Elle avait des yeux où pétillait la gaieté la plus vive et la plus franche, excepté toutefois lorsqu'ils se remplissaient de larmes; et c'était bien trop souvent, car cette naïve créature aurait éclaté en sanglots pour la mort de son serin, pour une souris que le chat aurait étranglée au passage, ou pour une parole de réprimande, s'il se fût trouvé des gens d'un coeur assez dur pour lui en faire. Miss Pinkerton, cette rigide et irréprochable personne, avait cessé bien vite de la gronder, quoiqu'elle ne s'entendît guère plus en sensibilité qu'en algèbre; elle avait recommandé particulièrement à tous les maîtres de traiter miss Sedley avec la plus grande douceur. De la sévérité avec elle n'eût été qu'injustice.
Aussi, quand vint le jour du départ, miss Sedley, toujours entre le rire et les pleurs, se trouva fort embarrassée. Elle se réjouissait de retourner chez elle, et elle s'attristait encore plus de quitter sa pension. Pendant les trois jours qui précédèrent, Laura Martin ne la quittait pas plus qu'un petit chien. Elle eut à faire et à recevoir au moins quatorze présents, et à prendre quatorze engagements solennels d'écrire chaque semaine.
«Envoyez-moi mes lettres sous l'enveloppe de mon grand-père le comte de Dexter, dit miss Saltire, qui, soit dit en passant, était fort râpée.
—N'attendez pas la poste, mais écrivez-moi chaque jour, mon cher cœur,» dit l'impétueuse mais affectionnée miss Swartz.
Et la petite Laura Martin prit la main de son amie et la regardant d'un air sérieux:
«Amélia, dans mes lettres, je vous appellerai ma maman.»
(Eh bien, maître Jones 1, qui lisez ce livre à votre cercle, vous traitez, j'en suis sûr, tous ces détails de bouffonneries grotesques et de bavardage ultra-sentimental. Oui, je vous vois, maître Jones, tout réjoui, en tête à tête avec votre morceau de mouton et votre bouteille de vin, prendre votre crayon et écrire à la marge: Niaiseries, bavardages, etc., etc.... Voilà bien un de ces génies sublimes qui n'admirent que le grand, que l'héroïque, dans la vie comme dans les romans. Dans ce cas, il fera bien de prendre congé de nous et de tourner ses pas d'un autre côté. Ceci dit, nous poursuivons.)
Note 1: Ceci est un colloque entre l'auteur et le lecteur anglais. Le lecteur français n'a donc à y voir aucune personnalité à son endroit, et peut se livrer sans respect humain à tous les entraînements de la sensibilité. (Note du traducteur.)
Pendant que Sambo plaçait dans la voiture les fleurs, les présents, les malles et les boîtes à chapeaux de miss Sedley, ainsi qu'un coffre en cuir bien petit, bien usé, sur lequel miss Sharp avait très-proprement attaché son carton, et que M. Sambo tendit au cocher avec une grimace à laquelle celui-ci répondit par un rire d'intelligence, l'heure du départ arriva.
La douleur de ces derniers moments fut moins vive, grâce à l'admirable discours que miss Pinkerton adressa à son élève: non que ce discours de séparation disposât Amélia à des réflexions philosophiques ou qu'il l'eût armée de calme contre les épreuves de la vie, ce qui formait la conclusion du discours; mais c'est qu'il était d'une épaisseur, d'une prétention, d'un ennui qui dépassait toute limite, et miss Sedley craignait trop sa maîtresse de pension pour laisser percer aucune marque d'impatience. Un gâteau à l'anis, une bouteille de vin, furent apportés dans le salon, comme aux occasions solennelles des visites de parents. Après avoir pris sa part de ces rafraîchissements, miss Sedley put songer à partir.
«Voulez-vous entrer, Becky, et prendre congé de miss Pinkerton? dit miss Jemima à une jeune fille à laquelle personne ne faisait attention, et qui descendait l'escalier, tenant à la main son carton à bonnets.
—Je le dois,» dit miss Sharp avec un grand calme et au grand étonnement de miss Jemima.
Puis elle frappa à la porte, et, ayant reçu la permission d'entrer, elle s'avança sans la moindre hésitation et dit en français, avec la plus grande pureté d'accent: Mademoiselle, je viens vous faire mes adieux.
Miss Pinkerton ne comprenait rien au français, bien qu'elle dirigeât des élèves qui l'entendaient. Elle se mordit les lèvres, releva sa vénérable face ornée d'un nez à l'antique, et au sommet de laquelle se dessinait un large et majestueux turban.
«Miss Sharp, dit-elle, je vous souhaite le bonjour.»
Et, en parlant, la Sémiramis d'Hammersmith allongeait le bras comme en signe d'adieu et pour donner à miss Sharp l'occasion de serrer un des doigts de sa main, qui resta en route dans ce dessein.
Miss Sharp retira la main avec un sourire glacial et une profonde révérence, et refusa l'honneur qu'on voulait lui faire. A ce mouvement, le turban de la Sémiramis éprouva une secousse d'indignation telle qu'il n'en ressentit jamais de pareille. Dans le fait, c'était une petite lutte entre la jeune personne et la vieille matrone, et celle-ci avait le dessous.
«Le ciel vous bénisse, mon enfant! dit-elle en embrassant Amélia et en lançant un regard flamboyant à miss Sharp par-dessus l'épaule de la jeune fille.
—Sortez vite, Becky,» dit miss Jemima tout en émoi à la jeune personne, en la poussant hors du salon.
Et la porte se referma sur elle pour toujours.
Dans la cour commencèrent les scènes déchirantes du départ; les mots nous manquent pour une telle peinture. Tous les domestiques étaient réunis, toutes les bonnes amies, toutes les jeunes pensionnaires, et jusqu'au maître de danse qui venait d'arriver. Ce n'étaient que plaintes, embrassades, larmes et lamentations, sans oublier les crises nerveuses de miss Swartz, l'élève en chambre, qui, de sa fenêtre se livrait à des transports que la plume désespère de retracer; un cœur sensible saura gré qu'on lui fasse grâce de ces détails.
Les adieux sont finis, et nos voyageurs, ou plutôt miss Sedley a quitté ses amies; car, pour miss Sharp, elle était entrée sans bruit dans la voiture, et personne ne gémissait de la perdre.
Sambo ferma la portière sur sa jeune maîtresse en larmes, et grimpa derrière la voiture.
«Arrêtez! cria miss Jemima s'élançant vers la grille avec un paquet. Voici des sandwichs, ma chère, dit-elle à Amélia; vous pourriez avoir faim; et vous, Becky, Becky Sharp, voici un livre pour vous que ma sœur.... c'est-à-dire que je.... c'est ce dictionnaire de Johnson, vous savez bien; vous ne pouvez nous quitter sans cela. Bon voyage! En route, cocher. Dieu vous bénisse!»
Cette excellente créature rentra dans le jardin, vaincue par ses émotions; mais, au moment où le cocher fouettait les chevaux, miss Sharp montrait sa pâle figure à la portière et lançait le livre dans le jardin.
Miss Jemima pensa s'évanouir d'épouvante.
«Ah! je n'aurais jamais cru que l'audace....»
L'émotion l'empêcha de compléter sa phrase; la voiture roulait grand train, la grille était fermée, la cloche retentissait pour la leçon de danse. Et maintenant que le monde s'ouvre à nos deux jeunes filles, adieu à Chiswick Mall.
CHAPITRE II.
Où miss Sharp et miss Sedley se disposent à entrer en campagne.
A peine miss Sharp, accomplissant l'acte héroïque mentionné au dernier chapitre, eut-elle vu le dictionnaire rouler sur le sable du petit jardin et tomber aux pieds de l'étonnée miss Jemima, que la figure de la jeune fille, empreinte jusqu'alors de la pâleur de la haine, laissa percer un léger sourire qui n'était guère plus gracieux. Puis elle se jeta au fond de la voiture, et comme dégagée d'un grand poids:
«Bon voyage à son dictionnaire, dit-elle, et, grâce à Dieu, me voici hors de Chiswick.»
En présence de ce défi jeté si résolument, miss Sedley ne resta pas moins interdite que miss Jemima ne l'était de son côté. Elle venait de quitter sa pension depuis une minute au plus, et ce n'est pas dans un si court espace de temps que se dissipent les impressions de six années. Cela est si vrai que chez quelques personnes ces terreurs et ces effrois du jeune âge se conservent tout le reste de la vie. Je connais, par exemple, un vieux gentilhomme de soixante-huit ans qui me disait un matin à déjeuner, avec toutes les apparences d'une grande agitation: «La nuit dernière, j'ai rêvé que je recevais le fouet du docteur Raine.» Dans la durée d'un somme, son imagination l'avait fait remonter à une quarantaine d'années.
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