La loyauté inflexible d’hommes tels que vous a dissipé ces équivoques. Il ne faut pas qu’elles se retrouvent un jour, sous une forme ou sous une autre, dans la conscience des futurs petits Français.

Georges Bernanos.

La France contre les robots

 

5 janvier 1945

I

Si le monde de demain ressemble à celui l’hier, l’attitude de la France sera révolutionnaire. Lorsqu’on s’en tient à certains aspects de la situation actuelle, cette affirmation peut paraître très audacieuse. Dans le moment même où j’écris ces lignes, les puissants rivaux qui se disputent, sur le cadavre des petites nations, le futur empire économique universel, croient déjà pouvoir abandonner, vis-à-vis de nous, cette ancienne politique expectative, qui a d’ailleurs toujours été celle des régimes conservateurs en face des révolutions commençantes. On dirait qu’une France libérée de l’ennemi les inquiète beaucoup moins que la France prisonnière, mystérieuse, incommunicable, sans regard et sans voix. Ils s’efforcent, ils se hâtent de nous faire rentrer dans le jeu – c’est-à-dire dans le jeu politique traditionnel dont ils connaissent toutes les ressources, et où ils se croient sûrs de l’emporter tôt ou tard, calculant les atouts qui leur restent et ceux que nous avons perdus. Il est très possible que cette manoeuvre retarde un assez long temps les événements que j’annonce. Il est très possible que nous rentrions dans une nouvelle période d’apaisement, de recueillement, de travail, en faveur de laquelle sera remis à contribution le ridicule vocabulaire, à la fois cynique et sentimental, de Vichy. Il y a beaucoup de manières, en effet, d’accepter le risque de la grandeur, il n’y en a malheureusement qu’une de le refuser. Mais qu’importe ! Les événements que j’annonce peuvent être retardés sans dommage. Nous devons même prévoir avec beaucoup de calme un nouveau déplacement de cette masse informe, de ce poids mort, que fut la Révolution prétendue nationale de Vichy. Les forces révolutionnaires n’en continueront pas moins à s’accumuler, comme les gaz dans le cylindre, sous une pression considérable. Leur détente, au moment de la déflagration, sera énorme.

 

Le mot de Révolution n’est pas pour nous, Français, un mot vague. Nous savons que la Révolution est une rupture, la Révolution est un absolu. Il n’y a pas de révolution modérée, il n’y a pas de révolution dirigée – comme on dit l’Économie dirigée. Celle que nous annonçons se fera contre le système actuel tout entier, ou elle ne se fera pas. Si nous pensions que ce système est capable de se réformer, qu’il peut rompre de lui-même le cours de sa fatale évolution vers la Dictature – la Dictature de l’argent, de la race, de la classe ou de la Nation – nous nous refuserions certainement à courir le risque d’une explosion capable de détruire des choses précieuses qui ne se reconstruiront qu’avec beaucoup de temps, de persévérance, de désintéressement et d’amour. Mais le système ne changera pas le cours de son évolution, pour la bonne raison qu’il n’évolue déjà plus ; il s’organise seulement en vue de durer encore un moment, de survivre. Loin de prétendre résoudre ses propres contradictions, d’ailleurs probablement insolubles, il paraît de plus en plus disposé à les imposer par la force, grâce à une réglementation chaque jour plus minutieuse et plus stricte des activités particulières, faite au nom d’une espèce de socialisme d’État, forme démocratique de la dictature. Chaque jour, en effet, nous apporte la preuve que la période idéologique est depuis longtemps dépassée, à New York comme à Moscou ou à Londres. Nous voyons la Démocratie impériale anglaise, la Démocratie ploutocratique américaine et l’Empire marxiste des Dominions Soviétiques sinon marcher la main dans la main – il s’en faut ! – du moins poursuivre le même but, c’est-à-dire maintenir coûte que coûte, fût-ce en ayant l’air de le combattre, le système à l’intérieur duquel ils ont tous acquis richesse et puissance. Car, à la fin du compte, la Russie n’a pas moins tiré profit du système capitaliste que l’Amérique ou l’Angleterre ; elle y a joué le rôle classique du parlementaire qui fait fortune dans l’opposition. Bref, les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique. Le dernier des imbéciles, en effet, peut comprendre que les techniques des gouvernements en guerre ne diffèrent que par de négligeables particularités, justifiées par les habitudes, les moeurs. Il s’agit toujours d’assurer la mobilisation totale pour la guerre totale, en attendant la mobilisation totale pour la paix totale. Un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté.

 

En parlant ainsi, je me moque de scandaliser les esprits faibles qui opposent aux réalités des mots déjà dangereusement vidés de leur substance, comme par exemple celui de Démocratie. Qu’importe ! Si vous êtes trop lâches pour regarder ce monde en face afin de le voir tel qu’il est, détournez les yeux, tendez les mains à ses chaînes. Ne vous rendez pas ridicules en prétendant y voir ce qui n’existe que dans votre imagination ou dans le bavardage des avocats. Ne commettez pas surtout l’infamie de lui prostituer le mot de révolution, ce mot religieux, ce mot sacré, tout ruisselant à travers les siècles du sang des hommes. Ne lui prostituez pas non plus le mot de progrès.