Le docteur Raine et son paquet de verges lui inspiraient encore à soixante-huit ans autant de terreur qu'ils lui en avaient causé à treize. Si le docteur avec son bouleau flexible se fût dressé devant lui en chair et en os, et bien qu'il marquât soixante et huit à l'horloge de la vie, lui eût dit de sa voix redoutée: Allons, drôle, mettez bas votre pantal....? Aussi miss Sedley resta toute stupéfaite de cet acte d'insubordination.
Enfin, «qu'avez-vous fait, Rebecca? dit-elle après une pause.
—Croyez-vous donc que miss Pinkerton va sortir pour m'ordonner de rentrer dans sa prison d'enfer, dit Rebecca en riant.
—Non, mais....
—J'exècre cette maison, continua miss Sharp emportée par sa colère; j'espère ne jamais la revoir. Je voudrais qu'elle fût au fond de la Tamise, et, si miss Pinkerton s'y trouvait, ce n'est certes pas moi qui irais l'y pêcher. J'aurais plaisir à la voir au milieu de l'eau avec son turban, ses jupes flottant à la suite, et son nez à l'avant, formant la proue du navire.
—Ciel! s'écria miss Sedley.
—Eh bien! votre nègre ira-t-il le lui dire? continua miss Rebecca en riant; qu'il descende s'il veut, et aille conter à miss Pinkerton que je la déteste de toute mon âme. Je voudrais qu'il en eût envie; je voudrais lui prouver mon aversion. Depuis deux ans, je n'ai reçu de sa part qu'insulte et outrage; j'ai été traitée par elle plus mal qu'une fille de cuisine. Jamais mot d'affection ni d'amitié, excepté de votre part. J'étais bonne pour soigner les petites filles de la basse classe et pour parler français aux jeunes demoiselles, jusqu'à m'en faire prendre en dégoût ma langue maternelle. Quant à parler français à miss Pinkerton, c'était le plus mauvais tour qu'on pût lui jouer. Elle n'y comprenait mot, et était trop fière pour l'avouer. C'est là, je crois, la cause de mon départ. J'en remercie le ciel, et cela me fait aimer le français. Vive la France! vive l'Empereur! vive Bonaparte!
—Ô Rebecca, Rebecca, quelle honte!» s'écria miss Sedley, car c'était le plus grand blasphème qui pût sortir de la bouche de Rebecca.
Dire alors en Angleterre: «Longue vie à Bonaparte!» était comme si l'on eût dit: «Longue vie à Lucifer!»
«Pouvez-vous bien avoir ces mauvaises pensées de vengeance et de haine?
—Si la vengeance est une mauvaise pensée, elle est au moins naturelle, repartit Rebecca, et je ne suis pas un ange.»
Elle ne mentait pas.
On a pu, en effet, remarquer que, dans cette conversation, miss Sharp a eu deux fois l'occasion de remercier le ciel; la première pour l'avoir délivrée de personnes qu'elle détestait, et, en second lieu, pour lui avoir fourni l'occasion de mettre ses ennemis dans l'embarras et de les couvrir de confusion. Ce ne sont pas là des motifs bien légitimes de reconnaissance envers le ciel, ni de ceux qui peuvent venir à l'esprit de personnes d'un caractère doux et bienveillant.
Miss Rebecca n'avait rien de doux ni de bienveillant dans le caractère. Tout le monde en usait mal avec elle, disait cette jeune misanthrope (il vaut mieux dire misogyne, car, pour le sexe masculin, on peut déclarer qu'elle en avait encore fort peu l'expérience); tout le monde en usait mal à son égard, disait-elle; cependant nous sommes disposés à croire que ces personnes de l'un ou de l'autre sexe qui sont les victimes de tout le monde n'ont en général que ce qu'elles méritent. Le monde est un miroir qui renvoie à chacun ses propres traits; si vous froncez le sourcil en le regardant, il vous jette un coup d'œil renfrogné. Riez, au contraire, avec lui, et il se montrera bon compagnon. Avis à vous, jeunes gens, pour régler votre choix. Si on négligeait miss Sharp, c'est qu'elle était connue pour n'avoir jamais rendu service à personne; on ne peut pas trouver vingt-quatre jeunes demoiselles toutes aussi aimables que l'héroïne de ce roman, miss Sedley, choisie précisément par nous comme la mieux douée de toutes; autrement rien au monde ne nous eût empêché de mettre à sa place miss Swartz ou miss Crump, ou miss Hopkins; on aurait eu tort d'espérer rencontrer chez tout le monde le caractère doux et aimable de miss Amélia Sedley, et cette bonne volonté à vaincre en toute circonstance les brusqueries et les rebuts de Rebecca.
Le père de miss Sharp était artiste, et, en cette qualité, avait donné des leçons de dessin dans la maison de miss Pinkerton. C'était un habile homme, bon vivant, bien réjoui, mais brouillé avec le travail. Ses plus grandes dispositions étaient à faire des dettes, et son faible le menait toujours à la taverne. Quand il avait bu, il était dans l'usage de battre sa femme et sa fille; et le lendemain matin, fatigué d'un grand mal de tête, il adressait ses injures à la foule insouciante de son génie, puis décochait ses traits non moins vifs et quelquefois bien ajustés, contre la sottise de ses confrères les peintres. Comme il était fort mal à l'aise pour subvenir à ses besoins, et que, dans Soho où il vivait, il devait de l'argent à un mille à la ronde, il pensa améliorer sa position en épousant une jeune femme, française d'origine et danseuse de profession. Miss Sharp ne parlait jamais de l'humble condition de sa mère; mais elle vantait beaucoup la noble et illustre famille des Entrechats, originaires de Gascogne, et tirait vanité d'appartenir à de tels ancêtres. Il est bon de constater que, plus elle avançait dans la vie, plus la race de cette jeune dame gagnait en noblesse et en illustration.
La mère de Rebecca avait fait son éducation on ne sait pas bien où, et sa fille parlait le français avec la pureté des Parisiens. C'était à cette époque une qualité précieuse, et qui valut à Rebecca son entrée chez l'austère miss Pinkerton; car, sa mère étant morte, son père, qui se trouvait lui-même dans un état désespéré, écrivit à miss Pinkerton, après sa troisième attaque de delirium tremens, une lettre pathétique où il mettait l'orpheline sous sa protection. Peu après il descendit dans la tombe, en laissant deux baillis se débattre sur son corps. Rebecca avait dix-sept ans lorsqu'elle vint à Chiswick. On la traita comme une pensionnaire à bourse entière. Elle était tenue de parler français, et jouissait en retour de l'avantage de vivre là sans rien payer; et même, moyennant une somme modique par an, elle recueillait des professeurs attachés à la maison quelques bribes d'enseignement.
Petite de taille, vive de tournure, elle était pâle et avait les cheveux d'un blond rouge.
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