À côté, clouées à même le bois, grossièrement cousues les unes aux autres, salies, usées, lamentables, trois loques bleu, blanc, rouge.

– Ça fait bon effet, tout cela, qu’en dis-tu ? conclut-il, comme si sa femme eût été dans le salon. Maintenant, je crois qu’une bonne pipe…

Il sortit sa blague, des allumettes et, traversant la terrasse, il s’appuya contre la balustrade de pierre qui la bordait.

Des vallons et des collines se mêlaient en courbes harmonieuses, toutes vertes, par endroits, du vert allègre des pâturages, toutes sombres du vert mélancolique des sapins et des mélèzes.

Au-dessous de lui, à trente ou quarante pieds, passait la route qui monte de Saint-Élophe au Vieux-Moulin. Elle contournait les murs, puis redescendait jusqu’à l’Étang-des-Moines, dont elle suivait la rive gauche. Interrompue soudain, elle se continuait en un mauvais sentier que l’on voyait au loin, dressé comme une échelle contre un rempart, et qui s’engageait dans une coupure étroite, entre deux montagnes d’aspect plus âpre, de forme plus heurtée que les paysages ordinaires des Vosges. C’était le col du Diable, situé à quinze cents mètres et au niveau du Vieux-Moulin.

Quelques bâtisses s’accrochaient à l’un des versants du col, la ferme Saboureux. De la ferme Saboureux à la Butte-aux-Loups, que l’on apercevait sur la gauche, si l’on suivait une ligne dont Morestal connaissait tous les points de repère, toutes les sinuosités invisibles, toutes les montées et toutes les descentes, on discernait et l’on devinait la frontière.

– La Frontière, murmura-t-il… La Frontière ici… à vingt-cinq lieues du Rhin… en pleine France !

Chaque jour, et dix fois par jour, il se torturait ainsi à la contempler, la ligne implacable et douloureuse, et, au-delà d’elle, par des échappées que son imagination découpait à même les Vosges, il évoquait, dans la brume de l’horizon, la plaine allemande.

Et cela aussi, il se le répétait, et il se le répéta cette fois comme les autres, avec une amertume que les années ne calmaient point.

– La plaine allemande… les collines allemandes… tout ce pays d’Alsace où je me promenais, enfant… le Rhin français, qui était mon fleuve et celui de mes pères. Deutschland… Deutsches Rhein…

Un sifflement léger le fit tressaillir. Il se pencha vers l’escalier qui gravissait la terrasse, taillé en plein roc, et par lequel ceux qui venaient de la frontière entraient souvent chez lui pour éviter le tournant de la route. Il n’y avait personne, et personne non plus en face, sur le talus, enchevêtré d’arbustes et de fougères.

Et le même bruit recommença, discret, sournois, formé des mêmes modulations.

– C’est lui… c’est lui… pensa M. Morestal, avec un sentiment de gêne.

Une tête jaillit entre les buissons, une tête où tous les os saillaient, rejoints par des muscles en relief, ce qui lui donnait l’air d’une tête de pièce anatomique. Sur l’os du nez, des lunettes de cuivre. Au travers du visage, comme une balafre, la bouche édentée, grimaçante.

– Encore toi, Dourlowski.

– Je peux venir ? fit l’homme.

– Non… non… tu es fou…

– Ça presse.

– Impossible… Et puis, tu sais, je ne veux plus. Je te l’ai déjà dit…

Mais l’homme insistait :

– Ce serait pour ce soir, pour cette nuit… C’est un soldat de la garnison de Bœrsweilen… Il ne veut plus porter l’uniforme allemand.

– Un déserteur… j’en ai assez… fiche-moi la paix.

– Faites pas le méchant, monsieur Morestal… Réfléchissez… Tenez, on se retrouvera vers quatre heures, au col, près de la ferme Saboureux… comme la dernière fois… Je vous attends. On causera… et c’est bien le diable…

– Silence ! fit Morestal.

Une voix criait du salon :

– Les voilà, monsieur, les voilà !

C’était le domestique, et Mme Morestal accourut également et dit :

– Qu’est-ce que tu fais donc là ? Avec qui parlais-tu ?

– Avec personne.

– Mais si, j’entendais…

– Non, je t’assure…

– Ah ! j’avais cru… Et bien, tu sais, tu avais raison… Il est midi, et les voilà tous deux.

– Philippe et Marthe ?

– Oui, ils arrivent. Ils sont presque à l’entrée du jardin. Dépêchons-nous…

CHAPITRE II
 

Il n’a pas changé… Toujours son teint frais… Les yeux un peu fatigués, peut-être… mais la mine est bonne…

– Avez-vous fini de m’éplucher tous les deux ? dit Philippe en riant. Quelle inspection ! Embrassez plutôt ma femme.

Marthe se jeta dans les bras de Mme Morestal, puis dans les bras de son beau-père, et, à son tour, elle fut examinée des pieds à la tête.

– Oh ! oh ! la figure est moins pleine… Nous avons besoin de nous refaire… Mais ce que vous êtes trempés, mes pauvres enfants !

– Nous avons reçu tout l’orage, dit Philippe.

– Et savez-vous ce qui m’est arrivé ? dit Marthe, j’ai eu peur ! Oui, peur, comme une fillette… et je me suis évanouie… Et Philippe a dû me porter… pendant une demi-heure au moins…

– Hein ! dit le vieux Morestal à sa femme… pendant une demi-heure ! Toujours solide, le garçon. Et tes fils, pourquoi ne les as-tu pas amenés ? C’est dommage. Deux braves petits gosses, je suis sûr. Et bien élevés… Je connais Marthe ! Quel âge ont-ils ? Dix ans, n’est-ce pas, et neuf ans ? À propos, la mère a préparé deux chambres. On fait donc chambre à part, maintenant ?

– Oh ! non, dit Marthe, ici seulement… Philippe veut se lever au petit jour et battre les grands chemins… tandis que moi, j’ai besoin de repos.

– Parfait ! parfait ! Conduis-les, la mère… et sitôt prêts, à table, les enfants Le déjeuner fini, je prends la voiture et je vais chercher les malles à Saint-Élophe, où la diligence du chemin de fer les apportera. Et si je rencontre mon ami Jorancé, je le ramène. Il doit être tout triste. Sa fille est partie ce matin pour Lunéville. Mais elle m’a dit qu’elle vous avait écrit…

– Oui, oui, fit Marthe. Suzanne m’a écrit l’autre jour. Elle non plus n’est pas gaie de partir.

 

Deux heures plus tard, Philippe et sa femme s’installaient dans deux jolies chambres voisines, situées au second étage, et qui avaient vue sur le côté français. Marthe se jetait sur son lit et s’endormait presque aussitôt, tandis que son mari, accoudé à la fenêtre, regardait le paisible vallon où s’étaient écoulés les jours les plus heureux de son enfance.

C’était là-bas, au bourg de Saint-Élophe-la-Côte, dans le modeste logis que ses parents habitaient avant le Vieux-Moulin. Interne au collège de Noirmont, il passait au village d’enthousiastes vacances à jouer ou bien à courir les Vosges en compagnie de son père – papa Trompette, comme il l’appelait, en raison de toutes les trompettes, clairons, cors et cornets, qui constituaient avec des tambours de tous les modèles, avec des épées et des poignards, des casques et des cuirasses, des fusils et des pistolets, les seuls cadeaux que connût son jeune âge. Un peu sévère, Morestal, un peu trop attaché à ce qui concernait les principes, les usages, la discipline, l’exactitude, un peu emporté, mais si bon, et sachant si bien se faire aimer de son fils, d’une affection si respectueuse et si franche !

La seule fois qu’ils se heurtèrent, ce fut le jour où Philippe, alors élève de philosophie, annonça son intention de poursuivre ses études au-delà du baccalauréat et d’entrer à l’École Normale. Tout le rêve du père s’écroulait, son beau rêve de voir Philippe en uniforme, des soutaches d’or à la manche de son dolman, le sabre au côté.

Choc véhément et douloureux où Morestal, stupéfait, se trouva en face d’un Philippe obstiné, réfléchi, maître de lui, et fermement résolu à conduire sa vie comme il l’entendait et selon ses propres aspirations.