Assainissement et oubli complets.

En un mot, elle fut une épouse irréprochable, ah ! juste ciel ! et qui devait attirer, pour sûr, les bénédictions les plus rares sur la boutique de l’heureux époux qui ne comprenait pas son bonheur.

Naturellement, elle avait de la religion, parce qu’il est indispensable d’en avoir, quand on est « du monde bien », une religion raisonnable, cela va de soi, sans exagération ni fanatisme.

On était en plein règne de Louis-Philippe, roi citoyen, et c’était à peine si toutes les vaches universitaires ou philosophiques de cette époque lumineuse pouvaient suffire au vaccin qu’on inoculait à l’esprit français pour le préserver des superstitions de l’ancien régime.

Toutefois, la jeune madame Maréchal, – tel était le nom de cette chrétienne, – n’endurait pas les plaisanteries sur la piété, et son mari, qui adorait la gaudriole de Béranger, dut être souvent ramené, de façon sévère, au sentiment des convenances de sa position.

Car, il est temps de le déclarer, cette personne vraiment ineffable était, avant tout, une âme poétique. Le trésor de poésie qui gisait en elle lui avait été révélé par quelques Méditations de Lamartine, qu’elle appelait « son divin Alphonse », et par deux ou trois élégies farinières de Jean Reboul, telles que L’Ange et l’Enfant « Charmant enfant qui me ressemble… la terre est indigne de toi. » Quand elle eut une fille, après deux ans de mariage, ce bégueulisme s’exaspéra jusqu’à produire la plus haïssable et la plus rechignée de toutes les pécores. En conséquence, le quartier était unanime et n’avait qu’un cri pour célébrer l’impeccable rigidité de ses mœurs.

Une fois, pourtant, l’envié Maréchal surprit sa femme en compagnie d’un gentilhomme peu vêtu. Les circonstances étaient telles qu’il aurait fallu, non seulement être aveugle, mais sourd autant que la mort, pour conserver le plus léger doute.

L’austère matrone, qui le cocufiait avec un enthousiasme évidemment partagé, n’était pas assez littéraire pour lui servir le mot sublime de Ninon : « Ah ! vous ne m’aimez plus ! vous croyez ce que vous voyez et vous ne croyez pas ce que je vous dis ! » Mais ce fut presque aussi beau.

Elle marcha sur lui, gorge au vent, et d’une voix très douce, d’une voix profondément grave et douce, elle dit à cet homme stupéfait :

– Mon ami, je suis-t-en affaires avec Monsieur le Comte, allez donc servir vos pratiques, n’est-ce pas ? Après quoi elle ferma sa porte.

Et ce fut fini. Deux heures plus tard, elle signifiait à son mari de n’avoir plus à lui adresser la parole, sinon dans les cas d’urgence absolue, se déclarant lasse de condescendre jusqu’à son âme de boutiquier et bien à plaindre, en vérité, d’avoir sacrifié ses espérances de jeune fille à un malotru sans idéal qui avait l’indélicatesse de l’espionner. Elle n’oublia pas, en cette occasion, de rappeler sa naissance illustre.

À dater de ce jour, l’épouse exemplaire ne marcha plus qu’avec une palme de martyre et l’existence devint un enfer, un lac de très profonde amertume pour le pauvre cocu dompté qui se mit à boire et négligea ses affaires.

La vie est trop courte et le roman trop précaire pour que le poème de cette décadence commerciale puisse être ici raconté. Voici l’épilogue.

Au bout de quatre ans, la faillite était consommée, le mari enfermé dans un asile de gâteux, et, ruinée du même coup, la femme avec l’enfant logée d’une manière quelconque au fond du faubourg Saint-Jacques, où la clémence d’un créancier lui avait permis d’apporter quelques-uns de ses anciens meubles.

La martyre vécut là jusqu’en 1872, époque mémorable où elle fit la connaissance de Chapuis. Ses ressources étant nulles, elle subsista, néanmoins, assez confortablement, de ses travaux prétendus d’aiguille, qu’elle exécutait, il faut croire, à la satisfaction des personnes, puisqu’elle se disait accablée de commandes, quoique on ne la vit coudre que très rarement dans sa chambre. Mais il faut supposer aussi qu’elle s’exténuait en ville, car elle rentrait ordinairement fort tard et souvent même ne rentrait pas du tout.

La pauvre enfant grandissait comme elle pouvait dans une crainte horrible de sa mère, qui la contraignait quelquefois à passer la nuit pour l’attendre, ayant besoin, disait-elle, de trouver au logis des preuves d’affection et de dévouement, après une journée saintement accomplie dans le travail.

Cette petite fille, qui devint ainsi, peu à peu, une jeune fille et même une femme, bien que mal nourrie et plus mal vêtue, conserva longtemps une tremblante admiration pour sa mère, qui ne la battait pas trop, qui l’embrassait même, de loin en loin, dans des jours de crise maternelle et dont la mise, inquiétante pour une ouvrière, l’étonnait.

Elle croyait naïvement à la réalité des insondables souffrances de cette sacrilège farceuse qui la conduisait une fois par an sur la tombe de son père mort « sans repentir » et lui racontait, avec la voix des saintes veuves agonisantes, le châtiment rigoureux de cet impie qui avait méconnu et brisé son cœur.

La lumière vint plus tard, extrêmement tard, lorsque, travaillant elle-même d’une façon très réelle et très dure, et nourrissant à peu près sa mère qui commençait probablement à dégoûter le trottoir, elle la vit, lâchant tout à coup ses airs augustes, devenir la femelle et la concubine attitrée du sinistre voyou dont le seul aspect l’emplissait d’horreur.

La veuve Maréchal ainsi transformée en femme Chapuis, désignée même quelquefois sous le nom plus euphonique de mère Isidore, avait, dès lors, vieilli salement sous la botte active du chenapan qui l’assommait volontiers.

L’odieuse créature qui n’avait jamais aimé personne l’adorait inexplicablement, lui appartenait corps et âme, jouissait d’être rossée par lui et aurait fait calciner sa fille pour lui plaire. Elle n’était humble que devant lui, ayant gardé avec tous les autres ses anciennes manières d’autruche qui la faisaient exécrer.

Physiquement, elle était devenue hideuse, au désespoir du ruiné Chapuis, qui n’aurait pas abhorré de liciter sa tendre compagne, mais qui ne pouvait plus l’offrir désormais qu’en qualité de guenille bonne à laver les dalles des morts dans un hôpital de lépreux.

IV

La porte s’ouvrit enfin et Clotilde parut. Ce fut comme l’entrée d’avril dans la cale d’un ponton.

Clotilde Maréchal, « la fille à Isidore », comme on disait dans Grenelle, appartenait à la catégorie de ces êtres touchants et tristes dont la vue ranime la constance des suppliciés.

Elle était plutôt jolie que belle, mais sa haute taille, légèrement voûtée aux épaules par le poids des mauvais jours, lui donnait un assez grand air. C’était la seule chose qu’elle tînt de sa mère, dont elle était le repoussoir angélique, et qui contrastait avec elle en disparates infinies.

Ses magnifiques cheveux du noir le plus éclatant, ses vastes yeux de gitane captive, « d’où semblaient couler des ténèbres », mais où flottait l’escadre vaincue des Résignations, la pâleur douloureuse de son visage enfantin dont les lignes, modifiées par de très savantes angoisses ; étaient devenues presque sévères, enfin la souplesse voluptueuse de ses attitudes et de sa démarche lui avaient valu la réputation de posséder ce que les bourgeois de Paris appellent entre eux une tournure espagnole.

Pauvre Espagnole, singulièrement timide ! À cause de son sourire, on ne pouvait la regarder sans avoir envie de pleurer. Toutes les nostalgies de la tendresse – comme des oiselles désolées que le bûcheron décourage, – voltigeaient autour de ses lèvres sans malice qu’on aurait pu croire vermillonnées au pinceau, tellement le sang de son cœur s’y précipitait pour le baiser.

Ce navrant et divin sourire, qui demandait grâce et qui bonnement voulait plaire, ne pouvait être oublié, quand on l’avait obtenu par la plus banale prévenance.

En 1879, elle avait environ trente ans, déjà trente ans de misères, de piétinement, de désespoir ! Les roses meurtries de son adolescence de galère avaient été cruellement effeuillées par les ouragans, dans la vasque noire du mélancolique jardin de ses rêves, mais, quand même, tout un orient de jeunesse était encore déployé sur elle, comme l’irradiation lumineuse de son âme que rien n’avait pu vieillir.

On sentait si bien qu’un peu de bonheur l’aurait rendue ravissante et qu’à défaut de joie terrestre, l’humble créature aurait pu s’embraser peut-être, ainsi que la torche amoureuse de l’Évangile, en voyant passer le Christ aux pieds nus !

Mais le Sauveur, cloué depuis dix-neuf siècles, ne descend guère de sa Croix, tout exprès pour les pauvres filles, et l’expérience personnelle de l’infortunée Clotilde était peu capable de la fortifier dans l’espoir des consolations humaines.

Quand elle entra, la vue de Chapuis la fit reculer instinctivement. Ses jolies lèvres frémirent et elle parut sur le point de prendre la fuite. Cet homme était, en effet, le seul être qu’elle crût avoir le droit de haïr, ayant souffert par lui d’une épouvantable façon.

Elle referma la porte, cependant, et dit à sa mère, en jetant sur la table une pièce de cinquante centimes :

– Voilà tout ce que marraine a pu faire pour nous. Elle allait se mettre à table et son déjeuner sentait bien bon. Mais je savais que tu m’attendais, petite mère, et je n’aurais pas osé lui dire que j’avais très faim.

Isidore se mit à beugler.

– Ô la vache ! Et tu ne lui as pas foutu ça par la figure, à cet’ Héloïse du champ de navets, qui a gagné plus de cent mille francs à se mettre sur le dos avec sa sale carne à cochons ? Vrai ! t’es pas dégourdie, ma fille.

Il s’était levé de sa chaise pour dilater son gueuloir et la doléance apitoyée de la fin fut accompagnée d’une gesticulation de vieux paillasse, à décourager la muse de l’ignominie.

Les joues pâles de Clotilde étaient déjà pourpres et les sombres lacs de ses yeux si doux flamboyèrent.

– D’abord, cria-t-elle, je ne suis pas votre fille, Dieu merci et je vous défends de me parler comme si vous étiez mon père. Et puis, ma marraine est une honnête femme que vous n’avez pas le droit d’insulter. Elle nous a rendu assez de services, depuis longtemps. Si elle n’est pas plus généreuse aujourd’hui, c’est que vous l’avez dégoûtée par votre hypocrisie et votre fainéantise de pochard, entendez-vous ? J’en ai assez, moi aussi, de votre insolence et de vos méchancetés et si vous n’êtes pas content de ce que je vous dis, j’aurai bientôt fait de partir et de quitter cette baraque de malheur, quand je devrais mourir dans la rue !

La vieille, à son tour, s’élança entre les deux adversaires et profita de l’occasion pour dégainer le grand jeu pathétique inventé par elle, qui consistait à roucouler sur divers tons, en ramant de ses deux mains jointes, du haut en bas et d’Orient en Occident.

– Ô mon enfant ! est-ce ainsi que tu oses parler à celui que le ciel nous a envoyé pour adoucir les derniers jours de ta pauvre mère qui s’est sacrifiée pour toi ? Moi aussi, j’ai été belle dans ma jeunesse et j’aurais pu m’amuser comme tant d’autres, et courir le monde comme une fille de rien, si j’avais écouté le Tentateur. Mais j’ai su me ranger à mon devoir et je me suis immolée à ton père. Que le bon Dieu et tous ses saints me préservent d’accuser le malheureux devant sa fille ! Mais je prends le ciel à témoin des douleurs que m’a fait endurer cet homme sanguinaire qui se baignait dans mes larmes et se repaissait de mes tourments. Ce que mon cœur a souffert, c’est un secret que j’emporterai avec moi dans la tombe. Ô Clotilde ! épargne le cœur brisé de ta sainte mère. N’augmente pas son martyre. Respecte aussi les cheveux blancs de ce noble ami qui doit me fermer les yeux. Et toi, mon consolateur, mon dernier amour, pardonne à cette enfant qui ne te connaît pas. Montre-toi généreux pour qu’elle apprenne à te chérir et à t’adorer. Ô mon Zizi, ô ma Cloclo bien-aimée, vous m’abreuvez de fiel et d’absinthe, vous rouvrez toutes mes blessures, vos querelles redoublent en moi le désir de mon éternelle patrie, où les anges tressent ma couronne. Tuez-moi plutôt.