Jamais un système n’a été plus fermé que celui-ci, n’a offert moins de perspectives de transformations, de changements, et les catastrophes qui s’y succèdent, avec une régularité monotone, n’ont précisément ce caractère de gravité que parce qu’elles s’y passent en vase clos. Qu’il s’intitule capitaliste ou socialiste, ce monde s’est fondé sur une certaine conception de l’homme, commune aux économistes anglais du XVIIIe siècle, comme à Marx ou à Lénine. On a dit parfois de l’homme qu’il était un animal religieux. Le système l’a défini une fois pour toutes un animal économique, non seulement l’esclave mais l’objet, la matière presque inerte, irresponsable, du déterminisme économique, et sans espoir de s’en affranchir, puisqu’il ne connaît d’autre mobile certain que l’intérêt, le profit. Rivé à lui-même par l’égoïsme, l’individu n’apparaît plus que comme une quantité négligeable, soumise à la loi des grands nombres ; on ne saurait prétendre l’employer que par masses, grâce à la connaissance des lois qui le régissent. Ainsi, le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain.
Cette conception, je le répète, est à la base de tout le système, et elle a énormément facilité l’établissement du régime en justifiant les hideux profits de ses premiers bénéficiaires. Il y a cent cinquante ans, tous ces marchands de coton de Manchester – Mecque du capitalisme universel – qui faisaient travailler dans leurs usines, seize heures par jour, des enfants de douze ans que les contremaîtres devaient, la nuit venue, tenir éveillés à coups de baguette, couchaient tout de même avec la Bible sous leur oreiller. Lorsqu’il leur arrivait de penser à ces milliers de misérables que la spéculation sur les salaires condamnait à une mort lente et sûre, ils se disaient qu’on ne peut rien contre les lois du déterminisme économique voulues par la Sainte Providence, et ils glorifiaient le Bon Dieu qui les faisait riches… Les marchands de coton de Manchester sont morts depuis longtemps, mais le monde moderne ne peut les renier, car ils l’ont engendré matériellement et spirituellement, ils l’ont engendré au Réalisme – dons le sens où saint Paul écrit à son disciple Timothée qu’il l’a engendré dans la grâce. Leur réalisme biblique, devenu athée, a maintenant des méthodes plus rationnelles. Le génie américain résout autrement qu’eux la question des salaires ; mais il faut avouer qu’en leur temps le matériel humain ne risquait pas de manquer, on n’avait, si j’ose dire, qu’à se baisser pour ramasser un affamé prêt à travailler à n’importe quel prix. La politique de production à outrance ménage aujourd’hui sa main-d’oeuvre, mais la furie de spéculation qu’elle provoque déchaîne périodiquement des crises économiques ou des guerres qui jettent à la rue des millions de chômeurs, ou des millions de soldats au charnier… Oh ! je sais bien que des journalistes, peu respectueux de leur public, prétendent distinguer entre ces deux sortes de catastrophes, mettant les crises économiques au compte du Système, et les guerres à celui des dictateurs. Mais le déterminisme économique est aussi bon pour justifier les crises que les guerres, la destruction d’immenses stocks de produits alimentaires en vue seulement de maintenir les prix comme le sacrifice de troupeaux d’hommes. N’est-ce pas le propre vice-président des États-Unis, M. Wallace, qui citait dernièrement, au tribunal de l’Histoire, les maîtres de la spéculation universelle, les chefs des grands trusts internationaux, les contrôleurs de marchés auxquels il faut une guerre tous les vingt ans ?
Ce qui fait l’unité de la civilisation capitaliste, c’est l’esprit qui l’anime, c’est l’homme qu’elle a formé. Il est ridicule de parler des dictatures comme de monstruosités tombées de la lune, ou d’une planète plus éloignée encore, dans le paisible univers démocratique. Si le climat du monde moderne n’était pas favorable à ces monstres, on n’aurait pas vu en Italie, en Allemagne, en Russie, en Espagne, des millions et des millions d’hommes s’offrir corps et âmes aux demi-dieux, et partout ailleurs dans le monde – en France, en Angleterre, aux États-Unis – d’autres millions d’hommes partager publiquement ou en secret la nouvelle idolâtrie. On n’observerait pas aujourd’hui encore ce curieux complexe d’infériorité qui, même sur le chemin de la victoire, semble frapper d’inhibition les Démocraties en face des régimes déjà déchus – ceux de Salazar ou de Franco – comme au temps honteux, inexpiable, de la guerre d’Éthiopie, ou à celui, plus abject encore, de la non-intervention espagnole.
Il est possible que ces vérités déplaisent. Lorsque, en vue de cet entretien, je commençais à les mettre en ordre sur le papier, la tentation m’est venue plus d’une fois de leur substituer quelques autres vérités incapables de choquer personne, inoffensives. Pour dominer cette tentation, ce n’est pas à mon pays que j’ai pensé d’abord – j’ai pensé aux amis de mon pays. Je dois ces vérités françaises aux Amis de mon pays. En les leur donnant, je n’ai pas la prétention de les détacher dès maintenant de certains préjugés faciles. Je leur demande de garder ces vérités dans quelque coin de leur cerveau, dans quelque repli de leur coeur, pour le jour où la France, écartant amis et ennemis, se montrera de nouveau telle qu’elle est, fera face ! Ils verront alors que je ne leur ai pas menti.
II
Notre peuple a le droit de se dire quitte envers les Démocraties. De 1914 à 1918, il leur a sacrifié deux millions de morts et les trois quarts de la fortune nationale. En 1939, elles lui ont demandé le sacrifice total. Je dis que les Démocraties ont demandé à notre peuple le sacrifice total, parce qu’il n’y a pas aujourd’hui, au Brésil comme ailleurs, un homme sensé pour refuser d’admettre que nous n’aurions pu attendre deux ans l’Angleterre, quatre ans l’Amérique, ayant sur les bras toute la machine de guerre allemande, et sans le concours de la Russie. Nos divisions auraient fondu l’une après l’autre, comme de la cire, dans ce Verdun colossal. Le rôle réservé à la France était d’ailleurs précisément celui d’une troupe qui se fait tuer pour donner aux réserves le temps d’arriver. Après quoi, quelques années plus tard, comme en 1925, nous aurions reçu la note des fournitures.
Notre peuple a le droit de se dire matériellement et moralement quitte envers les Démocraties, mais il sait aussi qu’un grand peuple chargé d’histoire n’est jamais quitte envers personne. Un grand peuple ne saurait se proclamer isolationniste sans se renier lui-même. Ce que notre peuple, ce que le peuple de la Résistance exige, ce qu’il a conquis par ses sacrifices et par ses martyrs, c’est le droit de reprendre les idées qu’il a jadis répandues largement dans le monde et que l’intérêt, la mauvaise foi, l’ignorance et la sottise ont exploitées, déformées, usées, au point qu’il ne les reconnaît plus lui-même.
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