La France contre les robots
GEORGES BERNANOS
La France
contre
les robots
et autres textes inédits
EDITIONS FRANCE LIBRE
PRÉFACE
Mon cher ami, c’est à vous et à votre chère et vaillante femme que je veux dédier ces pages, les dernières que j’écrirai au Brésil, après sept années d’exil. Je dis sept années parce que – mieux vaut peut-être le rappeler tout de suite – c’est en 1938 que j’ai quitté mon pays ; je dis sept années d’exil, car, après Munich, fussé-je resté en France, j’y aurais été aussi un exilé.
Voilà longtemps que nous nous connaissons, Rendu, et c’est pourtant aujourd’hui la première fois qu’il m’arrive de dire publiquement ce que je pense de vous. Dans les quatre volumes du Chemin de la Croix-des-Ames, votre nom n’est pas cité une fois. Je n’avais jamais pensé jusqu’ici à cette anomalie, et il est probable que vous n’y aviez pas pensé davantage. Lorsque deux bons ouvriers travaillent côte à côte, chacun d’eux ne pense qu’à sa propre besogne, parce qu’il sait que celle du voisin sera faite aussi consciencieusement que la sienne. Eh bien, Rendu, voilà le témoignage que je veux vous rendre d’abord. Je sais ce que c’est que le travail, le vrai, pas le travail d’amateur. Vous êtes un bon ouvrier, Rendu. Et votre chère femme est aussi une bonne ouvrière ; vous faites, à vous deux, comme aurait dit Péguy, un rude ménage ouvrier. Voilà précisément ce qui n’est pas du goût de tout le monde. On vous aurait pardonné de donner à notre pays de la camelote, de l’article de bazar, et vous lui avez fourni, au contraire, ce que les braves gens de chez nous appellent du bon, du solide, fait avec de vrais outils, de forts et loyaux outils, et qui pesaient le poids qu’il faut. Évidemment, lorsqu’un malheureux atteint de cette curieuse espèce d’anémie morale qui porte le nom de pétainisme, de cette bizarre décoloration de la conscience – la maladie des consciences pâles – vient vous déranger dans votre travail, s’approche trop près de l’établi, et que Mme Rendu lui laisse malicieusement tomber l’outil sur les pieds, le pauvre diable s’en va furieux. Tant pis pour le pauvre diable ! Tant pis pour les décolorés ! Nous trouvons que leur décoloration chronique a déjà coûté très cher à la France. C’est pour eux, pour leur santé, qu’elle est allée jadis à Munich. Elle aurait pu d’ailleurs s’épargner le voyage, car, deux ans plus tard, les décolorés étaient plus décolorés que jamais, la honte de l’armistice ne leur a même pas rendu de couleurs. La France s’occupera d’eux plus tard. Certes, nous ne doutons pas que notre pays reprenne un jour sa place traditionnelle à la tête de la civilisation – ou de ce qu’il en restera, de ce que les conférences en auront laissé ; mais elle a encore beaucoup de chemin à faire, et, lorsqu’on part pour une longue étape, on ne s’embarrasse pas de traînards et de mal fichus.
Cher ami, en m’adressant à vous, je pense à tous ceux qui ont fait, dans cette Amérique du Sud que je vais quitter, le même travail que vous. Je les salue de tout mon coeur. Vous étiez pour la plupart des hommes tranquilles et laborieux, attachés à leur métier, à leur négoce, à leur famille, et généralement peu soucieux de politique. La nouvelle de l’armistice vous a tous frappés de stupeur avant de vous enflammer de colère. Vous n’avez pas discuté l’armistice, vous avez refusé d’entrer dans les prétendues raisons de l’armistice. Vos adversaires en profitent pour vous accuser d’intransigeance, et même de fanatisme. Ils ont ainsi dupé un certain nombre de naïfs qui, dans le but de rassurer leur propre conscience, ne demandaient pas mieux que de vous croire aveuglés par la passion. Car vos pires ennemis, les pires ennemis de votre oeuvre, n’étaient pas ceux qui mettaient en doute votre désintéressement, votre sincérité, c’étaient ceux qui feignaient de rendre hommage à « vos illusions généreuses ». Les « illusions généreuses » ! Tout le monde sait ce que ces deux mots signifient aujourd’hui, traduits en patois yankee. On ne pouvait pas dire plus clairement que nous étions des imbéciles. Eh bien, Rendu, lorsque vous et vos amis refusiez d’entrer dans les raisons de l’armistice, ce n’était nullement parce que vous redoutiez d’être convaincus. Vous refusiez d’entrer dans ces raisons parce qu’elles ne valaient rien. Ce que vous opposiez au déshonneur, c’était d’abord, et avant tout, le bon sens – un jugement droit. Mais ce mot de droit n’en suggère-t-il pas un autre ? On ne saurait être à la fois droit et tordu.
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