La Frontière
Maurice Leblanc
LA FRONTIÈRE
Première publication dans l’Excelsior
du 16 décembre 1910 au 23 janvier 1911
Première publication en volume Lafitte, septembre 1911
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
– Ça y est !
– Quoi ?
– Le poteau allemand… au rond-point de la Butte-aux-Loups.
– Eh bien ?
– Renversé.
– Non !
– Regarde toi-même.
Le vieux Morestal s’écarta. Sa femme sortit du salon et prit place devant le trépied qui supportait la longue-vue, à l’extrémité de la terrasse.
– Je n’aperçois rien, dit-elle au bout d’un instant.
– Tu ne vois pas un arbre plus haut que les autres, avec un feuillage plus clair ?
– Oui.
– Et à droite de cet arbre, un peu au-dessous, un espace vide entre des sapins ?
– Oui.
– C’est le rond-point de la Butte-aux-Loups, qui marque la frontière à cet endroit.
– Ah ! j’y suis… voilà… Par terre, n’est-ce pas ? couché dans l’herbe… absolument comme si l’orage de cette nuit l’avait déraciné…
– Que dis-tu ? On l’a bel et bien abattu à coups de hache… l’entaille est visible d’ici.
– En effet… en effet…
Elle se releva et, hochant la tête :
– C’est le troisième, cette année… Ça va encore faire des histoires.
– Eh ! quoi, s’écria-t-il, ils n’ont qu’à remplacer leur bout de bois par un poteau solide.
Et il ajouta, d’un ton d’orgueil :
– Le poteau français qui est à deux mètres de là ne bouge pas, lui !
– Parbleu ! il est en fonte et scellé dans la pierre.
– Qu’ils en fassent autant ! Ce n’est pas l’argent qui leur manque… Avec les cinq milliards qu’ils nous ont volés !… Non, mais tout de même… le troisième en huit mois… Comment vont-ils prendre la chose, de l’autre côté des Vosges ?
Il ne pouvait dissimuler le sentiment ironique et joyeux qui le remplissait d’aise, et il allait et venait sur la terrasse en frappant des pieds, très fort.
Mais, s’approchant soudain de sa femme, il la saisit par le bras et prononça d’une voix sourde :
– Veux-tu savoir le fond de ma pensée ?
– Oui.
– Eh bien, tout ça finira mal.
– Non, déclara paisiblement la vieille dame.
– Comment, non ?
– Voilà trente-cinq ans que nous sommes mariés, et, depuis trente-cinq ans, tous les huit jours, tu me dis que ça finira mal. Alors, tu comprends…
Elle lui tourna le dos et rentra dans le salon où elle se mit à épousseter les meubles avec un plumeau.
Il haussa les épaules.
– Oh ! toi, évidemment, tu es la mère tranquille. Rien ne t’émeut. Pourvu que tes armoires soient en ordre, ton linge au complet, et tes confitures dans leurs pots !… Tu ne devrais pourtant pas oublier qu’ils ont tué ton pauvre père.
– Je ne l’oublie pas… Seulement, que veux-tu, il y a plus de quarante ans…
– C’était hier, dit-il à voix basse, hier, pas plus tard qu’hier…
– Tiens, voilà le facteur, dit-elle, se hâtant de changer la conversation.
On entendait en effet un pas lourd du côté des fenêtres qui donnaient sur le jardin. Le marteau de la porte, au rez-de-chaussée, retentit. Un instant après, Victor, le domestique, apportait le courrier.
– Ah ! dit Mme Morestal, une lettre du fils… Ouvre-la donc, je n’ai pas mes lunettes… Sans doute, il nous confirme son arrivée pour ce soir, puisqu’il devait quitter Paris ce matin.
– Pas du tout ! s’écria M. Morestal, qui parcourait la lettre. Philippe et sa femme ont conduit leurs deux fils chez des amis à Versailles, et ils sont partis avec l’intention de coucher le soir au ballon de Colnard, d’assister au lever du soleil, et de faire la route à pied, le sac au dos. À midi, ils seront ici.
Elle s’affola.
– Et l’orage ! L’orage de cette nuit ?
– Mon fils s’en moque de l’orage. C’est un gaillard qui en a vu bien d’autres. Il est onze heures. Dans une heure nous l’embrasserons.
– Mais c’est impossible ! Rien n’est prêt pour les recevoir.
Elle se mit à l’œuvre sur-le-champ avec toute son activité de petite vieille, un peu trop grosse, un peu lasse, mais alerte encore, et si méthodique, si ordonnée, qu’elle ne risquait pas un mouvement qui ne fût indispensable et ne lui apportât un avantage immédiat.
Lui, il reprit sa promenade entre la terrasse et le salon. Il marchait à grands pas égaux, le buste droit, les mains dans les poches de son veston, un veston de jardinier en coutil bleu, d’où l’on voyait émerger la pointe d’un sécateur et le tuyau d’une pipe. Il était haut de taille, épais d’encolure, et son visage, au teint coloré, semblait jeune encore, malgré le collier de barbe blanc qui l’encadrait.
– Ah ! s’écria-t-il, ce bon Philippe, quelle joie ! Il y a trois ans déjà qu’on ne s’est vu. Parbleu ! depuis sa nomination à Paris comme professeur d’histoire. Bigre, en voilà un qui a fait son chemin ! Ce que nous allons le soigner pendant ces quinze jours ! De la marche… de l’exercice… Eh ! quoi, c’est un homme de plein air, comme le vieux Morestal !
Il se mit à rire :
– Sais-tu ce qu’il lui faudrait ? Six mois de bivouac du côté de Berlin.
– Je suis tranquille, déclara-t-elle, il a passé par l’École normale. En temps de guerre, les professeurs ne quitteront pas leur garnison.
– Qu’est-ce que tu chantes ?
– C’est l’instituteur qui me l’a dit.
Il sursauta.
– Comment tu lui adresses encore la parole, à ce pleutre-là ?
– C’est un très brave homme, assura-t-elle.
– Lui, un brave homme ! avec de pareilles théories !
Elle s’empressa de sortir pour éviter la bourrasque. Mais Morestal était lancé :
– Oui, oui, des théories ! Je maintiens le mot… des théories ! Comme conseiller d’arrondissement, comme maire de Saint-Élophe, j’ai le droit d’assister à ses leçons. Ah ! tu n’imagines pas !… Il a une manière d’enseigner l’histoire de France !… De mon temps, les héros, c’était le chevalier d’Assas, c’était Bayard, c’était La Tour D’Auvergne, tous ces bougres qui ont illustré un pays. Aujourd’hui, c’est Mossieu Étienne Marcel, Mossieu Dolet… Ah ! elles sont propres, leurs théories.
Il barra le chemin à sa femme qui rentrait, et lui jeta au visage :
– Sais-tu pourquoi Napoléon a perdu la bataille de Waterloo ?
– Impossible de retrouver le bol à café au lait, dit Mme Morestal, tout entière à ses occupations.
– Eh bien, demande-le à ton instituteur, il te donnera sur Napoléon les théories du jour.
– Je l’avais mis moi-même sur ce bahut.
– Mais voilà, on s’ingénie à déformer l’esprit des enfants.
– Ça dépare ma douzaine.
– Ah ! je te jure bien qu’autrefois nous l’aurions fichu à l’eau, notre maître d’école, s’il avait osé… Mais fichtre, la France avait alors sa place au soleil. Et quelle place ! C’était l’époque de Solférino !… de Magenta !… On ne se contentait pas alors de démolir les poteaux des frontières… on les franchissait, les frontières, et au pas de course…
Il s’arrêta, hésitant, l’oreille tendue. Des sonneries de trompettes retentissaient au loin, sautaient de vallon en vallon, doublées et triplées par l’obstacle des grands rochers de granit, et se dispersaient de droite et de gauche comme étouffées par l’ombre des forêts.
Il murmura, tout ému :
– Le clairon français…
– Tu es sûr ? dit-elle.
– Oui, il y a des troupes d’alpins en manœuvre… une compagnie de Noirmont… Écoute… écoute… Quelle gaieté !… Quelle crânerie ! Ah ! à deux pas de la frontière, ça prend une allure…
Elle écoutait aussi, pénétrée de la même émotion, et elle dit avec anxiété :
– Est-ce que tu crois vraiment que la guerre soit possible ?
– Oui, répondit-il, je le crois.
Ils se turent un instant. Et Morestal reprit :
– C’est un pressentiment chez moi… Ça va recommencer comme en 70… Et pour sûr, j’espère bien, cette fois…
Elle déposa son bol à café qu’elle avait découvert dans un placard et, s’appuyant au bras de son mari :
– Dis donc, le fils arrive… avec sa femme, qui est une bonne femme, que nous aimons bien… Je voudrais que la maison soit jolie pour les recevoir, gaie, pleine de fleurs… Va cueillir les plus belles de ton jardin.
Il sourit.
– Autant dire que tu me trouves un peu rengaine, hein ? Que veux-tu ? Je le serai jusqu’au dernier jour. La blessure est trop profonde pour jamais se fermer.
Ils se regardèrent un moment, avec une grande douceur, comme deux vieux compagnons de voyage qui, de temps en temps, sans raison très précise, s’arrêtent, mêlent leurs yeux et leurs pensées, et repartent.
Il lui dit :
– Faut-il couper mes roses… mes Gloires de Dijon ?
– Oui.
– Allons-y ! Soyons héroïque.
Morestal, fils et petit-fils de riches paysans, avait décuplé la fortune de ses pères en fondant une scierie mécanique à Saint-Élophe, gros bourg voisin. C’était un homme tout d’une pièce, comme il disait, « sans double fond, rien dans les mains, rien dans les poches »… quelques idées morales directrices, aussi simples et aussi vieilles que possible, et ces quelques idées soumises elles-mêmes à un sentiment qui dominait toute sa vie et réglait tous ses actes, l’amour du pays. Sentiment qui, chez Morestal, signifiait le regret du passé, la haine du présent, et surtout l’âpre souvenir de la défaite.
Devenu maire de Saint-Élophe, puis conseiller d’arrondissement, il avait vendu son usine et s’était fait construire, en vue de la frontière et sur l’emplacement d’un moulin en ruines, une maison spacieuse, dessinée selon ses plans, et bâtie, pour ainsi dire, en sa présence. Les Morestal y vivaient depuis une dizaine d’années, avec deux domestiques, Victor, brave homme tout rond, à face réjouie, et Catherine, servante bretonne qui avait nourri Philippe.
Ils voyaient peu de monde en dehors de quelques amis, dont les plus assidus étaient le commissaire spécial du gouvernement, Jorancé, et sa fille Suzanne.
Le Vieux-Moulin occupait le sommet arrondi d’une colline aux pentes de laquelle s’étageaient d’assez vastes jardins que Morestal cultivait avec une véritable passion. Un haut mur, garni sur le faîte d’un treillis de fer hérissé de pointes, entourait la propriété. Une source jaillissait de place en place et retombait en cascades au creux de rochers que décoraient des plantes sauvages, de la mousse et des capillaires.
Morestal cueillit une moisson de fleurs, dévasta sa roseraie, immola toutes les Gloires de Dijon dont il était si fier, et revint au salon où il disposa lui-même les bouquets dans de grands vases de cristal.
La pièce, sorte de hall situé au centre de la maison, avec des poutres de bois apparentes et une énorme cheminée où luisaient des cuivres, la pièce était claire et joyeuse, ouverte sur les deux façades ; à l’est, sur la terrasse, par une longue baie ; à l’occident, par deux fenêtres, sur le jardin qu’elle dominait de la hauteur d’un premier étage.
Au mur s’étalaient des cartes d’état-major, des cartes du ministère de l’Intérieur, des cartes de cantons. Il y avait un râtelier de chêne qui portait douze fusils, tous semblables et d’un modèle récent.
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