansarde, s’apercevait un autre matelas, moucheté par les punaises et noir de crasse, étalé simplement sur le carreau. De l’autre côté, un vieux voltaire, qu’on pouvait croire échappé au sac d’une ville, laissait émigrer ses entrailles de varech et de fil de fer, malgré l’hypocrisie presque touchante d’une loque de tapisserie d’enfant. Auprès de ce meuble que tous les fripiers avaient refusé d’acquérir, apparaissait, surmontée de son pot à eau et de sa cuvette, une de ces tables minuscules de crapuleux garnos qui font penser au Jugement dernier.
Enfin, au devant de l’unique fenêtre, une autre table ronde en noyer, sans luxe ni équilibre, que le frottement le plus assidu n’aurait pas fait resplendir, et trois chaises de paille dont deux presque entièrement défoncées. Le linge, s’il en restait, devait se fourrer dans une vieille malle poilue et cadenassée sur laquelle s’asseyaient parfois les visiteurs.
Tel était le mobilier, assez semblable à beaucoup d’autres dans cette joyeuse capitale de la bamboche et du désarroi.
Mais ce qu’il y avait de particulier et d’atroce, c’était la prétention de dignité fière et de distinction bourgeoise que la compagne sentimentale de Chapuis avait répandue, comme une pommade, sur la moisissure de cet effroyable taudis.
La cheminée, sans feu ni cendres, eût pu être mélancolique, malgré sa laideur, sans le grotesque encombrement de souvenirs et de bibelots infâmes qui la surchargeaient.
On y remarquait de petits globes cylindriques protégeant de petits bouquets de fleurs desséchées ; un autre petit globe sphérique monté sur une rocaille en béton conchylifère, où le spectateur voyait flotter un paysage de la Suisse allemande ; un assortiment de ces coquillages univalves dans lesquels une oreille poétique peut aisément percevoir le murmure lointain des flots ; et deux de ces tendres bergers de Florian, mâle et femelle, en porcelaine coloriée, cuits pour la multitude, on ne sait dans quelles manufactures d’ignominie.
À côté de ces œuvres d’art, se découvraient des images de dévotion, des colombes qui buvaient dans un calice d’or, des anges portant à brassées le « froment des élus », des premiers communiants très frisés, tenant des cierges dans du papier à dentelles, puis deux ou trois questions du jour : « Où est le chat ? Où est le garde champêtre ? » etc., inexplicablement encadrées dans des passe-partout.
Enfin des photographies d’ouvriers, de militaires ou de négociants respectables des deux sexes. Le nombre était incroyable de ces effigies qui montaient en pyramide jusqu’au plafond.
Çà et là, le long des murs, dans les intervalles des guenilles, quelques cadres étaient appendus. Évidemment, on se serait indigné de n’y pas trouver la fameuse gravure, si chère aux cœurs féminins, Enfin, seuls ! dans laquelle on ne s’arrête pas d’admirer un monsieur riche qui serre, décidément, dans ses bras, sous l’œil de Dieu, sa frémissante épousée.
Cette gravure de notaire ou de fille en carte était la gloire des Chapuis. Ils avaient amené un jour un cordonnier de Charenton pour la contempler.
Le reste, – d’effrayantes chromolithographies achetées aux foires ou délivrées dans les bazars populaires, – sans s’élever jusqu’à ce pinacle esthétique, ne manquait pas non plus d’un certain ragoût, et, surtout, de cette distinction plus certaine encore dont la mère Chapuis raffolait.
Cette gueuse minaudière était une des plus décourageantes incarnations de l’orgueil imbécile des femmes, et la carie contagieuse de cet « os surnuméraire », suivant l’expression de Bossuet, aurait fait reculer la Peste.
Elle était enfant naturelle d’un prince, disait-elle mystérieusement, d’un très noble prince, mort avant d’avoir pu la reconnaître. Elle n’avait jamais voulu dire le nom du personnage, ayant déclaré sa résolution d’ensevelir ce secret glorieux dans le plus intime de son cœur. Mais toutes ses hauteurs de chipie venaient de là.
Personne, bien entendu, n’avait entrepris la vérification de cette origine. Il fallait pourtant qu’il y eût quelque chose de vrai, car la quinquagénaire faisandée qui concubinait avec l’immonde Chapuis avait été une femme assez aristocratiquement belle, supérieure par comparaison aux milieux ouvriers dans lesquels elle avait toujours vécu.
Fille d’une ravaudeuse quelconque et d’un père inconnu, elle s’était trouvée, à dix-huit ans, soudainement accommodée d’une petite fortune et mariée presque aussitôt à un respectable industriel de la rue Saint-Antoine.
Il est vrai que l’éducation première avait manqué d’une façon indicible. Ayant à peine connu sa mère prématurément ravie à la prostitution clandestine, elle avait été recueillie et adoptée par une matelassière de Montrouge.
Cette marâtre, suscitée par l’influence probable du fameux « prince » l’éleva soigneusement, dans la rue. Elle n’aurait pu, d’ailleurs, lui conférer, avec des gifles quotidiennes, que sa personnelle expérience du crin végétal et de la filasse, initiation que ne mentionnait pas, sans doute, le programme d’études.
Elle envoya donc l’enfant à l’école où les acquisitions de ce jeune esprit ne dépassèrent pas, en plusieurs années, l’art d’écrire sans orthographe et de calculer sans exactitude. Mais la vase de divers égouts n’eut pas de secrets pour elle. Le biceps arithmétique ne devait se développer que plus tard, c’est-à-dire à l’arrivée de l’argent.
Lorsque ce visiteur fut annoncé, sous la réserve conditionnelle de l’acceptation d’un certain mari, la touchante vierge lacédémonienne, oublieuse des renards qui avaient pu ravager son flanc, découvrit en elle, tout à coup, les germes auparavant ignorés de la plus âpre vertu, et le négociant qui l’épousait, heureux d’une caissière légitime qui ferait prospérer son comptoir, n’en demanda pas davantage.
Elle devint, alors, la Bourgeoise, pour le temps et l’éternité.
Son langage, par bonheur, conserva la succulence faubourienne. Elle disait fort bien donnez-moi-z-en et allez-leur-z-y-dire. Mais, en même temps que changeait son destin, son âme se trouva miraculeusement purifiée de l’escafignon des rues de Paris et de la gravéolence des banlieues infâmes où s’étaient pourries les tristes fleurs de sa misérable enfance.
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